Une vie

(Maupassant, Guy de)
1883

 

 


Note : Guy de Maupassant (1850-1893) a commencé la rédaction de son premier roman " Une Vie " en 1877, après en avoir soumis le plan à son maître et ami Gustave Flaubert. Ce roman ne fut publié qu'en 1883. Il décrit la vie de Jeanne, ses joies simples et ses tristes amours, les moeurs des aristocrates, du clergé et des paysans au début du dix-neuvième siècle, dans le cadre des plaines et de la côte Normande.


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Jeanne, ayant fini ses malles, s'approcha de la fenêtre, mais la pluie ne cessait pas.

L'averse, toute la nuit, avait sonné contre les carreaux et les toits. Le ciel bas et chargé d'eau semblait crevé, se vidant sur la terre, la délayant en bouillie, la fondant comme du sucre. Des rafales passaient pleines d'une chaleur lourde. Le ronflement des ruisseaux débordés emplissait les rues désertes où les maisons, comme des éponges, buvaient l'humidité qui pénétrait au-dedans et faisait suer les murs de la cave au grenier.

Jeanne, sortie la veille du couvent, libre enfin pour toujours, prête à saisir tous les bonheurs de la vie dont elle rêvait depuis si longtemps, craignait que son père hésitât à partir si le temps ne s'éclaircissait pas, et pour la centième fois depuis le matin elle interrogeait l'horizon.

Puis elle s'aperçut qu'elle avait oublié de mettre son calendrier dans son sac de voyage. Elle cueillit sur le mur le petit carton divisé par mois, et portant au milieu d'un dessin la date de l'année courante 1819 en chiffres d'or. Puis elle biffa à coups de crayon les quatre premières colonnes, rayant chaque nom de saint jusqu'au 2 mai, jour de sa sortie du couvent.

Une voix, derrière la porte, appela : " Jeannette ! "

Jeanne répondit : " Entre, papa. " Et son père parut.

Le baron Simon-Jacques Le Perthuis des Vauds était un gentilhomme de l'autre siècle, maniaque et bon. Disciple enthousiaste de J.-J. Rousseau, il avait des tendresses d'amant pour la nature, les champs, les bois, les bêtes.

Aristocrate de naissance, il haïssait par instinct quatre-vingt-treize ; mais philosophe par tempérament, et libéral par éducation, il exécrait la tyrannie d'une haine inoffensive et déclamatoire.

Sa grande force et sa grande faiblesse, c'était la bonté, une bonté qui n'avait pas assez de bras pour caresser, pour donner, pour étreindre, une bonté de créateur, éparse, sans résistance, comme l'engourdissement d'un nerf de la volonté, une lacune dans l'énergie, presque un vice.

Homme de théorie, il méditait tout un plan d'éducation pour sa fille, voulant la faire heureuse, bonne, droite et tendre.

Elle était demeurée jusqu'à douze ans dans la maison, puis, malgré les pleurs de la mère, elle fut mise au Sacré-Coeur.

Il l'avait tenue là sévèrement enfermée, cloîtrée, ignorée et ignorante des choses humaines. Il voulait qu'on la lui rendît chaste à dix-sept ans pour la tremper lui-même dans une sorte de bain de poésie raisonnable ; et, par les champs, au milieu de la terre fécondée, ouvrir son âme, dégourdir son ignorance à l'aspect de l'amour naïf, des tendresses simples des animaux, des lois sereines de la vie.

Elle sortait maintenant du couvent, radieuse, pleine de sèves et d'appétits de bonheur, prête à toutes les joies, à tous les hasards charmants que dans le désoeuvrement des jours, la longueur des nuits, la solitude des espérances, son esprit avait déjà parcourus.

Elle semblait un portrait de Véronèse avec ses cheveux d'un blond luisant qu'on aurait dit avoir déteint sur sa chair, une chair d'aristocrate à peine nuancée de rose, ombrée d'un léger duvet, d'une sorte de velours pâle qu'on apercevait un peu quand le soleil la caressait. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu opaque qu'ont ceux des bonshommes en faïence de Hollande.

Elle avait, sur l'aile gauche de la narine, un petit grain de beauté, un autre à droite, sur le menton, où frisaient quelques poils si semblables à sa peau qu'on les distinguait à peine. Elle était grande, mûre de poitrine, ondoyante de la taille. Sa voix nette semblait parfois trop aiguë ; mais son rire franc jetait de la joie autour d'elle. Souvent, d'un geste familier, elle portait ses deux mains à ses tempes comme pour lisser sa chevelure.

Elle courut à son père et l'embrassa, en l'étreignant : " Eh bien, partons-nous ? " dit-elle.

Il sourit, secoua ses cheveux déjà blancs, et qu'il portait assez longs, et, tendant la main vers la fenêtre :

" Comment veux-tu voyager par un temps pareil ? "

Mais elle le priait, câline et tendre : " Oh ! papa, partons, je t'en supplie. Il fera beau dans l'après-midi.

-- Mais ta mère n'y consentira jamais.

-- Si, je te le promets, je m'en charge.

-- Si tu parviens à décider ta mère, je veux bien, moi. "

Et elle se précipita vers la chambre de la baronne. Car elle avait attendu ce jour du départ avec une impatience grandissante.

Depuis son entrée au Sacré-Coeur elle n'avait pas quitté Rouen, son père ne permettant aucune distraction avant l'âge qu'il avait fixé. Deux fois seulement on l'avait emmenée quinze jours à Paris, mais c'était une ville encore, et elle ne rêvait que la campagne.

Elle allait maintenant passer l'été dans leur propriété des Peuples, vieux château de famille planté sur la falaise près d'Yport ; et elle se promettait une joie infinie de cette vie libre au bord des flots. Puis il était entendu qu'on lui faisait don de ce manoir, qu'elle habiterait toujours lorsqu'elle serait mariée.

Et la pluie, tombant sans répit depuis la veille au soir, était le premier gros chagrin de son existence.

Mais, au bout de trois minutes, elle sortit, en courant, de la chambre de sa mère, criant par toute la maison : " Papa, papa ! maman veut bien ; fais atteler. "

Le déluge ne s'apaisait point ; on eût dit même qu'il redoublait quand la calèche s'avança devant la porte.

Jeanne était prête à monter en voiture lorsque la baronne descendit l'escalier, soutenue d'un côté par son mari, et, de l'autre, par une grande fille de chambre forte et bien découplée comme un gars. C'était une Normande du pays de Caux, qui paraissait au moins vingt ans, bien qu'elle en eût au plus dix-huit. On la traitait dans la famille un peu comme une seconde fille, car elle avait été la soeur de lait de Jeanne. Elle s'appelait Rosalie.

Sa principale fonction consistait d'ailleurs à guider les pas de sa maîtresse devenue énorme depuis quelques années par suite d'une hypertrophie du coeur dont elle se plaignait sans cesse.

La baronne atteignit, en soufflant beaucoup, le perron du vieil hôtel, regarda la cour où l'eau ruisselait et murmura : " Ce n'est vraiment pas raisonnable. "

Son mari, toujours souriant, répondit : " C'est vous qui l'avez voulu, madame Adélaïde. "

Comme elle portait ce nom pompeux d'Adélaïde, il le faisait toujours précéder de " madame " avec un certain air de respect un peu moqueur.

Puis elle se remit en marche et monta péniblement dans la voiture dont tous les ressorts plièrent. Le baron s'assit à son côté, Jeanne et Rosalie prirent place sur la banquette à reculons.

La cuisinière Ludivine apporta des masses de manteaux qu'on disposa sur les genoux, plus deux paniers qu'on dissimula sous les jambes ; puis elle grimpa sur le siège à côté du père Simon, et s'enveloppa d'une grande couverture qui la coiffait entièrement. Le concierge et sa femme vinrent saluer en fermant la portière ; ils reçurent les dernières recommandations pour les malles qui devaient suivre dans une charrette ; et on partit.

Le père Simon, le cocher, la tête baissée, le dos arrondi sous la pluie, disparaissait dans son carrick à triple collet. La bourrasque gémissante battait les vitres, inondait la chaussée.

La berline, au grand trot des deux chevaux, dévala rondement sur le quai, longea la ligne des grands navires dont les mâts, les vergues, les cordages se dressaient tristement dans le ciel ruisselant comme des arbres dépouillés ; puis elle s'engagea sur le long boulevard du mont Riboudet.

Bientôt on traversa les prairies ; et de temps en temps un saule noyé, les branches tombantes avec un abandonnement de cadavre, se dessinait gravement à travers un brouillard d'eau. Les fers des chevaux clapotaient et les quatre roues faisaient des soleils de boue.

On se taisait ; les esprits eux-mêmes semblaient mouillés comme la terre. Petite mère se renversant appuya sa tête et ferma les paupières. Le baron considérait d'un oeil morne les campagnes monotones et trempées. Rosalie, un paquet sur les genoux, songeait de cette songerie animale des gens du peuple. Mais Jeanne, sous ce ruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu'une plante enfermée qu'on vient de remettre à l'air ; et l'épaisseur de sa joie, comme un feuillage, abritait son coeur de la tristesse. Bien qu'elle ne parlât pas, elle avait envie de chanter, de tendre au-dehors sa main pour l'emplir d'eau qu'elle boirait ; et elle jouissait d'être emportée au grand trot des chevaux, de voir la désolation des paysages, et de se sentir à l'abri au milieu de cette inondation.

Et sous la pluie acharnée les croupes luisantes des deux bêtes exhalaient une buée d'eau bouillante.

La baronne, peu à peu, s'endormait. Sa figure qu'encadraient six boudins réguliers de cheveux pendillants s'affaissa peu à peu, mollement soutenue par les trois grandes vagues de son cou dont les dernières ondulations se perdaient dans la pleine mer de sa poitrine. Sa tête, soulevée à chaque aspiration, retombait ensuite ; les joues s'enflaient, tandis que, entre ses lèvres entrouvertes, passait un ronflement sonore. Son mari se pencha sur elle, et posa doucement, dans ses mains croisées sur l'ampleur de son ventre, un petit portefeuille en cuir.

Ce toucher la réveilla ; et elle considéra l'objet d'un regard noyé, avec cet hébétement des sommeils interrompus. Le portefeuille tomba, s'ouvrit. De l'or et des billets de banque s'éparpillèrent dans la calèche. Elle s'éveilla tout à fait ; et la gaieté de sa fille partit en une fusée de rires.

Le baron ramassa l'argent, et, le lui posant sur les genoux : " Voici, ma chère amie, tout ce qui reste de ma ferme d'Életot. Je l'ai vendue pour faire réparer les Peuples où nous habiterons souvent désormais. "

Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement dans sa poche.

C'était la neuvième ferme vendue ainsi sur trente et une que leurs parents avaient laissées. Ils possédaient cependant encore environ vingt mille livres de rentes en terres qui, bien administrées, auraient facilement rendu trente mille francs par an.

Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s'il n'y avait eu dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, la bonté. Elle tarissait l'argent dans leurs mains comme le soleil tarit l'eau des marécages. Cela coulait, fuyait, disparaissait. Comment ? Personne n'en savait rien. À tout moment l'un d'eux disait : " Je ne sais comment cela s'est fait, j'ai dépensé cent francs aujourd'hui sans rien acheter de gros. "

Cette facilité de donner était du reste un des grands bonheurs de leur vie ; et ils s'entendaient sur ce point d'une façon superbe et touchante.

Jeanne demanda : " Est-ce beau, maintenant, mon château ? "

Le baron répondit gaiement : " Tu verras, fillette. "

Mais peu à peu, la violence de l'averse diminuait ; puis ce ne fut plus qu'une sorte de brume, une très fine poussière de pluie voltigeant. La voûte des nuées semblait s'élever, blanchir ; et soudain, par un trou qu'on ne voyait point, un long rayon de soleil oblique descendit sur les prairies.

Et, les nuages s'étant fendus, le fond bleu du firmament parut ; puis la déchirure s'agrandit comme un voile qui se déchire ; et un beau ciel pur d'un azur net et profond se développa sur le monde.

Un souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de la terre ; et, quand on longeait des jardins ou des bois, on entendait parfois le chant alerte d'un oiseau qui séchait ses plumes.

Le soir venait. Tout le monde dormait maintenant dans la voiture, excepté Jeanne. Deux fois on s'arrêta dans des auberges pour laisser souffler les chevaux et leur donner un peu d'avoine avec de l'eau.

Le soleil s'était couché ; des cloches sonnaient au loin. Dans un petit village on alluma les lanternes ; et le ciel aussi s'illumina d'un fourmillement d'étoiles. Des maisons éclairées apparaissaient de place en place, traversant les ténèbres d'un point de feu ; et tout d'un coup, derrière une côte, à travers des branches de sapins, la lune, rouge, énorme, et comme engourdie de sommeil, surgit.

Il faisait si doux que les vitres demeuraient baissées. Jeanne, épuisée de rêve, rassasiée de visions heureuses, se reposait maintenant. Parfois l'engourdissement d'une position prolongée lui faisait rouvrir les yeux ; alors elle regardait au-dehors, voyait dans la nuit lumineuse passer les arbres d'une ferme, ou bien quelques vaches çà et là couchées en un champ, et qui relevaient la tête. Puis elle cherchait une posture nouvelle, essayait de ressaisir un songe ébauché ; mais le roulement continu de la voiture emplissait ses oreilles, fatiguait sa pensée et elle refermait les yeux, se sentant l'esprit courbaturé comme le corps.

Cependant on s'arrêta. Des hommes et des femmes se tenaient debout devant les portières avec des lanternes à la main. On arrivait. Jeanne subitement réveillée sauta bien vite. Père et Rosalie, éclairés par un fermier, portèrent presque la baronne tout à fait exténuée, geignant de détresse, et répétant sans cesse d'une petite voix expirante : " Ah ! mon Dieu ! mes pauvres enfants ! " Elle ne voulut rien boire, rien manger, se coucha et tout aussitôt dormit.

Jeanne et le baron soupèrent en tête-à-tête.

Ils souriaient en se regardant, se prenaient les mains à travers la table ; et, saisis tous deux d'une joie enfantine, ils se mirent à visiter le manoir réparé.

C'était une de ces hautes et vastes demeures normandes tenant de la ferme et du château, bâties en pierres blanches devenues grises, et spacieuses à loger une race.

Un immense vestibule séparait en deux la maison et la traversait de part en part, ouvrant ses grandes portes sur les deux faces. Un double escalier semblait enjamber cette entrée, laissant vide le centre, et joignant au premier ses deux montées à la façon d'un pont.

Au rez-de-chaussée, à droite, on entrait dans le salon démesuré, tendu de tapisseries à feuillages où se promenaient des oiseaux. Tout le meuble, en tapisserie au petit point, n'était que l'illustration des Fables de La Fontaine ; et Jeanne eut un tressaillement de plaisir en retrouvant une chaise qu'elle avait aimée, étant tout enfant, et qui représentait l'histoire du Renard et de la Cigogne.

À côté du salon s'ouvraient la bibliothèque pleine de livres anciens, et deux autres pièces inutilisées ; à gauche, la salle à manger en boiseries neuves, la lingerie, l'office, la cuisine et un petit appartement contenant une baignoire.

Un corridor coupait en long tout le premier étage. Les dix portes des dix chambres s'alignaient sur cette allée. Tout au fond, à droite, était l'appartement de Jeanne. Ils y entrèrent. Le baron venait de le faire remettre à neuf, ayant employé simplement des tentures et des meubles restés sans usage dans les greniers.

Des tapisseries d'origine flamande, et très vieilles, peuplaient ce lieu de personnages singuliers.

Mais, en apercevant son lit, la jeune fille poussa des cris de joie. Aux quatre coins, quatre grands oiseaux de chêne, tout noirs et luisants de cire, portaient la couche et paraissaient en être les gardiens. Les côtés représentaient deux larges guirlandes de fleurs et de fruits sculptés ; et quatre colonnes finement cannelées, que terminaient des chapiteaux corinthiens, soulevaient une corniche de roses et d'Amours enroulés.

Il se dressait monumental, et tout gracieux cependant, malgré la sévérité du bois bruni par le temps.

Le couvre-pied et la tenture du ciel de lit scintillaient comme deux firmaments. Ils étaient faits d'une soie antique d'un bleu foncé qu'étoilaient par places de grandes fleurs de lis brodées d'or.

Quand elle l'eut bien admiré, Jeanne, élevant sa lumière, examina les tapisseries pour en comprendre le sujet.

Un jeune seigneur et une jeune dame habillés en vert, en rouge et en jaune, de la façon la plus étrange, causaient sous un arbre bleu où mûrissaient des fruits blancs. Un gros lapin de même couleur broutait un peu d'herbe grise.

Juste au-dessus des personnages, dans un lointain de convention, on apercevait cinq petites maisons rondes, aux toits aigus ; et là-haut, presque dans le ciel, un moulin à vent tout rouge.

De grands ramages, figurant des fleurs, circulaient dans tout cela.

Les deux autres panneaux ressemblaient beaucoup au premier, sauf qu'on voyait sortir des maisons quatre petits bonshommes vêtus à la façon des Flamands et qui levaient les bras au ciel en signe d'étonnement et de colère extrêmes.

Mais la dernière tenture représentait un drame. Près du lapin qui broutait toujours, le jeune homme étendu semblait mort. La jeune dame, le regardant, se perçait le sein d'une épée, et les fruits de l'arbre étaient devenus noirs.

Jeanne renonçait à comprendre quand elle découvrit dans un coin une bestiole microscopique, que le lapin, s'il eût vécu, aurait pu manger comme un brin d'herbe. Et cependant c'était un lion.

Alors elle reconnut les malheurs de Pyrame et de Thysbé ; et, quoiqu'elle sourît de la simplicité des dessins, elle se sentit heureuse d'être enfermée dans cette aventure d'amour qui parlerait sans cesse à sa pensée des espoirs chéris, et ferait planer, chaque nuit, sur son sommeil, cette tendresse antique et légendaire.

Tout le reste du mobilier unissait les styles les plus divers. C'étaient ces meubles que chaque génération laisse dans la famille et qui font des anciennes maisons des sortes de musées où tout se mêle. Une commode Louis XIV superbe, cuirassée de cuivres éclatants, était flanquée de deux fauteuils Louis XV encore vêtus de leur soie à bouquets. Un secrétaire en bois de rose faisait face à la cheminée qui présentait, sous un globe rond, une pendule de l'Empire.

C'était une ruche de bronze, suspendue par quatre colonnes de marbre au-dessus d'un jardin de fleurs dorées. Un mince balancier sortant de la ruche par une fente allongée promenait éternellement sur ce parterre une petite abeille aux ailes d'émail.

Le cadran était en faïence peinte et encadré dans le flanc de la ruche.

Elle se mit à sonner onze heures. Le baron embrassa sa fille, et se retira chez lui.

Alors, Jeanne, avec regret, se coucha.

D'un dernier regard elle parcourut sa chambre, et puis éteignit sa bougie. Mais le lit, dont la tête seule s'appuyait à la muraille, avait une fenêtre sur sa gauche, par où entrait un flot de lune qui répandait à terre une flaque de clarté.

Des reflets rejaillissaient aux murs, des reflets pâles caressant faiblement les amours immobiles de Pyrame et de Thysbé.

Par l'autre fenêtre, en face de ses pieds, Jeanne apercevait un grand arbre tout baigné de lumière douce. Elle se tourna sur le côté, ferma les yeux, puis, au bout de quelque temps, les rouvrit.

Elle croyait se sentir encore secouée par les cahots de la voiture dont le roulement continuait dans sa tête. Elle resta d'abord immobile, espérant que ce repos la ferait enfin s'endormir ; mais l'impatience de son esprit envahit bientôt tout son corps.

Elle avait des crispations dans les jambes, une fièvre qui grandissait. Alors elle se leva, et, nu-pieds, nu-bras, avec sa longue chemise qui lui donnait l'aspect d'un fantôme, elle traversa la mare de lumière répandue sur son plancher, ouvrit sa fenêtre et regarda.

La nuit était si claire qu'on y voyait comme en plein jour ; et la jeune fille reconnaissait tout ce pays aimé jadis dans sa première enfance.

C'était d'abord, en face d'elle, un large gazon jaune comme du beurre sous la lumière nocturne. Deux arbres géants se dressaient aux pointes devant le château, un platane au nord, un tilleul au sud.

Tout au bout de la grande étendue d'herbe, un petit bois en bosquet terminait ce domaine garanti des ouragans du large par cinq rangs d'ormes antiques, tordus, rasés, rongés, taillés en pente comme un toit par le vent de mer toujours déchaîné.

Cette espèce de parc était borné à droite et à gauche par deux longues avenues de peupliers démesurés, appelés peuples en Normandie, qui séparaient la résidence des maîtres des deux fermes y attenantes, occupées, l'une par la famille Couillard, l'autre par la famille Martin.

Ces peuples avaient donné leur nom au château. Au-delà de cet enclos, s'étendait une vaste plaine inculte, semée d'ajoncs, où la brise sifflait et galopait jour et nuit. Puis soudain la côte s'abattait en une falaise de cent mètres, droite et blanche, baignant son pied dans les vagues.

Jeanne regardait au loin la longue surface moirée des flots qui semblaient dormir sous les étoiles.

Dans cet apaisement du soleil absent, toutes les senteurs de la terre se répandaient. Un jasmin grimpé autour des fenêtres d'en bas exhalait continuellement son haleine pénétrante qui se mêlait à l'odeur plus légère des feuilles naissantes. De lentes rafales passaient, apportant les saveurs fortes de l'air salin et de la sueur visqueuse des varechs.

La jeune fille s'abandonna au bonheur de respirer ; et le repos de la campagne la calma comme un bain frais.

Toutes les bêtes qui s'éveillent quand vient le soir et cachent leur existence obscure dans la tranquillité des nuits, emplissaient les demi-ténèbres d'une agitation silencieuse. De grands oiseaux qui ne criaient point fuyaient dans l'air comme des taches, comme des ombres ; des bourdonnements d'insectes invisibles effleuraient l'oreille ; des courses muettes traversaient l'herbe pleine de rosée ou le sable des chemins déserts.

Seuls quelques crapauds mélancoliques poussaient vers la lune leur note courte et monotone.

Il semblait à Jeanne que son coeur s'élargissait, plein de murmures comme cette soirée claire, fourmillant soudain de mille désirs rôdeurs, pareils à ces bêtes nocturnes dont le frémissement l'entourait. Une affinité l'unissait à cette poésie vivante ; et dans la molle blancheur de la nuit, elle sentait courir des frissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables, quelque chose comme un souffle de bonheur.

Et elle se mit à rêver d'amour.

L'amour ! Il l'emplissait depuis deux années de l'anxiété croissante de son approche. Maintenant elle était libre d'aimer ; elle n'avait plus qu'à le rencontrer, lui !

Comment serait-il ? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait même pas. Il serait lui, voilà tout.

Elle savait seulement qu'elle l'adorerait de toute son âme et qu'il la chérirait de toute sa force. Ils se promèneraient par les soirs pareils à celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des étoiles. Ils iraient, les mains dans les mains, serrés l'un contre l'autre, entendant battre leurs coeurs, sentant la chaleur de leurs épaules, mêlant leur amour à la simplicité suave des nuits d'été, tellement unis qu'ils pénétreraient aisément, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu'à leurs plus secrètes pensées.

Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d'une affection indescriptible.

Et il lui sembla soudain qu'elle le sentait là, contre elle ; et brusquement un vague frisson de sensualité lui courut des pieds à la tête. Elle serra ses bras contre sa poitrine, d'un mouvement inconscient, comme pour étreindre son rêve ; et sur sa lèvre tendue vers l'inconnu quelque chose passa qui la fit presque défaillir, comme si l'haleine du printemps lui eût donné un baiser d'amour.

Tout à coup, là-bas, derrière le château, sur la route elle entendit marcher dans la nuit. Et dans un élan de son âme affolée, dans un transport de foi à l'impossible, aux hasards providentiels, aux pressentiments divins, aux romanesques combinaisons du sort, elle pensa : " Si c'était lui ? " Elle écoutait anxieusement le pas rythmé du marcheur, sûre qu'il allait s'arrêter à la grille pour demander l'hospitalité.

Lorsqu'il fut passé, elle se sentit triste comme après une déception. Mais elle comprit l'exaltation de son espoir et sourit à sa démence.

Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courant d'une rêverie plus raisonnable, cherchant à pénétrer l'avenir, échafaudant son existence.

Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominait la mer. Elle aurait sans doute deux enfants, un fils pour lui, une fille pour elle. Et elle les voyait courant sur l'herbe entre le platane et le tilleul, tandis que le père et la mère les suivraient d'un oeil ravi, en échangeant par-dessus leurs têtes des regards pleins de passion.

Et elle resta longtemps, longtemps, à rêvasser ainsi, tandis que la lune, achevant son voyage à travers le ciel, allait disparaître dans la mer.

L'air devenait plus frais. Vers l'orient, l'horizon pâlissait. Un coq chanta dans la ferme de droite ; d'autres répondirent dans la ferme de gauche. Leurs voix enrouées semblaient venir de très loin à travers la cloison des poulaillers ; et dans l'immense voûte du ciel, blanchie insensiblement, les étoiles disparaissaient.

Un petit cri d'oiseau s'éveilla quelque part. Des gazouillements, timides d'abord, sortirent des feuilles ; puis ils s'enhardirent, devinrent vibrants, joyeux, gagnant de branche en branche, d'arbre en arbre.

Jeanne soudain se sentit dans une clarté ; et, levant la tête qu'elle avait cachée en ses mains, elle ferma les yeux, éblouie par le resplendissement de l'aurore.

Une montagne de nuages empourprés, cachés en partie derrière une grande allée de peuples, jetait des lueurs de sang sur la terre réveillée.

Et lentement, crevant les nuées éclatantes, criblant de feu les arbres, les plaines, l'océan, tout l'horizon, l'immense globe flamboyant parut.

Et Jeanne se sentait devenir folle de bonheur. Une joie délirante, un attendrissement infini devant la splendeur des choses noya son coeur qui défaillait. C'était son soleil ! son aurore ! le commencement de sa vie ! le lever de ses espérances ! Elle tendit les bras vers l'espace rayonnant, avec une envie d'embrasser le soleil ; elle voulait parler, crier quelque chose de divin comme cette éclosion du jour ; mais elle demeurait paralysée dans un enthousiasme impuissant. Alors, posant son front dans ses mains, elle sentit ses yeux pleins de larmes ; et elle pleura délicieusement.

Lorsqu'elle releva la tête, le décor superbe du jour naissant avait déjà disparu. Elle se sentit elle-même apaisée, un peu lasse, comme refroidie. Sans fermer sa fenêtre, elle alla s'étendre sur son lit, rêva encore quelques minutes et s'endormit si profondément qu'à huit heures elle n'entendit point les appels de son père et se réveilla seulement lorsqu'il entra dans sa chambre.

Il voulait lui montrer l'embellissement du château, de son château.

La façade qui donnait sur l'intérieur des terres était séparée du chemin par une vaste cour plantée de pommiers. Ce chemin, dit vicinal, courant entre les enclos des paysans, joignait, une demi-lieue plus loin, la grande route du Havre à Fécamp.

Une allée droite venait de la barrière de bois jusqu'au perron. Les communs, petits bâtiments en caillou de mer, coiffés de chaume, s'alignaient des deux côtés de la cour, le long des fossés des deux fermes.

Les couvertures étaient refaites à neuf ; toute la menuiserie avait été restaurée, les murs réparés, les chambres retapissées, tout l'intérieur repeint. Et le vieux manoir terni portait, comme des taches, ses contrevents frais, d'un blanc d'argent, et ses replâtrages récents sur sa grande façade grisâtre.

L'autre façade, celle où s'ouvrait une des fenêtres de Jeanne, regardait au loin la mer par-dessus le bosquet et la muraille d'ormes rongés du vent.

Jeanne et le baron, bras dessus, bras dessous, visitèrent tout, sans omettre un coin ; puis ils se promenèrent lentement dans les longues avenues de peupliers, qui enfermaient ce qu'on appelait le parc. L'herbe avait poussé sous les arbres, étalant son tapis vert. Le bosquet, tout au bout, était charmant, mêlait ses petits chemins tortueux, séparés par des cloisons de feuilles. Un lièvre partit brusquement, qui fit peur à la jeune fille, puis il sauta le talus et détala dans les joncs marins vers la falaise.

Après le déjeuner, comme Mme Adélaïde, encore exténuée, déclarait qu'elle allait se reposer, le baron proposa de descendre jusqu'à Yport.

Ils partirent, traversant d'abord le hameau d'Étouvent, où se trouvaient les Peuples. Trois paysans les saluèrent comme s'ils les eussent connus de tout temps.

Ils entrèrent dans les bois en pente qui s'abaissent jusqu'à la mer en suivant une vallée tournante.

Bientôt apparut le village d'Yport. Des femmes qui raccommodaient des hardes, assises sur le seuil de leurs demeures, les regardaient passer. La rue inclinée, avec un ruisseau dans le milieu et des tas de débris traînant devant les portes, exhalait une odeur forte de saumure. Les filets bruns, où restaient de place en place des écailles luisantes pareilles à des piécettes d'argent, séchaient entre les portes des taudis d'où sortaient les senteurs des familles nombreuses grouillant dans une seule pièce.

Quelques pigeons se promenaient au bord du ruisseau, cherchant leur vie.

Jeanne regardait tout cela qui lui semblait curieux et nouveau comme un décor de théâtre.

Mais, brusquement, en tournant un mur, elle aperçut la mer, d'un bleu opaque et lisse, s'étendant à perte de vue.

Ils s'arrêtèrent, en face de la plage, à regarder. Des voiles, blanches comme des ailes d'oiseaux, passaient au large. À droite comme à gauche, la falaise énorme se dressait. Une sorte de cap arrêtait le regard d'un côté, tandis que de l'autre la ligne des côtes se prolongeait indéfiniment jusqu'à n'être plus qu'un trait insaisissable.

Un port et des maisons apparaissaient dans une de ces déchirures prochaines ; et de tous petits flots qui faisaient à la mer une frange d'écume roulaient sur le galet avec un bruit léger.

Les barques du pays, halées sur la pente de cailloux ronds, reposaient sur le flanc, tendant au soleil leurs joues rondes vernies de goudron. Quelques pêcheurs les préparaient pour la marée du soir.

Un matelot s'approcha pour offrir du poisson, et Jeanne acheta une barbue qu'elle voulait rapporter elle-même aux Peuples.

Alors l'homme proposa ses services pour des promenades en mer, répétant son nom coup sur coup afin de le faire bien entrer dans les mémoires : " Lastique, Joséphin Lastique. "

Le baron promit de ne pas l'oublier.

Ils reprirent le chemin du château.

Comme le gros poisson fatiguait Jeanne, elle lui passa dans les ouïes la canne de son père, dont chacun d'eux prit un bout ; et ils allaient gaiement en remontant la côte, bavardant comme deux enfants, le front au vent et les yeux brillants, tandis que la barbue, qui lassait peu à peu leurs bras, balayait l'herbe de sa queue grasse.

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Une vie charmante et libre commença pour Jeanne. Elle lisait, rêvait et vagabondait, toute seule, aux environs. Elle errait à pas lents le long des routes, l'esprit parti dans les rêves ; ou bien, elle descendait, en gambadant, les petites vallées tortueuses, dont les deux croupes portaient, comme une chape d'or, une toison de fleurs d'ajoncs. Leur odeur forte et douce, exaspérée par la chaleur, la grisait à la façon d'un vin parfumé ; et, au bruit lointain des vagues roulant sur une plage, une houle berçait son esprit.

Une mollesse parfois la faisait s'étendre sur l'herbe drue d'une pente ; et parfois, lorsqu'elle apercevait tout à coup au détour du val, dans un entonnoir de gazon, un triangle de mer bleue étincelante au soleil avec une voile à l'horizon, il lui venait des joies désordonnées comme à l'approche mystérieuse de bonheurs planant sur elle.

Un amour de la solitude l'envahissait dans la douceur de ce frais pays, et dans le calme des horizons arrondis, et elle restait si longtemps assise sur le sommet des collines que des petits lapins sauvages passaient en bondissant à ses pieds.

Elle se mettait souvent à courir sur la falaise, fouettée par l'air léger des côtes, toute vibrante d'une jouissance exquise à se mouvoir sans fatigue comme les poissons dans l'eau ou les hirondelles dans l'air.

Elle semait partout des souvenirs comme on jette des graines en terre, de ces souvenirs dont les racines tiennent jusqu'à la mort. Il lui semblait qu'elle jetait un peu de son coeur à tous les plis de ces vallons.

Elle se mit à prendre des bains avec passion. Elle nageait à perte de vue, étant forte et hardie et sans conscience du danger. Elle se sentait bien dans cette eau froide, limpide et bleue qui la portait en la balançant. Lorsqu'elle était loin du rivage, elle se mettait sur le dos, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux perdus dans l'azur profond du ciel que traversait vite un vol d'hirondelle, ou la silhouette blanche d'un oiseau de mer. On n'entendait plus aucun bruit que le murmure éloigné du flot contre le galet et une vague rumeur de la terre glissant encore sur les ondulations des vagues, mais confuse, presque insaisissable. Et puis Jeanne se redressait et, dans un affolement de joie, poussait des cris aigus en battant l'eau de ses deux mains.

Quelquefois, quand elle s'aventurait trop loin, une barque venait la chercher.

Elle rentrait au château, pâle de faim, mais légère, alerte, du sourire à la lèvre et du bonheur plein les yeux.

Le baron de son côté méditait de grandes entreprises agricoles ; il voulait faire des essais, organiser le progrès, expérimenter des instruments nouveaux, acclimater des races étrangères ; et il passait une partie de ses journées en conversation avec les paysans qui hochaient la tête, incrédules à ses tentatives.

Souvent aussi il allait en mer avec les matelots d'Yport. Quand il eut visité les grottes, les fontaines et les aiguilles des environs, il voulut pêcher comme un simple marin.

Dans les jours de brise, lorsque la voile pleine de vent fait courir sur le dos des vagues la coque joufflue des barques, et que, par chaque bord, traîne jusqu'au fond de la mer la grande ligne fuyante que poursuivent les hordes de maquereaux, il tenait dans sa main tremblante d'anxiété la petite corde qu'on sent vibrer sitôt qu'un poisson pris se débat.

Il partait au clair de lune pour lever les filets posés la veille. Il aimait à entendre craquer le mât, à respirer les rafales sifflantes et fraîches de la nuit ; et, après avoir longtemps louvoyé pour retrouver les bouées en se guidant sur une crête de roche, le toit d'un clocher et le phare de Fécamp, il jouissait à demeurer immobile sous les premiers feux du soleil levant qui faisait reluire sur le pont du bateau le dos gluant des larges raies en éventail et le ventre gras des turbots.

À chaque repas, il racontait avec enthousiasme ses promenades ; et petite mère à son tour lui disait combien de fois elle avait parcouru la grande allée de peuples, celle de droite, contre la ferme des Couillard, l'autre n'ayant pas assez de soleil.

Comme on lui avait recommandé de " prendre du mouvement ", elle s'acharnait à marcher. Dès que la fraîcheur de la nuit s'était dissipée, elle descendait appuyée sur le bras de Rosalie, enveloppée d'une mante et de deux châles, et la tête étouffée d'une capeline noire que recouvrait encore un tricot rouge.

Alors, traînant son pied gauche, un peu plus lourd et qui avait déjà tracé, dans toute la longueur du chemin, l'un à l'aller, l'autre au retour, deux sillons poudreux où l'herbe était morte, elle recommençait sans fin un interminable voyage en ligne droite depuis l'encoignure du château jusqu'aux premiers arbustes du bosquet. Elle avait fait placer un banc à chaque extrémité de cette piste ; et toutes les cinq minutes elle s'arrêtait, disant à la pauvre bonne patiente qui la soutenait : " Asseyons-nous, ma fille, je suis un peu lasse. "

Et à chaque arrêt elle laissait sur un des bancs tantôt le tricot qui lui couvrait la tête, tantôt un châle, et puis l'autre, puis la capeline, puis la mante ; et tout cela faisait, aux deux bouts de l'allée, deux gros paquets de vêtements que Rosalie rapportait sur son bras libre quand on rentrait pour déjeuner.

Et dans l'après-midi, la baronne recommençait d'une allure plus molle, avec des repos plus allongés, sommeillant même une heure de temps en temps sur une chaise longue qu'on lui roulait dehors.

Elle appelait cela faire " son exercice ", comme elle disait " mon hypertrophie ",

Un médecin consulté dix ans auparavant, parce qu'elle éprouvait des étouffements, avait parlé d'hypertrophie. Depuis lors ce mot, dont elle ne comprenait guère la signification, s'était établi dans sa tête. Elle faisait tâter obstinément au baron, à Jeanne ou à Rosalie son coeur que personne ne sentait plus, tant il était enseveli sous la bouffissure de sa poitrine ; mais elle refusait avec énergie de se laisser examiner par aucun nouveau médecin, de peur qu'on lui découvrît d'autres maladies ; et elle parlait de " son " hypertrophie à tout propos et si souvent qu'il semblait que cette affection lui fût spéciale, lui appartînt comme une chose unique sur laquelle les autres n'avaient aucun droit.

Le baron disait " l'hypertrophie de ma femme ", et Jeanne " l'hypertrophie de maman ", comme ils auraient dit " la robe, le chapeau, ou le parapluie ".

Elle avait été fort jolie dans sa jeunesse et plus mince qu'un roseau. Après avoir valsé dans les bras de tous les uniformes de l'Empire, elle avait lu Corinne qui l'avait fait pleurer ; et elle était demeurée depuis comme marquée de ce roman.

À mesure que sa taille s'était épaissie, son âme avait pris des élans plus poétiques ; et quand l'obésité l'eut clouée sur un fauteuil, sa pensée vagabonda à travers des aventures tendres dont elle se croyait l'héroïne. Elle en avait des préférées qu'elle faisait toujours revenir dans ses rêves, comme une boîte à musique dont on remonte la manivelle répète interminablement le même air. Toutes les romances langoureuses où l'on parle de captives et d'hirondelles lui mouillaient infailliblement les paupières ; et elle aimait même certaines chansons grivoises de Béranger à cause des regrets qu'elles expriment.

Elle demeurait souvent pendant des heures immobile, éloignée dans ses songeries ; et son habitation des Peuples lui plaisait infiniment parce qu'elle prêtait un décor aux romans de son âme, lui rappelant et par les bois d'alentour, et par la lande déserte, et par le voisinage de la mer, les livres de Walter Scott qu'elle lisait depuis quelques mois.

Dans les jours de pluie, elle restait enfermée en sa chambre à visiter ce qu'elle appelait ses " reliques ". C'étaient toutes ses anciennes lettres, les lettres de son père et de sa mère, les lettres du baron quand elle était sa fiancée, et d'autres encore.

Elle les avait enfermées dans un secrétaire d'acajou portant à ses angles des sphinx de cuivre ; et elle disait d'une voix particulière : " Rosalie, ma fille, apporte-moi le tiroir aux souvenirs. "

La petite bonne ouvrait le meuble, prenait le tiroir, le posait sur une chaise à côté de sa maîtresse qui se mettait à lire lentement, une à une, ces lettres, en laissant tomber une larme dessus de temps en temps.

Jeanne parfois remplaçait Rosalie et promenait petite mère qui lui racontait des souvenirs d'enfance. La jeune fille se retrouvait dans ces histoires d'autrefois, s'étonnant de la similitude de leurs pensées, de la parenté de leurs désirs ; car chaque coeur s'imagine ainsi avoir tressailli avant tout autre sous une foule de sensations qui ont fait battre ceux des premières créatures et feront palpiter encore ceux des derniers hommes et des dernières femmes.

Leur marche lente suivait la lenteur du récit que des oppressions parfois interrompaient quelques secondes ; et la pensée de Jeanne alors, bondissant par-dessus les aventures commencées, s'élançait vers l'avenir peuplé de joies, se roulait dans les espérances.

Un après-midi, comme elles se reposaient sur le banc du fond, elles aperçurent tout à coup, au bout de l'allée, un gros prêtre qui s'en venait vers elles.

Il salua de loin, prit un air souriant, salua de nouveau quand il fut à trois pas et s'écria : " Eh bien, madame la baronne, comment allons-nous ? " C'était le curé du pays.

Petite mère, née dans le siècle des philosophes, élevée par un père peu croyant, aux jours de la Révolution, ne fréquentait guère l'église, bien qu'elle aimât les prêtres par une sorte d'instinct religieux de femme.

Elle avait totalement oublié l'abbé Picot, son curé, et rougit en le voyant. Elle s'excusa de n'avoir point prévenu sa démarche. Mais le bonhomme n'en semblait point froissé ; il regarda Jeanne, la complimenta sur sa bonne mine, s'assit, mit son tricorne sur ses genoux et s'épongea le front. Il était fort gros, fort rouge, et suait à flots. Il tirait de sa poche à tout instant un énorme mouchoir à carreaux imbibé de transpiration, et se le passait sur le visage et le cou ; mais à peine le linge humide était-il rentré dans les profondeurs de sa robe que de nouvelles gouttes poussaient sur sa peau, et, tombant sur la soutane rebondie au ventre, fixaient en petites taches rondes la poussière volante des chemins.

Il était gai, vrai prêtre campagnard, tolérant, bavard et brave homme. Il raconta des histoires, parla des gens du pays, ne sembla pas s'être aperçu que ses deux paroissiennes n'étaient pas encore venues aux offices, la baronne accordant son indolence avec sa foi confuse et Jeanne trop heureuse d'être délivrée du couvent où elle avait été repue de cérémonies pieuses.

Le baron parut. Sa religion panthéiste le laissait indifférent aux dogmes. Il fut aimable pour l'abbé qu'il connaissait de loin, et le retint à dîner.

Le prêtre sut plaire grâce à cette astuce inconsciente que le maniement des âmes donne aux hommes les plus médiocres appelés par le hasard des événements à exercer un pouvoir sur leurs semblables.

La baronne le choya, attirée peut-être par une de ces affinités qui rapprochent les natures semblables, la figure sanguine et l'haleine courte du gros homme plaisant à son obésité soufflante.

Vers le dessert il eut une verve de curé en goguette, ce laisser-aller familier des fins de repas joyeuses.

Et tout à coup il s'écria comme si une idée heureuse lui eût traversé l'esprit : " Mais j'ai un nouveau paroissien qu'il faut que je vous présente, M. le vicomte de Lamare ! "

La baronne qui connaissait sur le bout du doigt tout l'armorial de la province, demanda : " Est-il de la famille de Lamare de l'Eure ? "

Le prêtre s'inclina : " Oui, madame, c'est le fils du vicomte Jean de Lamare, mort l'an dernier. " Alors, Mme Adélaïde, qui aimait par-dessus tout la noblesse, posa une foule de questions, et apprit que, les dettes du père payées, le jeune homme, ayant vendu son château de famille, s'était organisé un petit pied-à-terre dans une des trois fermes qu'il possédait dans la commune d'Étouvent. Ces biens représentaient en tout cinq à six mille livres de rente ; mais le vicomte était d'humeur économe et sage et comptait vivre simplement pendant deux ou trois ans dans ce modeste pavillon afin d'amasser de quoi faire bonne figure dans le monde pour se marier avec avantage sans contracter de dettes ou hypothéquer ses fermes.

Le curé ajouta : " C'est un bien charmant garçon ; et si rangé, si paisible. Mais il ne s'amuse guère dans le pays. "

Le baron dit : " Amenez-le chez nous, monsieur l'abbé, cela pourra le distraire de temps en temps. " Et on parla d'autre chose.

Quand on passa dans le salon, après avoir pris le café, le prêtre demanda la permission de faire un tour dans le jardin, ayant l'habitude d'un peu d'exercice après ses repas. Le baron l'accompagna. Ils se promenaient lentement tout le long de la façade blanche du château pour revenir ensuite sur leurs pas. Leurs ombres, l'une maigre, l'autre ronde et coiffée d'un champignon, allaient et venaient tantôt devant eux, tantôt derrière eux, selon qu'ils marchaient vers la lune ou qu'ils lui tournaient le dos. Le curé mâchonnait une sorte de cigarette qu'il avait tirée de sa poche. Il en expliqua l'utilité avec le franc-parler des hommes de campagne : " C'est pour favoriser les renvois, parce que j'ai les digestions un peu lourdes. "

Puis, soudain, regardant le ciel où voyageait l'astre clair, il prononça : " On ne se lasse jamais de ce spectacle-là. "

Et il rentra prendre congé des dames.

--- 3 ---

Le dimanche suivant, la baronne et Jeanne allèrent à la messe, poussées par un délicat sentiment de déférence pour leur curé.

Elles l'attendirent après l'office afin de l'inviter à déjeuner pour le jeudi. Il sortit de la sacristie avec un grand jeune homme élégant qui lui donnait le bras familièrement. Dès qu'il aperçut les deux femmes, il fit un geste de joyeuse surprise et s'écria : " Comme ça tombe ! Permettez-moi, madame la baronne et mademoiselle Jeanne, de vous présenter votre voisin, M. le vicomte de Lamare. "

Le vicomte s'inclina, dit son désir ancien déjà de faire la connaissance de ces dames et se mit à causer avec aisance, en homme comme il faut, ayant vécu. Il possédait une de ces figures heureuses dont rêvent les femmes et qui sont désagréables à tous les hommes. Ses cheveux noirs et frisés ombraient son front lisse et bruni ; et deux grands sourcils réguliers comme s'ils eussent été artificiels rendaient profonds et tendres ses yeux sombres dont le blanc semblait un peu teinté de bleu.

Ses cils serrés et longs prêtaient à son regard cette éloquence passionnée qui trouble dans les salons la belle dame hautaine et fait se retourner la fille en bonnet qui porte un panier par les rues.

Le charme langoureux de cet oeil faisait croire à la profondeur de la pensée et donnait de l'importance aux moindres paroles.

La barbe drue, luisante et fine, cachait une mâchoire un peu trop forte.

On se sépara après beaucoup de compliments.

M. de Lamare, deux jours après, fit sa première visite.

Il arriva comme on essayait un banc rustique posé le matin même sous le grand platane en face des fenêtres du salon. Le baron voulait qu'on en plaçât un autre, pour faire pendant, sous le tilleul ; petite mère, ennemie de la symétrie, ne voulait pas. Le vicomte consulté fut de l'avis de la baronne.

Puis il parla du pays, qu'il déclarait très " pittoresque ", ayant trouvé, dans ses promenades solitaires, beaucoup de " sites " ravissants. De temps en temps ses yeux, comme par hasard, rencontraient ceux de Jeanne ; et elle éprouvait une sensation singulière de ce regard brusque, vite détourné, où apparaissaient une admiration caressante et une sympathie éveillée.

M. de Lamare, le père, mort l'année précédente, avait justement connu un ami de M. des Cultaux dont petite mère était fille ; et la découverte de cette connaissance enfanta une conversation d'alliances, de dates, de parentés interminable. La baronne faisait des tours de force de mémoire, rétablissant les ascendances et les descendances d'autres familles, circulant, sans jamais se perdre, dans le labyrinthe compliqué des généalogies.

" Dites-moi, vicomte, avez-vous entendu parler des Saunoy de Varfleur ? le fils aîné, Gontran, avait épousé une demoiselle de Coursil, une Coursil-Courville, et le cadet, une de mes cousines, Mlle de la Roche-Aubert qui était alliée aux Crisange. Or, M. de Crisange était l'ami intime de mon père et a dû connaître aussi le vôtre.

-- Oui, madame. N'est-ce pas ce M. de Crisange qui émigra et dont le fils s'est ruiné ?

-- Lui-même. Il avait demandé en mariage ma tante, après la mort de son mari, le comte d'Eretry ; mais elle ne voulut pas de lui parce qu'il prisait. Savez-vous, à ce propos, ce que sont devenus les Viloise ? Ils ont quitté la Touraine vers 1813, à la suite de revers de fortune, pour se fixer en Auvergne, et je n'en ai plus entendu parler.

-- Je crois, madame, que le vieux marquis est mort d'une chute de cheval, laissant une fille mariée avec un Anglais, et l'autre avec un certain Bassolle, un commerçant, riche, dit-on, et qui l'avait séduite. "

Et des noms appris et retenus dès l'enfance dans les conversations des vieux parents revenaient. Et les mariages de ces familles égales prenaient dans leurs esprits l'importance des grands événements publics. Ils parlaient de gens qu'ils n'avaient jamais vus comme s'ils les connaissaient beaucoup ; et ces gens-là, dans d'autres contrées, parlaient d'eux de la même façon ; et ils se sentaient familiers de loin, presque amis, presque alliés, par le seul fait d'appartenir à la même caste, et d'être d'un sang équivalent.

Le baron, d'une nature assez sauvage et d'une éducation qui ne s'accordait point avec les croyances et les préjugés des gens de son monde, ne connaissait guère les familles des environs ; il interrogea sur elles le vicomte.

M. de Lamare répondit : " Oh ! il n'y a pas beaucoup de noblesse dans l'arrondissement ", du même ton dont il aurait déclaré qu'il y avait peu de lapins sur les côtes ; et il donna des détails. Trois familles seulement se trouvaient dans un rayon assez rapproché : le marquis de Coutelier, une sorte de chef de l'aristocratie normande ; le vicomte et la vicomtesse de Briseville, des gens d'excellente race, mais se tenant assez isolés ; enfin le comte de Fourville, sorte de croque-mitaine qui passait pour faire mourir sa femme de chagrin et qui vivait en chasseur dans son château de la Vrillette, bâti sur un étang.

Quelques parvenus qui frayaient entre eux avaient acheté des domaines par-ci, par-là. Le vicomte ne les connaissait point.

Il prit congé ; et son dernier regard fut pour Jeanne, comme s'il lui eût adressé un adieu particulier, plus cordial et plus doux.

La baronne le trouva charmant et surtout très comme il faut. Petit père répondit : " Oui, certes, c'est un garçon très bien élevé. "

On l'invita à dîner la semaine suivante. Il vint alors régulièrement.

Il arrivait le plus souvent vers quatre heures de l'après-midi, rejoignait petite mère dans " son allée " et lui offrait le bras pour faire " son exercice ". Quand Jeanne n'était point sortie, elle soutenait la baronne de l'autre côté, et tous trois marchaient lentement d'un bout à l'autre du grand chemin tout droit, allant et revenant sans cesse. Il ne parlait guère à la jeune fille. Mais son oeil, qui semblait en velours noir, rencontrait souvent l'oeil de Jeanne, qu'on aurait dit en agate bleue.

Plusieurs fois ils descendirent tous les deux à Yport avec le baron.

Comme ils se trouvaient sur la plage, un soir, le père Lastique les aborda, et, sans quitter sa pipe, dont l'absence aurait étonné peut-être davantage que la disparition de son nez, il prononça : " Avec ce vent-là m'sieu l'baron, y aurait d'quoi aller d'main jusqu'Étretat, et r'venir sans s'donner d'peine. "

Jeanne joignit les mains : " Oh ! papa, si tu voulais ? " Le baron se tourna vers M. de Lamare :

" En êtes-vous, vicomte ? Nous irions déjeuner là-bas. "

Et la partie fut tout de suite décidée.

Dès l'aurore, Jeanne était debout. Elle attendit son père plus lent à s'habiller, et ils se mirent à marcher dans la rosée, traversant d'abord la plaine, puis le bois tout vibrant de chants d'oiseaux. Le vicomte et le père Lastique étaient assis sur un cabestan.

Deux autres marins aidèrent au départ. Les hommes, appuyant leurs épaules aux bordages, poussaient de toute leur force. On avançait avec peine sur la plate-forme de galet. Lastique glissait sous la quille des rouleaux de bois graissés, puis, reprenant sa place, modulait d'une voix traînante son interminable " Ohée hop ! " qui devait régler l'effort commun.

Mais, lorsqu'on parvint à la pente, le canot tout d'un coup partit, dévala sur les cailloux ronds avec un grand bruit de toile déchirée. Il s'arrêta net à l'écume des petites vagues, et tout le monde prit place sur les bancs ; puis les deux matelots restés à terre le mirent à flot.

Une brise légère et continue, venant du large, effleurait et ridait la surface de l'eau. La voile fut hissée, s'arrondit un peu, et la barque s'en alla paisiblement, à peine bercée par la mer.

On s'éloigna d'abord. Vers l'horizon, le ciel se baissant se mêlait à l'océan. Vers la terre, la haute falaise droite faisait une grande ombre à son pied, et des pentes de gazon pleines de soleil l'échancraient par endroits. Là-bas, en arrière, des voiles brunes sortaient de la jetée blanche de Fécamp, et là-bas, en avant, une roche d'une forme étrange, arrondie et percée à jour, avait à peu près la figure d'un éléphant énorme enfonçant sa trompe dans les flots. C'était la petite porte d'Étretat.

Jeanne, tenant le bordage d'une main, un peu étourdie par le bercement des vagues, regardait au loin ; et il lui semblait que trois seules choses étaient vraiment belles dans la création : la lumière, l'espace et l'eau.

Personne ne parlait. Le père Lastique, qui tenait la barre et l'écoute, buvait un coup de temps en temps à même une bouteille cachée sous son banc ; et il fumait, sans repos, son moignon de pipe qui semblait inextinguible. Il en sortait toujours un mince filet de fumée bleue, tandis qu'un autre tout pareil s'échappait du coin de sa bouche. Et on ne voyait jamais le matelot rallumer le fourneau de terre plus noir que l'ébène, ou le remplir de tabac. Quelquefois il le prenait d'une main, l'ôtait de ses lèvres, et du même coin d'où sortait la fumée lançait à la mer un long jet de salive brune.

Le baron, assis à l'avant, surveillait la voile, tenant la place d'un homme. Jeanne et le vicomte se trouvaient côte à côte, un peu troublés tous les deux. Une force inconnue faisait se rencontrer leurs yeux qu'ils levaient au même moment comme si une affinité les eût avertis ; car entre eux flottait déjà cette subtile et vague tendresse qui naît si vite entre deux jeunes gens, lorsque le garçon n'est pas laid et que la jeune fille est jolie. Ils se sentaient heureux l'un près de l'autre, peut-être parce qu'ils pensaient l'un à l'autre.

Le soleil montait comme pour considérer de plus haut la vaste mer étendue sous lui ; mais elle eut comme une coquetterie et s'enveloppa d'une brume légère qui la voilait à ses rayons. C'était un brouillard transparent, très bas, doré, qui ne cachait rien, mais rendait les lointains plus doux. L'astre dardait ses flammes, faisait fondre cette nuée brillante ; et lorsqu'il fut dans toute sa force, la buée s'évapora, disparut ; et la mer, lisse comme une glace, se mit à miroiter dans la lumière.

Jeanne, tout émue, murmura : " Comme c'est beau ! " Le vicomte répondit : " Oh ! oui, c'est beau ! " La clarté sereine de cette matinée faisait s'éveiller comme un écho dans leurs coeurs.

Et soudain on découvrit les grandes arcades d'Étretat, pareilles à deux jambes de la falaise marchant dans la mer, hautes à servir d'arche à des navires ; tandis qu'une aiguille de roche blanche et pointue se dressait devant la première.

On aborda, et pendant que le baron, descendu le premier, retenait la barque au rivage en tirant sur une corde, le vicomte prit dans ses bras Jeanne pour la déposer à terre sans qu'elle se mouillât les pieds ; puis ils montèrent la dure banque de galet, côte à côte, émus tous deux de ce rapide enlacement, et ils entendirent tout à coup le père Lastique disant au baron : " M'est avis que ça ferait un joli couple tout de même. "

Dans une petite auberge, près de la plage, le déjeuner fut charmant. L'océan, engourdissant la voix et la pensée, les avait rendus silencieux ; la table les fit bavards, et bavards comme des écoliers en vacances.

Les choses les plus simples leur donnaient d'interminables gaietés.

Le père Lastique, en se mettant à table, cacha soigneusement dans son béret sa pipe qui fumait encore ; et l'on rit. Une mouche, attirée sans doute par son nez rouge, s'en vint à plusieurs reprises se poser dessus ; et lorsqu'il l'avait chassée d'un coup de main trop lent pour la saisir, elle allait se poster sur un rideau de mousseline, que beaucoup de ses soeurs avaient déjà maculé, et elle semblait guetter avidement le pif enluminé du matelot, car elle reprenait aussitôt son vol pour revenir s'y installer.

À chaque voyage de l'insecte un rire fou jaillissait, et, lorsque le vieux, ennuyé par ce chatouillement, murmura : " Elle est bougrement obstinée ", Jeanne et le vicomte se mirent à pleurer de gaieté, se tordant, étouffant, la serviette sur la bouche pour ne pas crier.

Lorsqu'on eut pris le café : " Si nous allions nous promener ", dit Jeanne. Le vicomte se leva ; mais le baron préférait faire son lézard au soleil sur le galet : " Allez-vous-en, mes enfants, vous me retrouverez ici dans une heure. "

Ils traversèrent en ligne droite les quelques chaumières du pays ; et, après avoir dépassé un petit château qui ressemblait à une grande ferme, ils se trouvèrent dans une vallée découverte allongée devant eux.

Le mouvement de la mer les avait alanguis, troublant leur équilibre ordinaire, le grand air salin les avait affamés, puis le déjeuner les avait étourdis et la gaieté les avait énervés. Ils se sentaient maintenant un peu fous avec des envies de courir éperdument dans les champs. Jeanne entendait bourdonner ses oreilles, toute remuée par des sensations nouvelles et rapides.

Un soleil dévorant tombait sur eux. Des deux côtés de la route les récoltes mûres se penchaient, pliées sous la chaleur. Les sauterelles s'égosillaient, nombreuses comme les brins d'herbe, jetant partout, dans les blés, dans les seigles, dans les joncs marins des côtes, leur cri maigre et assourdissant.

Aucune autre voix ne montait sous le ciel torride, d'un bleu miroitant et jauni comme s'il allait tout d'un coup devenir rouge, à la façon des métaux trop rapprochés d'un brasier.

Ayant aperçu un petit bois, plus loin, à droite, ils y allèrent.

Encaissée entre deux talus, une allée étroite s'avançait sous de grands arbres impénétrables au soleil. Une espèce de fraîcheur moisie les saisit en entrant, cette humidité qui fait frissonner la peau et pénètre dans les poumons. L'herbe avait disparu, faute de jour et d'air libre ; mais une mousse cachait le sol.

Ils avançaient : " Tiens, là-bas, nous pourrons nous asseoir un peu ", dit-elle. Deux vieux arbres étaient morts et, profitant du trou fait dans la verdure, une averse de lumière tombait là, chauffait la terre, avait réveillé des germes de gazon, de pissenlits et de lianes, fait éclore des petites fleurs blanches, fines comme un brouillard, et des digitales pareilles à des fusées. Des papillons, des abeilles, des frelons trapus, des cousins démesurés qui ressemblaient à des squelettes de mouches, mille insectes volants, des bêtes à bon Dieu roses et tachetées, des bêtes d'enfer aux reflets verdâtres, d'autres noires avec des cornes, peuplaient ce puits lumineux et chaud, creusé dans l'ombre glacée des lourds feuillages.

Ils s'assirent, la tête à l'abri et les pieds dans la chaleur. Ils regardaient toute cette vie grouillante et petite qu'un rayon fait apparaître ; et Jeanne attendrie répétait : " Comme on est bien ! que c'est bon la campagne ! Il y a des moments où je voudrais être mouche ou papillon pour me cacher dans les fleurs. "

Ils parlèrent d'eux, de leurs habitudes, de leurs goûts, sur ce ton plus bas, intime, dont on fait les confidences. Il se disait déjà dégoûté du monde, las de sa vie futile ; c'était toujours la même chose ; on n'y rencontrait rien de vrai, rien de sincère.

Le monde ! elle aurait bien voulu le connaître ; mais elle était convaincue d'avance qu'il ne valait pas la campagne.

Et plus leurs coeurs se rapprochaient, plus ils s'appelaient avec cérémonie " Monsieur et Mademoiselle ", plus aussi leurs regards se souriaient, se mêlaient ; et il leur semblait qu'une bonté nouvelle entrait en eux, une affection plus épandue, un intérêt à mille choses dont ils ne s'étaient jamais souciés.

Ils revinrent ; mais le baron était parti à pied jusqu'à la Chambre-aux-Demoiselles, grotte suspendue dans une crête de falaise ; et ils l'attendirent à l'auberge.

Il ne reparut qu'à cinq heures du soir, après une longue promenade sur les côtes.

On remonta dans la barque. Elle s'en allait mollement, vent arrière, sans secousse aucune, sans avoir l'air d'avancer. La brise arrivait par souffles lents et tièdes qui tendaient la voile une seconde, puis la laissaient retomber, flasque, le long du mât. L'onde opaque semblait morte ; et le soleil épuisé d'ardeurs, suivant sa route arrondie, s'approchait d'elle tout doucement.

L'engourdissement de la mer faisait de nouveau taire tout le monde.

Jeanne dit enfin : " Comme j'aimerais voyager ! "

Le vicomte reprit : " Oui, mais c'est triste de voyager seul, il faut être au moins deux pour se communiquer ses impressions... "

Elle réfléchit : " C'est vrai..., j'aime à me promener seule cependant... ; comme on est bien quand on rêve toute seule... "

Il la regarda longuement : " On peut aussi rêver à deux. "

Elle baissa les yeux. Était-ce une allusion ? Peut-être. Elle considéra l'horizon comme pour découvrir encore plus loin ; puis, d'une voix lente : " Je voudrais aller en Italie... ; et en Grèce... ah ! oui, en Grèce... et en Corse ! ce doit être si sauvage et si beau ! "

Il préférait la Suisse à cause des chalets et des lacs.

Elle disait : " Non, j'aimerais les pays tout neufs comme la Corse, ou les pays très vieux et pleins de souvenirs, comme la Grèce. Ce doit être si doux de retrouver les traces de ces peuples dont nous savons l'histoire depuis notre enfance, de voir les lieux où se sont accomplies les grandes choses. "

Le vicomte, moins exalté, déclara : " Moi, l'Angleterre m'attire beaucoup ; c'est une région fort instructive. "

Alors, ils parcoururent l'univers, discutant les agréments de chaque pays, depuis les pôles jusqu'à l'équateur, s'extasiant sur des paysages imaginaires et les moeurs invraisemblables de certains peuples comme les Chinois et les Lapons ; mais ils en arrivèrent à conclure que le plus beau pays du monde, c'était la France avec son climat tempéré, frais l'été et doux l'hiver, ses riches campagnes, ses vertes forêts, ses grands fleuves calmes et ce culte des beaux-arts qui n'avait existé nulle part ailleurs, depuis les grands siècles d'Athènes.

Puis ils se turent.

Le soleil, plus bas, semblait saigner ; et une large traînée lumineuse, une route éblouissante courait sur l'eau depuis la limite de l'océan jusqu'au sillage de la barque.

Les derniers souffles de vent tombèrent ; toute ride s'aplanit ; et la voile immobile était rouge. Une accalmie illimitée semblait engourdir l'espace, faire le silence autour de cette rencontre d'éléments ; tandis que, cambrant sous le ciel son ventre luisant et liquide, la mer, fiancée monstrueuse, attendait l'amant de feu qui descendait vers elle. Il précipitait sa chute, empourpré comme par le désir de leur embrasement. Il la joignit ; et, peu à peu, elle le dévora.

Alors de l'horizon une fraîcheur accourut ; un frisson plissa le sein mouvant de l'eau comme si l'astre englouti eût jeté sur le monde un soupir d'apaisement.

Le crépuscule fut court ; la nuit se déploya criblée d'astres. Le père Lastique prit les rames ; et on s'aperçut que la mer était phosphorescente. Jeanne et le vicomte, côte à côte, regardaient ces lueurs mouvantes que la barque laissait derrière elle. Ils ne songeaient presque plus, contemplant vaguement, aspirant le soir dans un bien-être délicieux ; et comme Jeanne avait une main appuyée sur le banc, un doigt de son voisin se posa, comme par hasard, contre sa peau ; elle ne remua point, surprise, heureuse, et confuse de ce contact si léger.

Quand elle fut rentrée le soir, dans sa chambre, elle se sentit étrangement remuée et tellement attendrie que tout lui donnait envie de pleurer. Elle regarda sa pendule, pensa que la petite abeille battait à la façon d'un coeur, d'un coeur ami ; qu'elle serait le témoin de toute sa vie, qu'elle accompagnerait ses joies et ses chagrins de ce tic-tac vif et régulier ; et elle arrêta la mouche dorée pour mettre un baiser sur ses ailes. Elle aurait embrassé n'importe quoi. Elle se souvint d'avoir caché dans le fond d'un tiroir une vieille poupée d'autrefois ; elle la rechercha, la revit avec la joie qu'on a en retrouvant des amies adorées ; et, la serrant contre sa poitrine, elle cribla de baisers ardents les joues peintes et la filasse frisée du joujou.

Et, tout en le gardant en ses bras, elle songea.

Était-ce bien LUI l'époux promis par mille voix secrètes, qu'une Providence souverainement bonne avait ainsi jeté sur sa route ? Était-ce bien l'être créé pour elle, à qui elle dévouerait son existence ? Étaient-ils ces deux prédestinés dont les tendresses se joignant devaient s'étreindre, se mêler indissolublement, engendrer L'AMOUR ?

Elle n'avait point encore ces élans tumultueux de tout son être, ces ravissements fous, ces soulèvements profonds qu'elle croyait être la passion ; il lui semblait cependant qu'elle commençait à l'aimer ; car elle se sentait parfois toute défaillante en pensant à lui ; et elle y pensait sans cesse. Sa présence lui remuait le coeur ; elle rougissait et pâlissait en rencontrant son regard, et frissonnait en entendant sa voix.

Elle dormit bien peu cette nuit-là.

Alors de jour en jour le troublant désir d'aimer l'envahit davantage. Elle se consultait sans cesse, consultait aussi les marguerites, les nuages, des pièces de monnaie jetées en l'air.

Or, un soir, son père lui dit : " Fais-toi belle, demain matin. " Elle demanda : " Pourquoi, papa ? " Il reprit : " C'est un secret. "

Et quand elle descendit le lendemain toute fraîche dans une toilette claire, elle trouva la table du salon couverte de boîtes de bonbons ; et, sur une chaise, un énorme bouquet.

Une voiture entra dans la cour. On lisait dessus : " Lerat, pâtissier à Fécamp. Repas de noces " ; et Ludivine, aidée d'un marmiton, tirait d'une trappe ouvrant derrière la carriole beaucoup de grands paniers plats qui sentaient bon.

Le vicomte de Lamare parut. Son pantalon était tendu et retenu sous de mignonnes bottes vernies qui faisaient voir la petitesse de son pied. Sa longue redingote serrée à la taille laissait sortir par l'échancrure sur la poitrine la dentelle de son jabot ; et une cravate fine, à plusieurs tours, le forçait à porter haut sa belle tête brune empreinte d'une distinction grave. Il avait un autre air que de coutume, cet aspect particulier que la toilette donne subitement aux visages les mieux connus. Jeanne, stupéfaite, le regardait comme si elle ne l'avait point encore vu ; elle le trouvait souverainement gentilhomme, grand seigneur de la tête aux pieds.

Il s'inclina, en souriant : " Eh bien, ma commère, êtes-vous prête ? "

Elle balbutia : " Mais quoi ? Qu'y a-t-il donc ?

-- Tu le sauras tout à l'heure ", dit le baron.

La calèche attelée s'avança, Mme Adélaïde descendit de sa chambre en grand apparat au bras de Rosalie, qui parut tellement émue par l'élégance de M. de Lamare que petit père murmura : " Dites donc, vicomte, je crois que notre bonne vous trouve à son goût. " Il rougit jusqu'aux oreilles, fit semblant de n'avoir pas entendu, et, s'emparant du gros bouquet, le présenta à Jeanne. Elle le prit plus étonnée encore. Tous les quatre montèrent en voiture ; et la cuisinière Ludivine, qui apportait à la baronne un bouillon froid pour la soutenir, déclara : " Vrai, madame, on dirait une noce. "

On mit pied à terre en entrant dans Yport et, à mesure qu'on avançait à travers le village, les matelots dans leurs hardes neuves, dont les plis se voyaient, sortaient de leurs maisons, saluaient, serraient la main du baron et se mettaient à suivre comme derrière une procession.

Le vicomte avait offert son bras à Jeanne et marchait en tête avec elle.

Lorsqu'on arriva devant l'église, on s'arrêta ; et la grande croix d'argent parut, tenue droite par un enfant de choeur précédant un autre gamin rouge et blanc qui portait l'urne d'eau bénite où trempait le goupillon.

Puis passèrent trois vieux chantres dont l'un boitait, puis le serpent, puis le curé soulevant de son ventre pointu l'étole dorée, croisée dessus. Il dit bonjour d'un sourire et d'un signe de tête ; puis, les yeux mi-clos, les lèvres remuées d'une prière, la barrette enfoncée jusqu'au nez, il suivit son état-major en surplis en se dirigeant vers la mer.

Sur la plage, une foule attendait autour d'une barque neuve enguirlandée. Son mât, sa voile, ses cordages étaient couverts de longs rubans qui voltigeaient dans la brise, et son nom JEANNE apparaissait en lettres d'or, à l'arrière.

Le père Lastique, patron de ce bateau construit avec l'argent du baron, s'avança au-devant du cortège. Tous les hommes, d'un même mouvement, ôtèrent ensemble leurs coiffures ; et une rangée de dévotes, encapuchonnées sous de vastes mantes noires à grands plis tombant des épaules, s'agenouillèrent en cercle à l'aspect de la croix.

Le curé, entre les deux enfants de choeur, s'en vint à l'un des bouts de l'embarcation, tandis qu'à l'autre, les trois vieux chantres, crasseux dans leur blanche vêture, le menton poileux, l'air grave, l'oeil sur le livre de plain-chant, détonnaient à pleine gueule dans la claire matinée.

Chaque fois qu'ils reprenaient haleine, le serpent tout seul continuait son mugissement ; et, dans l'enflure de ses joues pleines de vent ses petits yeux gris disparaissaient. La peau du front même, et celle du cou, semblaient décollées de la chair tant il se gonflait en soufflant.

La mer immobile et transparente semblait assister, recueillie, au baptême de sa nacelle, roulant à peine, avec un tout petit bruit de râteau grattant le galet, des vaguettes hautes comme le doigt. Et les grandes mouettes blanches aux ailes déployées passaient en décrivant des courbes dans le ciel bleu, s'éloignaient, revenaient d'un vol arrondi au-dessus de la foule agenouillée, comme pour voir aussi ce qu'on faisait là.

Mais le chant s'arrêta après un amen hurlé cinq minutes ; et le prêtre, d'une voix empâtée, gloussa quelques mots latins dont on ne distinguait que les terminaisons sonores.

Il fit ensuite le tour de la barque en l'aspergeant d'eau bénite, puis il commença à murmurer des oremus en se tenant à présent le long d'un bordage en face du parrain et de la marraine qui demeuraient immobiles, la main dans la main.

Le jeune homme gardait sa figure grave de beau garçon, mais la jeune fille, étranglée par une émotion soudaine, défaillante, se mit à trembler tellement, que ses dents s'entrechoquaient. Le rêve qui la hantait depuis quelque temps venait de prendre tout à coup, dans une espèce d'hallucination, l'apparence d'une réalité. On avait parlé de noce, un prêtre était là, bénissant, des hommes en surplis psalmodiaient des prières ; n'était-ce pas elle qu'on mariait ?

Eut-elle dans les doigts une secousse nerveuse, l'obsession de son coeur avait-elle couru le long de ses veines jusqu'au coeur de son voisin ? Comprit-il, devina-t-il, fut-il comme elle envahi par une sorte d'ivresse d'amour ? ou bien, savait-il seulement par expérience qu'aucune femme ne lui résistait ? Elle s'aperçut soudain qu'il pressait sa main, doucement d'abord, puis plus fort, plus fort, à la briser. Et, sans que sa figure remuât, sans que personne s'en aperçût, il dit, oui certes, il dit très distinctement : " Oh ! Jeanne, si vous vouliez, ce seraient nos fiançailles. "

Elle baissa la tête d'un mouvement très lent qui peut-être voulait dire " oui ". Et le prêtre qui jetait encore de l'eau bénite leur en envoya quelques gouttes sur les doigts.

C'était fini. Les femmes se relevaient. Le retour fut une débandade. La croix, entre les mains de l'enfant de choeur, avait perdu sa dignité ; elle filait vite, oscillant de droite à gauche, ou bien penchée en avant, prête à tomber sur le nez. Le curé, qui ne priait plus, galopait derrière ; les chantres et le serpent avaient disparu par une ruelle pour être plus tôt déshabillés, et les matelots, par groupes, se hâtaient. Une même pensée, qui mettait en leur tête comme une odeur de cuisine, allongeait les jambes, mouillait les bouches de salive, descendait jusqu'au fond des ventres où elle faisait chanter les boyaux.

Un bon déjeuner les attendait aux Peuples.

La grande table était mise dans la cour sous les pommiers. Soixante personnes y prirent place : marins et paysans. La baronne, au centre, avait à ses côtés les deux curés, celui d'Yport et celui des Peuples. Le baron, en face, était flanqué du maire et de sa femme, maigre campagnarde déjà vieille, qui adressait de tous les côtés une multitude de petits saluts. Elle avait une figure étroite serrée dans son grand bonnet normand, une vraie tête de poule à huppe blanche, avec un oeil tout rond et toujours étonné ; et elle mangeait par petits coups rapides comme si elle eût picoté son assiette avec son nez.

Jeanne, à côté du parrain, voyageait dans le bonheur. Elle ne voyait plus rien, ne savait plus rien, et se taisait, la tête brouillée de joie.

Elle lui demanda : " Quel est donc votre petit nom ? "

Il dit : " Julien. Vous ne saviez pas ? "

Mais elle ne répondit point, pensant : " Comme je le répéterai souvent, ce nom-là ! "

Quand le repas fut fini, on laissa la cour aux matelots et on passa de l'autre côté du château. La baronne se mit à faire son exercice, appuyée sur le baron, escortée de ses deux prêtres. Jeanne et Julien allèrent jusqu'au bosquet, entrèrent dans les petits chemins touffus ; et tout à coup il lui saisit les mains : " Dites, voulez-vous être ma femme ? "

Elle baissa encore la tête ; et comme il balbutiait : " Répondez, je vous en supplie ! " elle releva ses yeux vers lui, tout doucement ; et il lut la réponse dans son regard.

--- 4 ---

Le baron, un matin, entra dans la chambre de Jeanne avant qu'elle fût levée, et s'asseyant sur les pieds du lit : " M. le vicomte de Lamare nous a demandé ta main. "

Elle eut envie de cacher sa figure sous les draps.

Son père reprit : " Nous avons remis notre réponse à tantôt. " Elle haletait, étranglée par l'émotion. Au bout d'une minute le baron, qui souriait, ajouta : " Nous n'avons rien voulu faire sans t'en parler. Ta mère et moi ne sommes pas opposés à ce mariage, sans prétendre cependant t'y engager. Tu es beaucoup plus riche que lui, mais, quand il s'agit du bonheur d'une vie, on ne doit pas se préoccuper de l'argent. Il n'a plus aucun parent ; si tu l'épousais donc ce serait un fils qui entrerait dans notre famille, tandis qu'avec un autre, c'est toi, notre fille, qui irait chez des étrangers. Le garçon nous plaît. Te plairait-il... à toi ? "

Elle balbutia, rouge jusqu'aux cheveux : " Je veux bien, papa. "

Et petit père, en la regardant au fond des yeux, et riant toujours, murmura : " Je m'en doutais un peu, mademoiselle. "

Elle vécut jusqu'au soir comme si elle était grise, sans savoir ce qu'elle faisait, prenant machinalement des objets pour d'autres, et les jambes toutes molles de fatigue sans qu'elle eût marché.

Vers six heures, comme elle était assise avec petite mère sous le platane, le vicomte parut.

Le coeur de Jeanne se mit à battre follement. Le jeune homme s'avançait sans paraître ému. Lorsqu'il fut tout près, il prit les doigts de la baronne et les baisa, puis soulevant à son tour la main frémissante de la jeune fille, il y déposa de toutes ses lèvres un long baiser tendre et reconnaissant.

Et la radieuse saison des fiançailles commença. Ils causaient seuls dans les coins du salon ou bien assis sur le talus au fond du bosquet devant la lande sauvage. Parfois, ils se promenaient dans l'allée de petite mère, lui, parlant d'avenir, elle, les yeux baissés sur la trace poudreuse du pied de la baronne.

Une fois la chose décidée, on voulut hâter le dénouement ; il fut donc convenu que la cérémonie aurait lieu dans six semaines, au 15 août ; et que les jeunes mariés partiraient immédiatement pour leur voyage de noces. Jeanne consultée sur le pays qu'elle voulait visiter se décida pour la Corse où l'on devait être plus seuls que dans les villes d'Italie.

Ils attendaient le moment fixé pour leur union sans impatience trop vive, mais enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse, savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigts pressés, des regards passionnés si longs que les âmes semblent se mêler ; et vaguement tourmentés par le désir indécis des grandes étreintes.

On résolut de n'inviter personne au mariage, à l'exception de tante Lison, la soeur de la baronne, qui vivait comme dame pensionnaire dans un couvent de Versailles.

Après la mort de leur père, la baronne avait voulu garder sa soeur avec elle ; mais la vieille fille, poursuivie par l'idée qu'elle gênait tout le monde, qu'elle était inutile et importune, se retira dans une de ces maisons religieuses qui louent des appartements aux gens tristes et isolés dans l'existence.

Elle venait, de temps en temps, passer un mois ou deux dans sa famille.

C'était une petite femme qui parlait peu, s'effaçait toujours, apparaissait seulement aux heures des repas, et remontait ensuite dans sa chambre où elle restait enfermée sans cesse.

Elle avait un air bon et vieillot, bien qu'elle fût âgée seulement de quarante-deux ans, un oeil doux et triste ; elle n'avait jamais compté pour rien dans sa famille. Toute petite, comme elle n'était point jolie ni turbulente, on ne l'embrassait guère ; et elle restait tranquille et douce dans les coins. Depuis elle demeura toujours sacrifiée. Jeune fille, personne ne s'occupa d'elle.

C'était quelque chose comme une ombre ou un objet familier, un meuble vivant qu'on est accoutumé à voir chaque jour, mais dont on ne s'inquiète jamais.

Sa soeur, par habitude prise dans la maison paternelle, la considérait comme un être manqué, tout à fait insignifiant. On la traitait avec une familiarité sans gêne qui cachait une sorte de bonté méprisante. Elle s'appelait Lise et semblait gênée par ce nom pimpant et jeune. Quand on avait vu qu'elle ne se mariait pas, qu'elle ne se marierait sans doute point, de Lise on avait fait Lison. Depuis la naissance de Jeanne, elle était devenue " tante Lison ", une humble parente, proprette, affreusement timide, même avec sa saur et son beau-frère qui l'aimaient pourtant, mais d'une affection vague participant d'une tendresse indifférente, d'une compassion inconsciente et d'une bienveillance naturelle.

Quelquefois, quand la baronne parlait des choses lointaines de sa jeunesse, elle prononçait, pour fixer une date : " C'était à l'époque du coup de tête de Lison. "

On n'en disait jamais plus ; et " ce coup de tête " restait comme enveloppé de brouillard.

Un soir Lise, âgée alors de vingt ans, s'était jetée à l'eau sans qu'on sût pourquoi. Rien dans sa vie, dans ses manières, ne pouvait faire pressentir cette folie. On l'avait repêchée à moitié morte ; et ses parents, levant des bras indignés, au lieu de chercher la cause mystérieuse de cette action, s'étaient contentés de parler du " coup de tête ", comme ils parlaient de l'accident du cheval " Coco " qui s'était cassé la jambe un peu auparavant dans une ornière et qu'on avait été obligé d'abattre.

Depuis lors, Lise, bientôt Lison, fut considérée comme un esprit très faible. Le doux mépris qu'elle avait inspiré à ses proches s'infiltra lentement dans le coeur de tous les gens qui l'entouraient. La petite Jeanne elle-même, avec cette divination naturelle des enfants, ne s'occupait point d'elle, ne montait jamais l'embrasser dans son lit, ne pénétrait jamais dans sa chambre. La bonne Rosalie, qui donnait à cette chambre les quelques soins nécessaires, semblait seule savoir où elle était située.

Quand tante Lison entrait dans la salle à manger pour le déjeuner, la " Petite " allait, par habitude, lui tendre son front ; et voilà tout.

Si quelqu'un voulait lui parler, on envoyait un domestique la quérir ; et, quand elle n'était pas là, on ne s'occupait jamais d'elle, on ne songeait jamais à elle, on n'aurait jamais eu la pensée de s'inquiéter, de demander : " Tiens, mais je n'ai pas vu Lison, ce matin. "

Elle ne tenait point de place ; c'était un de ces êtres qui demeurent inconnus même à leurs proches, comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un de ces êtres qui ne savent entrer ni dans l'existence, ni dans les habitudes, ni dans l'amour de ceux qui vivent à côté d'eux.

Quand on prononçait " tante Lison ", ces deux mots n'éveillaient pour ainsi dire aucune affection en l'esprit de personne. C'est comme si on avait dit " la cafetière ou le sucrier ".

Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets ; ne faisait jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer aux objets la propriété de ne rendre aucun son. Ses mains paraissaient faites d'une espèce d'ouate, tant elle maniait légèrement et délicatement ce qu'elle touchait.

Elle arriva vers la mi-juillet, toute bouleversée par l'idée de ce mariage. Elle apportait une foule de cadeaux qui, venant d'elle, demeurèrent presque inaperçus.

Dès le lendemain de sa venue on ne remarqua plus qu'elle était là.

Mais en elle fermentait une émotion extraordinaire, et ses yeux ne quittaient point les fiancés. Elle s'occupa du trousseau avec une énergie singulière, une activité fiévreuse, travaillant comme une simple couturière dans sa chambre où personne ne la venait voir.

À tout moment elle présentait à la baronne des mouchoirs qu'elle avait ourlés elle-même, des serviettes dont elle avait brodé les chiffres, en demandant : " Est-ce bien comme ça, Adélaïde ? " Et petite mère, tout en examinant nonchalamment l'objet, répondait : " Ne te donne donc pas tant de mal, ma pauvre Lison. "

Un soir, vers la fin du mois, après une journée de lourde chaleur, la lune se leva dans une de ces nuits claires et tièdes, qui troublent, attendrissent, font s'exalter, semblent éveiller toutes les poésies secrètes de l'âme. Les souffles doux des champs entraient dans le salon tranquille. La baronne et son mari jouaient mollement une partie de cartes dans la clarté ronde que l'abat-jour de la lampe dessinait sur la table ; tante Lison, assise entre eux, tricotait ; et les jeunes gens accoudés à la fenêtre ouverte regardaient le jardin plein de clarté.

Le tilleul et le platane semaient leur ombre sur le grand gazon qui s'étendait ensuite, pâle et luisant, jusqu'au bosquet tout noir.

Attirée invinciblement par le charme tendre de cette nuit, par cet éclairement vaporeux des arbres et des massifs, Jeanne se tourna vers ses parents : " Petit père, nous allons faire un tour là, sur l'herbe, devant le château. " Le baron dit, sans quitter son jeu : " Allez, mes enfants ", et se remit à sa partie.

Ils sortirent et commencèrent à marcher lentement sur la grande pelouse blanche jusqu'au petit bois du fond.

L'heure avançait sans qu'ils songeassent à rentrer. La baronne, fatiguée, voulut monter à sa chambre : " Il faut rappeler les amoureux ", dit-elle.

Le baron, d'un coup d'oeil, parcourut le vaste jardin lumineux, où les deux ombres erraient doucement.

" Laisse-les donc, reprit-il, il fait si bon dehors ! Lison va les attendre ; n'est-ce pas, Lison ? "

La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit de sa voix timide : " Certainement, je les attendrai. "

Petit père souleva la baronne, et, lassé lui-même par la chaleur du jour : " Je vais me coucher aussi ", dit-il. Et il partit avec sa femme.

Alors tante Lison à son tour se leva, et, laissant sur le bras du fauteuil l'ouvrage commencé, sa laine et la grande aiguille, elle vint s'accouder à la fenêtre et contempla la nuit charmante.

Les deux fiancés allaient sans fin, à travers le gazon, du bosquet jusqu'au perron, du perron jusqu'au bosquet. Ils se serraient les doigts et ne parlaient plus, comme sortis d'eux-mêmes, tout mêlés à la poésie visible qui s'exhalait de la terre.

Jeanne tout à coup aperçut dans le cadre de la fenêtre la silhouette de la vieille fille que dessinait la clarté de la lampe.

" Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regarde. "

Le vicomte releva la tête, et, de cette voix indifférente qui parle sans pensée :

" Oui, tante Lison nous regarde. "

Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s'aimer.

Mais la rosée couvrait l'herbe, ils eurent un petit frisson de fraîcheur.

" Rentrons maintenant ", dit-elle.

Et ils revinrent.

Lorsqu'ils pénétrèrent dans le salon, tante Lison s'était remise à tricoter ; elle avait le front penché sur son travail ; et ses doigts maigres tremblaient un peu, comme s'ils eussent été très fatigués.

Jeanne s'approcha:

" Tante, on va dormir, à présent. "

La vieille fille tourna les yeux ; ils étaient rouges comme si elle eût pleuré. Les amoureux n'y prirent point garde ; mais le jeune homme aperçut soudain les fins souliers de la jeune fille tout couverts d'eau. Il fut saisi d'inquiétude et demanda tendrement : " N'avez-vous point froid à vos chers petits pieds ? "

Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués d'un tremblement si fort que son ouvrage s'en échappa ; la pelote de laine roula au loin sur le parquet ; et, cachant brusquement sa figure dans ses mains, elle se mit à pleurer par grands sanglots convulsifs.

Les deux fiancés la regardaient stupéfaits, immobiles. Jeanne brusquement se mit à ses genoux, écarta ses bras, bouleversée, répétant :

" Mais qu'as-tu, mais qu'as-tu, tante Lison ? "

Alors la pauvre femme, balbutiant, avec la voix toute mouillée de larmes, et le corps crispé de chagrin, répondit :

" C'est quand il t'a demandé... N'avez-vous pas froid à... à... à vos chers petits pieds ?... on ne m'a jamais dit de ces choses-là... à moi... jamais... jamais... "

Jeanne, surprise, apitoyée, eut cependant envie de rire à la pensée d'un amoureux débitant des tendresses à Lison ; et le vicomte s'était retourné pour cacher sa gaieté.

Mais la tante se leva soudain, laissa sa laine à terre et son tricot sur le fauteuil, et elle se sauva sans lumière dans l'escalier sombre, cherchant sa chambre à tâtons.

Restés seuls, les deux jeunes gens se regardèrent, égayés et attendris. Jeanne murmura : " Cette pauvre tante !... " Julien reprit : " Elle doit être un peu folle, ce soir. "

Ils se tenaient les mains sans se décider à se séparer, et doucement, tout doucement, ils échangèrent leur premier baiser devant le siège vide que venait de quitter tante Lison.

Ils ne pensaient plus guère, le lendemain, aux larmes de la vieille fille.

Les deux semaines qui précédèrent le mariage laissèrent Jeanne assez calme et tranquille comme si elle eût été fatiguée d'émotions douces.

Elle n'eut pas non plus le temps de réfléchir durant la matinée du jour décisif. Elle éprouvait seulement une grande sensation de vide en tout son corps, comme si sa chair, son sang, ses os se fussent fondus sous la peau ; et elle s'apercevait, en touchant les objets, que ses doigts tremblaient beaucoup.

Elle ne reprit possession d'elle que dans le choeur de l'église pendant l'office.

Mariée ! Ainsi elle était mariée ! La succession de choses, de mouvements, d'événements accomplis depuis l'aube lui paraissait un rêve, un vrai rêve. Il est de ces moments où tout semble changé autour de nous ; les gestes même ont une signification nouvelle ; jusqu'aux heures qui ne semblent plus à leur place ordinaire.

Elle se sentait étourdie, étonnée surtout. La veille encore rien n'était modifié dans son existence ; l'espoir constant de sa vie devenait seulement plus proche, presque palpable. Elle s'était endormie jeune fille ; elle était femme maintenant.

Donc elle avait franchi cette barrière qui semble cacher l'avenir avec toutes ses joies, ses bonheurs rêvés. Elle sentait comme une porte ouverte devant elle ; elle allait entrer dans l'Attendu.

La cérémonie finissait. On passa dans la sacristie presque vide ; car on n'avait invité personne ; puis on ressortit.

Quand ils apparurent sur la porte de l'église, un fracas formidable fit faire un bond à la mariée et pousser un grand cri à la baronne : c'était une salve de coups de fusil tirée par les paysans ; et jusqu'aux Peuples les détonations ne cessèrent plus.

Une collation était servie pour la famille, le curé des châtelains et celui d'Yport, le marié et les témoins choisis parmi les gros cultivateurs des environs.

Puis on fit un tour dans le jardin pour attendre le dîner. Le baron, la baronne, tante Lison, le maire et l'abbé Picot se mirent à parcourir l'allée de petite mère ; tandis que dans l'allée en face l'autre prêtre lisait son bréviaire en marchant à grands pas.

On entendait, de l'autre côté du château, la gaieté bruyante des paysans qui buvaient du cidre sous les pommiers. Tout le pays endimanché emplissait la cour. Les gars et les filles se poursuivaient.

Jeanne et Julien traversèrent le bosquet, puis montèrent sur le talus, et, muets tous deux, se mirent à regarder la mer. Il faisait un peu frais, bien qu'on fût au milieu d'août ; le vent du nord soufflait, et le grand soleil luisait durement dans le ciel tout bleu.

Les jeunes gens, pour trouver de l'abri, traversèrent la lande en tournant à droite, voulant gagner la vallée ondulante et boisée qui descend vers Yport. Dès qu'ils eurent atteint les taillis, aucun souffle ne les effleura plus, et ils quittèrent le chemin pour prendre un étroit sentier s'enfonçant sous les feuilles. Ils pouvaient à peine marcher de front ; alors elle sentit un bras qui se glissait lentement autour de sa taille.

Elle ne disait rien, haletante, le coeur précipité, la respiration coupée. Des branches basses leur caressaient les cheveux ; ils se courbaient souvent pour passer. Elle cueillit une feuille ; deux bêtes à bon Dieu, pareilles à deux frêles coquillages rouges, étaient blotties dessous.

Alors elle dit, innocente et rassurée un peu : " Tiens, un ménage. "

Julien effleura son oreille de sa bouche : " Ce soir vous serez ma femme. "

Quoiqu'elle eût appris bien des choses dans son séjour aux champs, elle ne songeait encore qu'à la poésie de l'amour, et fut surprise. Sa femme ? ne l'était-elle pas déjà ?

Alors il se mit à l'embrasser à petits baisers rapides sur la tempe et sur le cou, là où frisaient les premiers cheveux. Saisie à chaque fois par ces baisers d'homme auxquels elle n'était point habituée, elle penchait instinctivement la tête de l'autre côté pour éviter cette caresse qui la ravissait cependant.

Mais ils se trouvèrent soudain sur la lisière du bois. Elle s'arrêta, confuse d'être si loin. Qu'allait-on penser ? " Retournons ", dit-elle.

Il retira le bras dont il serrait sa taille, et, en se tournant tous deux, ils se trouvèrent face à face, si près qu'ils sentirent leurs haleines sur leurs visages ; et ils se regardèrent. Ils se regardèrent d'un de ces regards fixes, aigus, pénétrants, où deux âmes croient se mêler. Ils se cherchèrent dans leurs yeux, derrière leurs yeux, dans cet inconnu impénétrable de l'être, ils se sondèrent dans une muette et obstinée interrogation. Que seraient-ils l'un pour l'autre ? Que serait cette vie qu'ils commençaient ensemble ? Que se réservaient-ils l'un à l'autre de joies, de bonheurs ou de désillusions en ce long tête-à-tête indissoluble du mariage ? Et il leur sembla, à tous les deux, qu'ils ne s'étaient pas encore vus,

Et tout à coup, Julien, posant ses deux mains sur les épaules de sa femme, lui jeta à pleine bouche un baiser profond comme elle n'en avait jamais reçu. Il descendit, ce baiser, il pénétra dans ses veines et dans ses moelles ; et elle en eut une telle secousse mystérieuse qu'elle repoussa éperdument Julien de ses deux bras, et faillit tomber sur le dos.

" Allons-nous-en. Allons-nous-en ", balbutia-t-elle.

Il ne répondit pas, mais il lui prit les mains qu'il garda dans les siennes.

Ils n'échangèrent plus un mot jusqu'à la maison. Le reste de l'après-midi sembla long.

On se mit à table à la nuit tombante.

Le dîner fut simple et assez court, contrairement aux usages normands. Une sorte de gêne paralysait les convives. Seuls les deux prêtres, le maire et les quatre fermiers invités montrèrent un peu de cette grosse gaieté qui doit accompagner les noces.

Le rire semblait mort, un mot du maire le ranima. Il était neuf heures environ ; on allait prendre le café. Au-dehors, sous les pommiers de la première cour, le bal champêtre commençait. Par la fenêtre ouverte on apercevait toute la fête. Des lumignons pendus aux branches donnaient aux feuilles des nuances de vert-de-gris. Rustres et rustaudes sautaient en rond en hurlant un air de danse sauvage qu'accompagnaient faiblement deux violons et une clarinette juchés sur une grande table de cuisine en estrade. Le chant tumultueux des paysans couvrait entièrement parfois la chanson des instruments ; et la frêle musique déchirée par les voix déchaînées semblait tomber du ciel en lambeaux, en petits fragments de quelques notes éparpillées.

Deux grandes barriques entourées de torches flambantes versaient à boire à la foule. Deux servantes étaient occupées à rincer incessamment les verres et les bols dans un baquet, pour les tendre, encore ruisselants d'eau, sous les robinets d'où coulait le filet rouge du vin ou le filet d'or du cidre pur. Et les danseurs assoiffés, les vieux tranquilles, les filles en sueur se pressaient, tendaient les bras pour saisir à leur tour un vase quelconque et se verser à grands flots dans la gorge, en renversant la tête, le liquide qu'ils préféraient.

Sur une table on trouvait du pain, du beurre, du fromage et des saucisses. Chacun avalait une bouchée de temps en temps, et, sous le plafond de feuilles illuminées, cette fête saine et violente donnait aux convives mornes de la salle l'envie de danser aussi, de boire au ventre de ces grosses futailles en mangeant une tranche de pain avec du beurre et un oignon cru.

Le maire qui battait la mesure avec son couteau s'écria : " Sacristi ! ça va bien, c'est comme qui dirait les noces de Ganache. "

Un frisson de rire étouffé courut. Mais l'abbé Picot, ennemi naturel de l'autorité civile, répliqua : " Vous voulez dire de Cana. " L'autre n'accepta pas la leçon. " Non, monsieur le curé, je m'entends ; quand je dis Ganache, c'est Ganache. "

On se leva et on passa dans le salon. Puis on alla se mêler un peu au populaire en goguette. Puis les invités se retirèrent.

Le baron et la baronne eurent à voix basse une sorte de querelle. Mme Adélaïde, plus essoufflée que jamais, semblait refuser ce que demandait son mari ; enfin elle dit, presque haut : " Non, mon ami, je ne peux pas, je ne saurais comment m'y prendre. "

Petit père alors, la quittant brusquement, s'approcha de Jeanne. " Veux-tu faire un tour avec moi, fillette ? " Tout émue, elle répondit : " Comme tu voudras, papa. " Ils sortirent.

Dès qu'ils furent devant la porte, du côté de la mer, un petit vent sec les saisit. Un de ces vents froids d'été, qui sentent déjà l'automne.

Des nuages galopaient dans le ciel, voilant, puis redécouvrant les étoiles.

Le baron serrait contre lui le bras de sa fille en lui pressant tendrement la main. Ils marchèrent quelques minutes. Il semblait indécis, troublé. Enfin il se décida.

" Mignonne, je vais remplir un rôle difficile qui devrait revenir à ta mère ; mais comme elle s'y refuse, il faut bien que je prenne sa place. J'ignore ce que tu sais des choses de l'existence. Il est des mystères qu'on cache soigneusement aux enfants, aux filles surtout, aux filles qui doivent rester pures d'esprit, irréprochablement pures jusqu'à l'heure où nous les remettons entre les bras de l'homme qui prendra soin de leur bonheur. C'est à lui qu'il appartient de lever ce voile jeté sur le doux secret de la vie. Mais elles, si aucun soupçon ne les a encore effleurées, se révoltent souvent devant la réalité un peu brutale cachée derrière les rêves. Blessées en leur âme, blessées même en leur corps, elles refusent à l'époux ce que la loi, la loi humaine et la loi naturelle lui accordent comme un droit absolu. Je ne puis t'en dire davantage, ma chérie ; mais n'oublie point ceci, que tu appartiens tout entière à ton mari. "

Que savait-elle au juste ? que devinait-elle ? Elle s'était mise à trembler, oppressée d'une mélancolie accablante et douloureuse comme un pressentiment.

Ils rentrèrent. Une surprise les arrêta sur la porte du salon. Mme Adélaïde sanglotait sur le coeur de Julien. Ses pleurs, des pleurs bruyants poussés comme par un soufflet de forge, semblaient lui sortir en même temps du nez, de la bouche et des yeux ; et le jeune homme interdit, gauche, soutenait la grosse femme abattue en ses bras pour lui recommander sa chérie, sa mignonne, son adorée fillette.

Le baron se précipita : " Oh ! pas de scène ; pas d'attendrissement, je vous prie ", et, prenant sa femme, il l'assit dans un fauteuil pendant qu'elle s'essuyait le visage. Il se tourna ensuite vers Jeanne : " Allons, petite, embrasse ta mère bien vite et va te coucher. "

Prête à pleurer aussi, elle embrassa ses parents rapidement et s'enfuit.

Tante Lison s'était déjà retirée en sa chambre. Le baron et sa femme restèrent seuls avec Julien. Et ils demeuraient si gênés tous les trois qu'aucune parole ne leur venait, les deux hommes en tenue de soirée, debout, les yeux perdus, Mme Adélaïde abattue sur son siège avec des restes de sanglots dans la gorge. Leur embarras devenait intolérable, le baron se mit à parler du voyage que les jeunes gens devaient entreprendre dans quelques jours.

Jeanne, dans sa chambre, se laissait déshabiller par Rosalie qui pleurait comme une source. Les mains errantes au hasard, elle ne trouvait plus ni les cordons ni les épingles et elle semblait assurément plus émue encore que sa maîtresse. Mais Jeanne ne songeait guère aux larmes de sa bonne ; il lui semblait qu'elle était entrée dans un autre monde, partie sur une autre terre, séparée de tout ce qu'elle avait connu, de tout ce qu'elle avait chéri. Tout lui semblait bouleversé dans sa vie et dans sa pensée ; même cette idée étrange lui vint : " Aimait-elle son mari ? " Voilà qu'il lui apparaissait tout à coup comme un étranger qu'elle connaissait à peine. Trois mois auparavant elle ne savait point qu'il existait, et maintenant elle était sa femme. Pourquoi cela ? Pourquoi tomber si vite dans le mariage comme dans un trou ouvert sous vos pas ?

Quand elle fut en toilette de nuit, elle se glissa dans son lit ; et ses draps un peu frais, faisant frissonner sa peau, augmentèrent cette sensation de froid, de solitude, de tristesse qui lui pesait sur l'âme depuis deux heures.

Rosalie s'enfuit, toujours sanglotant ; et Jeanne attendit. Elle attendit anxieuse, le coeur crispé, ce je ne sais quoi deviné, et annoncé en termes confus par son père, cette révélation mystérieuse de ce qui est le grand secret de l'amour.

Sans qu'elle eût entendu monter l'escalier, on frappa trois coups légers contre sa porte. Elle tressaillit horriblement et ne répondit point. On frappa de nouveau, puis la serrure grinça. Elle se cacha la tête sous ses couvertures comme si un voleur eût pénétré chez elle. Des bottines craquèrent doucement sur le parquet ; et soudain on toucha son lit.

Elle eut un sursaut nerveux et poussa un petit cri ; et, dégageant sa tête, elle vit Julien debout devant elle, qui souriait en la regardant. " Oh ! que vous m'avez fait peur ! " dit-elle.

Il reprit : " Vous ne m'attendiez donc point ? " Elle ne répondit pas. Il était en grande toilette, avec sa figure grave de beau garçon ; et elle se sentit affreusement honteuse d'être couchée ainsi devant cet homme si correct.

Ils ne savaient que dire, que faire, n'osant même pas se regarder à cette heure sérieuse et décisive d'où dépend l'intime bonheur de toute la vie.

Il sentait vaguement peut-être quel danger offre cette bataille, et quelle souple possession de soi, quelle rusée tendresse il faut pour ne froisser aucune des subtiles pudeurs, des infinies délicatesses d'une âme virginale et nourrie de rêves.

Alors, doucement, il lui prit la main qu'il baisa, et, s'agenouillant auprès du lit comme devant un autel, il murmura d'une voix aussi légère qu'un souffle : " Voudrez-vous m'aimer ? " Elle, rassurée tout à coup, souleva sur l'oreiller sa tête ennuagée de dentelles, et elle sourit : " Je vous aime déjà, mon ami. "

Il mit en sa bouche les petits doigts fins de sa femme, et la voix changée par ce bâillon de chair : " Voulez-vous me prouver que vous m'aimez ? "

Elle répondit, troublée de nouveau, sans bien comprendre ce qu'elle disait, sous le souvenir des paroles de son père : " Je suis à vous, mon ami. "

Il couvrit son poignet de baisers mouillés, et, se redressant lentement, il approchait de son visage qu'elle recommençait à cacher.

Soudain, jetant un bras en avant par-dessus le lit, il enlaça sa femme à travers les draps, tandis que, glissant son autre bras sous l'oreiller, il le soulevait avec la tête : et, tout bas, tout bas il demanda : " Alors, vous voulez bien me faire une toute petite place à côté de vous ? "

Elle eut peur, une peur d'instinct, et balbutia : " Oh ! pas encore, je vous prie. "

Il sembla désappointé, un peu froissé, et il reprit d'un ton toujours suppliant, mais plus brusque : " Pourquoi plus tard puisque nous finirons toujours par là ? "

Elle lui en voulut de ce mot ; mais soumise et résignée, elle répéta pour la deuxième fois : " Je suis à vous, mon ami. "

Alors, il disparut bien vite dans le cabinet de toilette ; et elle entendait distinctement ses mouvements avec des froissements d'habits défaits, un bruit d'argent dans la poche, la chute successive des bottines.

Et tout à coup, en caleçon, en chaussettes, il traversa vivement la chambre pour aller déposer sa montre sur la cheminée. Puis il retourna, en courant, dans la petite pièce voisine, remua quelque temps encore et Jeanne se retourna rapidement de l'autre côté en fermant les yeux, quand elle sentit qu'il arrivait.

Elle fit un soubresaut comme pour se jeter à terre lorsque glissa vivement contre sa jambe une autre jambe froide et velue ; et, la figure dans ses mains, éperdue, prête à crier de peur et d'effarement, elle se blottit tout au fond du lit.

Aussitôt, il la prit en ses bras, bien qu'elle lui tournât le dos, et il baisait voracement son cou, les dentelles flottantes de sa coiffure de nuit et le col brodé de sa chemise.

Elle ne remuait pas, raidie dans une horrible anxiété, sentant une main forte qui cherchait sa poitrine cachée entre ses coudes. Elle haletait bouleversée sous cet attouchement brutal ; et elle avait surtout envie de se sauver, de courir par la maison, de s'enfermer quelque part, loin de cet homme.

Il ne bougeait plus. Elle recevait sa chaleur dans son dos. Alors son effroi s'apaisa encore et elle pensa brusquement qu'elle n'aurait qu'à se retourner pour l'embrasser.

À la fin, il parut s'impatienter, et d'une voix attristée : " Vous ne voulez donc point être ma petite femme ? " Elle murmura à travers ses doigts : " Est-ce que je ne la suis pas ? " Il répondit avec une nuance de mauvaise humeur : " Mais non, ma chère, voyons, ne vous moquez pas de moi. "

Elle se sentit toute remuée par le ton mécontent de sa voix ; et elle se tourna tout à coup vers lui pour lui demander pardon.

Il la saisit à bras-le-corps, rageusement, comme affamé d'elle ; et il parcourait de baisers rapides, de baisers mordants, de baisers fous, toute sa face et le haut de sa gorge, l'étourdissant de caresses. Elle avait ouvert les mains et restait inerte sous ses efforts, ne sachant plus ce qu'elle faisait, ce qu'il faisait, dans un trouble de pensée qui ne lui laissait rien comprendre. Mais une souffrance aiguë la déchira soudain ; et elle se mit à gémir, tordue dans ses bras, pendant qu'il la possédait violemment.

Que se passa-t-il ensuite ? Elle n'en eut guère le souvenir, car elle avait perdu la tête ; il lui sembla seulement qu'il lui jetait sur les lèvres une grêle de petits baisers reconnaissants.

Puis il dut lui parler et elle dut lui répondre. Puis il fit d'autres tentatives qu'elle repoussa avec épouvante ; et comme elle se débattait, elle rencontra sur sa poitrine ce poil épais qu'elle avait déjà senti sur sa jambe, et elle se recula de saisissement.

Las enfin de la solliciter sans succès, il demeura immobile sur le dos.

Alors elle songea ; elle se dit, désespérée jusqu'au fond de son âme, dans la désillusion d'une ivresse rêvée si différente, d'une chère attente détruite, d'une félicité crevée : " Voilà donc ce qu'il appelle être sa femme ; c'est cela ! c'est cela ! "

Et elle resta longtemps ainsi, désolée, l'oeil errant sur les tapisseries du mur, sur la vieille légende d'amour qui enveloppait sa chambre.

Mais, comme Julien ne parlait plus, ne remuait plus, elle tourna lentement son regard vers lui, et elle s'aperçut qu'il dormait ! Il dormait, la bouche entrouverte, le visage calme ! Il dormait !

Elle ne le pouvait croire, se sentant indignée, plus outragée par ce sommeil que par sa brutalité, traitée comme la première venue. Pouvait-il dormir une nuit pareille ? Ce qui s'était passé entre eux n'avait donc pour lui rien de surprenant ? Oh ! elle eût mieux aimé être frappée, violentée encore, meurtrie de caresses odieuses jusqu'à perdre connaissance.

Elle resta immobile, appuyée sur un coude, penchée vers lui, écoutant entre ses lèvres passer un léger souffle qui, parfois, prenait une apparence de ronflement.

Le jour parut, terne d'abord, puis clair, puis rose, puis éclatant. Julien ouvrit les yeux, bâilla, étendit ses bras, regarda sa femme, sourit, et demanda : " As-tu bien dormi, ma chérie ? "

Elle s'aperçut qu'il lui disait " tu " maintenant et elle répondit, stupéfaite : " Mais oui. Et vous ? " Il dit : " Oh ! moi, fort bien. " Et, se tournant vers elle, il l'embrassa, puis se mit à causer tranquillement. Il lui développait des projets de vie, avec des idées d'économie ; et ce mot revenu plusieurs fois étonnait Jeanne. Elle l'écoutait sans bien saisir le sens des paroles, le regardait, songeait à mille choses rapides qui passaient, effleurant à peine son esprit.

Huit heures sonnèrent. " Allons, il faut nous lever, dit-il, nous serions ridicules en restant tard au lit ", et il descendit le premier. Quand il eut fini sa toilette, il aida gentiment sa femme en tous les menus détails de la sienne, ne permettant pas qu'on appelât Rosalie.

Au moment de sortir, il l'arrêta. " Tu sais, entre nous, nous pouvons nous tutoyer maintenant, mais devant tes parents il vaut mieux attendre encore. Ce sera tout naturel en revenant de notre voyage de noces. "

Elle ne se montra qu'à l'heure du déjeuner. Et la journée s'écoula ainsi qu'à l'ordinaire comme si rien de nouveau n'était survenu. Il n'y avait qu'un homme de plus dans la maison.

--- 5 ---

Quatre jours plus tard arriva la berline qui devait les emporter à Marseille.

Après l'angoisse du premier soir, Jeanne s'était habituée déjà au contact de Julien, à ses baisers, à ses caresses tendres, bien que sa répugnance n'eût pas diminué pour leurs rapports plus intimes.

Elle le trouvait beau, elle l'aimait ; elle se sentait de nouveau heureuse et gaie.

Les adieux furent courts et sans tristesse. La baronne seule semblait émue ; et elle mit, au moment où la voiture allait partir, une grosse bourse lourde comme du plomb dans la main de sa fille : " C'est pour tes petites dépenses de jeune femme ", dit-elle.

Jeanne la jeta dans sa poche ; et les chevaux détalèrent.

Vers le soir, Julien lui dit : " Combien ta mère t'a-t-elle donné dans cette bourse ? " Elle n'y pensait plus et elle la versa sur ses genoux. Un flot d'or se répandit : deux mille francs. Elle battit des mains : " Je ferai des folies ", et elle resserra l'argent.

Après huit jours de route, par une chaleur terrible, ils arrivèrent à Marseille.

Et le lendemain le Roi-Louis, un petit paquebot qui allait à Naples en passant par Ajaccio, les emportait vers la Corse.

La Corse ! les maquis ! les bandits ! les montagnes ! la patrie de Napoléon ! Il semblait à Jeanne qu'elle sortait de la réalité pour entrer, tout éveillée, dans un rêve.

Côte à côte sur le pont du navire, ils regardaient courir les falaises de la Provence. La mer immobile, d'un azur puissant, comme figée, comme durcie dans la lumière ardente qui tombait du soleil, s'étalait sous le ciel infini, d'un bleu presque exagéré.

Elle dit : " Te rappelles-tu notre promenade dans le bateau du père Lastique ? "

Au lieu de répondre, il lui jeta rapidement un baiser dans l'oreille.

Les roues du vapeur battaient l'eau, troublant son épais sommeil ; et par-derrière une longue trace écumeuse, une grande traînée pâle où l'onde remuée moussait comme du champagne, allongeait jusqu'à perte de vue le sillage tout droit du bâtiment,

Soudain, vers l'avant, à quelques brasses seulement, un énorme poisson, un dauphin, bondit hors de l'eau, puis y replongea la tête la première et disparut. Jeanne toute saisie eut peur, poussa un cri, et se jeta sur la poitrine de Julien. Puis elle se mit à rire de sa frayeur, et regarda, anxieuse, si la bête n'allait pas reparaître. Au bout de quelques secondes elle jaillit de nouveau comme un gros joujou mécanique. Puis elle retomba, ressortit encore ; puis elles furent deux, puis trois, puis six qui semblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte à leur frère monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer. Elles passaient à gauche, revenaient à droite du navire, et tantôt ensemble, tantôt l'une après l'autre, comme dans un jeu, dans une poursuite gaie, elles s'élançaient en l'air par un grand saut qui décrivait une courbe, puis elles replongeaient à la queue leu leu.

Jeanne battait des mains, tressaillait, ravie, à chaque apparition des énormes et souples nageurs. Son coeur bondissait comme eux dans une joie folle et enfantine.

Tout à coup, ils disparurent. On les aperçut encore une fois, très loin, vers la pleine mer ; puis on ne les vit plus, et Jeanne ressentit, pendant quelques secondes, un chagrin de leur départ.

Le soir venait, un soir calme, radieux, plein de clarté, de paix heureuse. Pas un frisson dans l'air ou sur l'eau ; et ce repos illimité de la mer et du ciel s'étendait aux âmes engourdies où pas un frisson non plus ne passait.

Le grand soleil s'enfonçait doucement là-bas, vers l'Afrique invisible, l'Afrique, la terre brûlante dont on croyait déjà sentir les ardeurs ; mais une sorte de caresse fraîche, qui n'était cependant pas même une apparence de brise, effleura les visages lorsque l'astre eut disparu.

Ils ne voulurent pas rentrer dans leur cabine où l'on sentait toutes les horribles odeurs des paquebots ; et ils s'étendirent tous les deux sur le pont, flanc contre flanc, roulés dans leurs manteaux. Julien s'endormit tout de suite ; mais Jeanne restait les yeux ouverts, agitée par l'inconnu du voyage. Le bruit monotone des roues la berçait ; et elle regardait au-dessus d'elle ces légions d'étoiles si claires, d'une lumière aiguë, scintillante et comme mouillée, dans ce ciel pur du Midi.

Vers le matin, cependant, elle s'assoupit. Des bruits, des voix la réveillèrent. Les matelots, en chantant, faisaient la toilette du navire. Elle secoua son mari, immobile dans le sommeil, et ils se levèrent.

Elle buvait avec exaltation la saveur de la brume salée qui lui pénétrait jusqu'au bout des doigts. Partout la mer. Pourtant, vers l'avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l'aube naissante, une sorte d'accumulation de nuages singuliers, pointus, déchiquetés, semblait posée sur les flots.

Puis cela apparut plus distinct ; les formes se marquèrent davantage sur le ciel éclairci ; une grande ligne de montagnes cornues et bizarres surgit : la Corse, enveloppée dans une sorte de voile léger.

Et le soleil se leva derrière, dessinant toutes les saillies des crêtes en ombres noires ; puis tous les sommets s'allumèrent tandis que le reste de l'île demeurait embrumé de vapeur.

Le capitaine, un vieux petit homme tanné, séché, raccourci, racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pont, et, d'une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par les cris poussés dans les bourrasques, il dit à Jeanne :

" La sentez-vous, cette gueuse-là ? "

Elle sentait en effet une forte et singulière odeur de plantes, d'arômes sauvages.

Le capitaine reprit :

" C'est la Corse qui fleure comme ça, madame ; c'est son odeur de jolie femme, à elle. Après vingt ans d'absence, je la reconnaîtrais à cinq milles au large. J'en suis. Lui, là-bas, à Sainte-Hélène, il en parle toujours, paraît-il, de l'odeur de son pays. Il est de ma famille. "

Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salua là-bas, à travers l'océan, le grand empereur prisonnier qui était de sa famille.

Jeanne fut tellement émue qu'elle faillit pleurer.

Puis le marin tendit le bras vers l'horizon : " Les Sanguinaires ! " dit-il.

Julien, debout près de sa femme, la tenait par la taille, et tous deux regardaient au loin pour découvrir le point indiqué.

Ils aperçurent enfin quelques rochers en forme de pyramides, que le navire contourna bientôt pour entrer dans un golfe immense et tranquille, entouré d'un peuple de hauts sommets dont les pentes basses semblaient couvertes de mousses.

Le capitaine indiqua cette verdure : " Le maquis. "

À mesure qu'on avançait, le cercle des monts semblait se refermer derrière le bâtiment qui nageait avec lenteur dans un lac d'azur si transparent qu'on en voyait parfois le fond.

Et la ville apparut soudain, toute blanche, au fond du golfe, au bord des flots, au pied des montagnes.

Quelques petits bateaux italiens étaient à l'ancre dans le port. Quatre ou cinq barques s'en vinrent rôder autour du Roi-Louis pour chercher ses passagers.

Julien, qui réunissait les bagages, demanda tout bas à sa femme : " C'est assez, n'est-ce pas, de donner vingt sous à l'homme de service ? "

Depuis huit jours il posait à tout moment la même question, dont elle souffrait chaque fois. Elle répondit avec un peu d'impatience : " Quand on n'est pas sûr de donner assez, on donne trop. "

Sans cesse, il discutait avec les maîtres et les garçons d'hôtel, avec les voituriers, avec les vendeurs de n'importe quoi, et quand il avait, à force d'arguties, obtenu un rabais quelconque, il disait à Jeanne, en se frottant les mains : " Je n'aime pas être volé. "

Elle tremblait en voyant venir les notes, sûre d'avance des observations qu'il allait faire sur chaque article, humiliée par ces marchandages, rougissant jusqu'aux cheveux sous le regard méprisant des domestiques qui suivaient son mari de l'oeil en gardant au fond de la main son insuffisant pourboire.

Il eut encore une discussion avec le batelier qui les mit à terre.

Le premier arbre qu'elle vit fut un palmier !

Ils descendirent dans un grand hôtel vide, à l'encoignure d'une vaste place, et se firent servir à déjeuner.

Lorsqu'ils eurent fini le dessert, au moment où Jeanne se levait pour aller vagabonder par la ville, Julien, la prenant dans ses bras, lui murmura tendrement à l'oreille : " Si nous nous couchions un peu, ma chatte ? "

Elle resta surprise : " Nous coucher ? Mais je ne me sens pas fatiguée. "

Il l'enlaça. " J'ai envie de toi. Tu comprends ? Depuis deux jours !... "

Elle s'empourpra, honteuse, balbutiant : " Oh ! maintenant ! Mais que dirait-on ? Comment oserais-tu demander une chambre en plein jour ? Oh ! Julien, je t'en supplie. "

Mais il l'interrompit : " Je m'en moque un peu de ce que peuvent dire et penser des gens d'hôtel. Tu vas voir comme ça me gêne. "

Et il sonna.

Elle ne disait plus rien, les yeux baissés, révoltée toujours dans son âme et dans sa chair, devant ce désir incessant de l'époux, n'obéissant qu'avec dégoût, résignée, mais humiliée, voyant là quelque chose de bestial, de dégradant, une saleté enfin.

Ses sens dormaient encore, et son mari la traitait maintenant comme si elle eût partagé ses ardeurs.

Quand le garçon fut arrivé, Julien lui demanda de les conduire à leur chambre. L'homme, un vrai Corse velu jusque dans les yeux, ne comprenait pas, affirmait que l'appartement serait préparé pour la nuit.

Julien impatienté s'expliqua : " Non, tout de suite. Nous sommes fatigués du voyage, nous voulons nous reposer. "

Alors un sourire glissa dans la barbe du valet et Jeanne eut envie de se sauver.

Quand ils redescendirent, une heure plus tard, elle n'osait plus passer devant les gens qu'elle rencontrait, persuadée qu'ils allaient rire et chuchoter derrière son dos. Elle en voulait en son coeur à Julien de ne pas comprendre cela, de n'avoir point ces fines pudeurs, ces délicatesses d'instinct ; et elle sentait entre elle et lui comme un voile, un obstacle, s'apercevant pour la première fois que deux personnes ne se pénètrent jamais jusqu'à l'âme, jusqu'au fond des pensées, qu'elles marchent côte à côte, enlacées parfois, mais non mêlées, et que l'être moral de chacun de nous reste éternellement seul par la vie.

Ils demeurèrent trois jours dans cette petite ville cachée au fond de son golfe bleu, chaude comme dans une fournaise derrière son rideau de montagnes qui ne laisse jamais le vent souffler jusqu'à elle.

Puis un itinéraire fut arrêté pour leur voyage, et, afin de ne reculer devant aucun passage difficile, ils décidèrent de louer des chevaux. Ils prirent donc deux petits étalons corses à l'oeil furieux, maigres et infatigables, et se mirent en route un matin au lever du jour. Un guide monté sur une mule les accompagnait et portait les provisions, car les auberges sont inconnues en ce pays sauvage.

La route suivait d'abord le golfe pour s'enfoncer dans une vallée peu profonde allant vers les grands monts. Souvent on traversait des torrents presque secs ; une apparence de ruisseau remuait encore sous les pierres, comme une bête cachée, faisait un glouglou timide. Le pays inculte semblait tout nu. Les flancs des côtes étaient couverts de hautes herbes, jaunes en cette saison brûlante. Parfois on rencontrait un montagnard soit à pied, soit sur son petit cheval, soit à califourchon sur son âne gros comme un chien. Et tous avaient sur le dos le fusil chargé, vieilles armes rouillées, redoutables en leurs mains.

Le mordant parfum des plantes aromatiques dont l'île est couverte semblait épaissir l'air ; et la route allait s'élevant lentement au milieu des longs replis des monts.

Les sommets de granit rose ou bleu donnaient au vaste paysage des tons de féerie ; et, sur les pentes plus basses, des forêts de châtaigniers immenses avaient l'air de buissons verts tant les vagues de la terre soulevée sont géantes en ce pays.

Quelquefois le guide, tendant la main vers les hauteurs escarpées, disait un nom. Jeanne et Julien regardaient, ne voyaient rien, puis découvraient enfin quelque chose de gris pareil à un amas de pierres tombées du sommet. C'était un village, un petit hameau de granit accroché là, cramponné comme un vrai nid d'oiseau, presque invisible sur l'immense montagne.

Ce long voyage au pas énervait Jeanne. " Courons un peu ", dit-elle. Et elle lança son cheval. Puis comme elle n'entendait pas son mari galoper près d'elle, elle se retourna et se mit à rire d'un rire fou en le voyant accourir, pâle, tenant la crinière de la bête et bondissant étrangement. Sa beauté même, sa figure de beau cavalier rendaient plus drôles sa maladresse et sa peur.

Ils se mirent alors à trotter doucement. La route maintenant s'étendait entre deux interminables taillis qui couvraient toute la côte, comme un manteau.

C'était le maquis, l'impénétrable maquis, formé de chênes verts, de genévriers, d'arbousiers, de lentisques, d'alaternes, de bruyères, de lauriers-tins, de myrtes et de buis que reliaient entre eux, les mêlant comme des chevelures, des clématites enlaçantes, des fougères monstrueuses, des chèvrefeuilles, des cystes, des romarins, des lavandes, des ronces, jetant sur le dos des monts une inextricable toison.

Ils avaient faim. Le guide les rejoignit et les conduisit auprès d'une de ces sources charmantes, si fréquentes dans les pays escarpés, fil mince et rond d'eau glacée qui sort d'un petit trou dans la roche et coule au bout d'une feuille de châtaignier disposée par un passant pour amener le courant menu jusqu'à la bouche.

Jeanne se sentait tellement heureuse qu'elle avait grand-peine à ne point jeter des cris d'allégresse.

Ils repartirent et commencèrent à descendre, en contournant le golfe de Sagone.

Vers le soir, ils traversèrent Cargèse, le village grec fondé là jadis par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. De grandes et belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à la taille fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe auprès d'une fontaine. Julien leur ayant crié " Bonsoir ", elles répondirent d'une voix chantante dans la langue harmonieuse du pays abandonné.

En arrivant à Piana, il fallut demander l'hospitalité comme dans les temps anciens et dans les contrées perdues. Jeanne frissonnait de joie en attendant que s'ouvrît la porte où Julien avait frappé. Oh ! c'était bien un voyage, cela ! avec tout l'imprévu des routes inexplorées.

Ils s'adressaient justement à un jeune ménage. On les reçut comme les patriarches devaient recevoir l'hôte envoyé de Dieu, et ils dormirent sur une paillasse de maïs, dans une vieille maison vermoulue dont toute la charpente piquée des vers, parcourue par les longs tarets mangeurs de poutres, bruissait, semblait vivre et soupirer.

Ils partirent au soleil levant et bientôt ils s'arrêtèrent en face d'une forêt, d'une vraie forêt de granit pourpré. C'étaient des pics, des colonnes, des clochetons, des figures surprenantes modelées par le temps, le vent rongeur et la brume de mer.

Hauts jusqu'à trois cents mètres, minces, ronds, tortus, crochus, difformes, imprévus, fantastiques, ces surprenants rochers semblaient des arbres, des plantes, des bêtes, des monuments, des hommes, des moines en robe, des diables cornus, des oiseaux démesurés, tout un peuple monstrueux, une ménagerie de cauchemar pétrifiée par le vouloir de quelque Dieu extravagant.

Jeanne ne parlait plus, le coeur serré, et elle prit la main de Julien qu'elle étreignit, envahie d'un besoin d'aimer devant cette beauté des choses.

Et soudain, sortant de ce chaos, ils découvrirent un nouveau golfe ceint tout entier d'une muraille sanglante de granit rouge. Et dans la mer bleue ces roches écarlates se reflétaient.

Jeanne balbutia : " Oh ! Julien ! " sans trouver d'autres mots, attendrie d'admiration, la gorge étranglée ; et deux larmes coulèrent de ses yeux. Il la regardait, stupéfait, demandant : " Qu'as-tu, ma chatte ? "

Elle essuya ses joues, sourit et, d'une voix un peu tremblante : " Ce n'est rien... c'est nerveux... Je ne sais pas... J'ai été saisie. Je suis si heureuse que la moindre chose me bouleverse le coeur. "

Il ne comprenait pas ces énervements de femme, les secousses de ces êtres vibrants affolés d'un rien, qu'un enthousiasme remue comme une catastrophe, qu'une sensation insaisissable révolutionne, affole de joie ou désespère.

Ces larmes lui semblaient ridicules, et, tout entier à la préoccupation du mauvais chemin : " Tu ferais mieux, dit-il, de veiller à ton cheval. "

Par une route presque impraticable, ils descendirent au fond de ce golfe, puis tournèrent à droite pour gravir le sombre val d'Ota.

Mais le sentier s'annonçait horrible. Julien proposa : " Si nous montions à pied ? " Elle ne demandait pas mieux, ravie de marcher, d'être seule avec lui après l'émotion de tout à l'heure.

Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux, et ils allèrent à petits pas.

La montagne, fendue du haut en bas, s'entrouvrait. Le sentier s'enfonce dans cette brèche. Il suit le fond entre deux prodigieuses murailles ; et un gros torrent parcourt cette crevasse. L'air est glacé, le granit paraît noir et tout là-haut ce qu'on voit du ciel bleu étonne et engourdit.

Un bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva les yeux ; un énorme oiseau s'envolait d'un trou : c'était un aigle. Ses ailes ouvertes semblaient chercher les deux parois du puits et il monta jusqu'à l'azur où il disparut.

Plus loin, la fêlure du mont se dédouble ; le sentier grimpe entre les deux ravins, en zigzags brusques. Jeanne légère et folle allait la première, faisant rouler des cailloux sous ses pieds, intrépide, se penchant sur les abîmes. Il la suivait, un peu essoufflé, les yeux à terre par crainte du vertige.

Tout à coup le soleil les inonda ; ils crurent sortir de l'enfer. Ils avaient soif, une trace humide les guida, à travers un chaos de pierres, jusqu'à une source toute petite canalisée dans un bâton creux pour l'usage des chevriers. Un tapis de mousse couvrait le sol alentour. Jeanne s'agenouilla pour boire ; et Julien en fit autant.

Et comme elle savourait la fraîcheur de l'eau, il lui prit la taille et tâcha de lui voler sa place au bout du conduit de bois. Elle résista ; leurs lèvres se battaient, se rencontraient, se repoussaient. Dans les hasards de la lutte, ils saisissaient tour à tour la mince extrémité du tube et la mordaient pour ne point lâcher. Et le filet d'eau froide, repris et quitté sans cesse, se brisait et se renouait, éclaboussait les visages, les cous, les habits, les mains. Des gouttelettes pareilles à des perles luisaient dans leurs cheveux. Et des baisers coulaient dans le courant.

Soudain Jeanne eut une inspiration d'amour. Elle emplit sa bouche du clair liquide, et, les joues gonflées comme des outres, fit comprendre à Julien que, lèvre à lèvre, elle voulait le désaltérer.

Il tendit sa gorge, souriant, la tête en arrière, les bras ouverts ; et il but d'un trait à cette source de chair vive qui lui versa dans les entrailles un désir enflammé.

Jeanne s'appuyait sur lui avec une tendresse inusitée ; son coeur palpitait ; ses reins se soulevaient ; ses yeux semblaient amollis, trempés d'eau. Elle murmura tout bas : " Julien... je t'aime ! " et, l'attirant à son tour, elle se renversa et cacha dans ses mains son visage empourpré de honte.

Il s'abattit sur elle, l'étreignant avec emportement. Elle haletait dans une attente énervée ; et tout à coup elle poussa un cri, frappée, comme de la foudre, par la sensation qu'elle appelait.

Ils furent longtemps à gagner le sommet de la montée tant elle demeurait palpitante et courbaturée, et ils n'arrivèrent à Évisa que le soir, chez un parent de leur guide, Paoli Palabretti.

C'était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l'air morne d'un phtisique. Il les conduisit dans leur chambre, une triste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays, où toute élégance reste ignorée ; et il exprimait en son langage, patois corse, bouillie de français et d'italien, son plaisir à les recevoir, quand une voix claire l'interrompit ; et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille étroite, des dents toujours dehors dans un rire continu, s'élança, embrassa Jeanne, secoua la main de Julien en répétant : " Bonjour, madame, bonjour, monsieur, ça va bien ? "

Elle enleva les chapeaux, les châles, rangea tout avec un seul bras, car elle portait l'autre en écharpe, puis elle fit sortir tout le monde, en disant à son mari : " Va les promener jusqu'au dîner. "

M. Palabretti obéit aussitôt, se plaça entre les deux jeunes gens et leur fit voir le village. Il traînait ses pas et ses paroles, toussant fréquemment, et répétant à chaque quinte : " C'est l'air du Val qui est fraîche, qui m'est tombée sur la poitrine. "

Il les guida, par un sentier perdu, sous des châtaigniers démesurés. Soudain, il s'arrêta, et, de son accent monotone : " C'est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori. Tenez, j'étais tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de nous. "Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce ; n'y va pas Jean, ou je te tue, je te le dis. "

" Je pris le bras de Jean : "N'y va pas, Jean, il le ferait."

" C'était pour une fille qu'ils suivaient tous deux, Paulina Sinacoupi.

" Mais Jean se mit à crier : "J'irai, Mathieu ; ce n'est pas toi qui m'empêcheras. "

" Alors Mathieu abaissa son fusil, avant que j'aie pu ajuster le mien, et il tira.

" Jean fit un grand saut des deux pieds comme un enfant qui danse à la corde, oui, monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien que mon fusil en échappa et roula jusqu'au gros châtaignier là-bas.

" Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit plus un mot, il était mort. "

Les jeunes gens regardaient, stupéfaits, le tranquille témoin de ce crime. Jeanne demanda : " Et l'assassin ? "

Paoli Palabretti toussa longtemps, puis il reprit : " Il a gagné la montagne. C'est mon frère qui l'a tué, l'an suivant. Vous savez bien, mon frère, Philippi Palabretti, le bandit. "

Jeanne frissonna : " Votre frère ? un bandit ? "

Le Corse placide eut un éclair de fierté dans l'oeil. " Oui, madame, c'était un célèbre, celui-là. Il a mis à bas six gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, lorsqu'ils ont été cernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et qu'ils allaient périr de faim. "

Puis il ajouta, d'un air résigné : " C'est le pays qui veut ça ", du même ton qu'il prenait pour dire : " C'est l'air du Val qui est fraîche. "

Puis ils rentrèrent dîner, et la petite Corse les traita comme si elle les eût connus depuis vingt ans.

Mais une inquiétude poursuivait Jeanne. Retrouverait-elle encore entre les bras de Julien cette étrange et véhémente secousse des sens qu'elle avait ressentie sur la mousse de la fontaine ?

Lorsqu'ils furent seuls dans la chambre, elle tremblait de rester encore insensible sous ses baisers. Mais elle se rassura bien vite ; et ce fut sa première nuit d'amour.

Et, le lendemain, à l'heure de partir, elle ne se décidait plus à quitter cette humble maison où il lui semblait qu'un bonheur nouveau avait commencé pour elle.

Elle attira dans sa chambre la petite femme de son hôte et, tout en établissant bien qu'elle ne voulait point lui faire de cadeau, elle insista, se fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dès son retour, un souvenir, un souvenir auquel elle attachait une idée presque superstitieuse.

La jeune Corse résista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin elle consentit : " Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit pistolet, un tout petit. "

Jeanne ouvrit de grands yeux. L'autre ajouta tout bas, près de l'oreille, comme on confie un doux et intime secret : " C'est pour tuer mon beau-frère. " Et, souriant, elle déroula vivement les bandes qui enveloppaient sa chair ronde et blanche, traversée de part en part d'un coup de stylet presque cicatrisé : " Si je n'avais pas été aussi forte que lui, dit-elle, if m'aurait tuée. Mon mari n'est pas jaloux, lui, il me connaît ; et puis il est malade, vous savez ; et cela lui calme le sang. D'ailleurs, je suis une honnête femme, moi, madame ; mais mon beau-frère croit tout ce qu'on lui dit. Il est jaloux pour mon mari ; et il recommencera certainement. Alors, j'aurais un petit pistolet, je serais tranquille, et sûre de me venger. "

Jeanne promit d'envoyer l'arme, embrassa tendrement sa nouvelle amie, et continua sa route.

Le reste de son voyage ne fut plus qu'un songe, un enlacement sans fin, une griserie de caresses. Elle ne vit rien, ni les paysages, ni les gens, ni les lieux où elle s'arrêtait. Elle ne regardait plus que Julien.

Alors commença l'intimité enfantine et charmante des niaiseries d'amour, des petits mots bêtes et délicieux, le baptême avec des noms mignards de tous les détours et contours et replis de leurs corps où se plaisaient leurs bouches.

Comme Jeanne dormait sur le côté droit, son téton du côté gauche était souvent à l'air au réveil. Julien, l'ayant remarqué, appelait celui-là : " monsieur de Couche-dehors " et l'autre " monsieur Lamoureux ", parce que la fleur rosée du sommet semblait plus sensible aux baisers.

La route profonde entre les deux devint " l'allée de petite mère " parce qu'il s'y promenait sans cesse ; et une autre route plus secrète fut dénommée le " chemin de Damas " en souvenir du val d'Ota.

En arrivant à Bastia, il fallut payer le guide. Julien fouilla dans ses poches. Ne trouvant point ce qu'il lui fallait, il dit à Jeanne : " Puisque tu ne te sers pas des deux mille francs de ta mère, donne-les-moi donc à porter. Ils seront plus en sûreté dans ma ceinture, et cela m'évitera de faire de la monnaie. "

Et elle lui tendit sa bourse.

Ils gagnèrent Livourne, visitèrent Florence, Gênes, toute la Corniche.

Par un matin de mistral, ils se retrouvèrent à Marseille.

Deux mois s'étaient écoulés depuis leur départ des Peuples. On était au 15 octobre.

Jeanne, saisie par le grand vent froid qui semblait venir de là-bas, de la lointaine Normandie, se sentait triste. Julien, depuis quelque temps, semblait changé, fatigué, indifférent ; et elle avait peur sans savoir de quoi.

Elle retarda de quatre jours encore leur voyage de rentrée, ne pouvant se décider à quitter ce bon pays du soleil. Il lui semblait qu'elle venait d'accomplir le tour du bonheur.

Ils s'en allèrent enfin.

Ils devaient faire à Paris tous leurs achats pour leur installation définitive aux Peuples ; et Jeanne se réjouissait de rapporter des merveilles, grâce au cadeau de petite mère ; mais la première chose à laquelle elle songea fut le pistolet promis à la jeune Corse d'Évisa.

Le lendemain de leur arrivée, elle dit à Julien :

" Mon chéri, veux-tu me rendre l'argent de maman parce que je vais faire mes emplettes ? "

Il se tourna vers elle avec un visage mécontent.

" Combien te faut-il ? "

Elle fut surprise et balbutia :

" Mais... ce que tu voudras. "

Il reprit : " Je vais te donner cent francs ; surtout ne les gaspille pas. "

Elle ne savait plus que dire, interdite, et confuse.

Enfin elle prononça en hésitant : " Mais... je... t'avais remis cet argent pour... "

Il ne la laissa pas achever.

" Oui, parfaitement. Que ce soit dans ta poche ou dans la mienne, qu'importe, du moment que nous avons la même bourse. Je ne t'en refuse point, n'est-ce pas, puisque je te donne cent francs. "

Elle prit les cinq pièces d'or, sans ajouter un mot, mais elle n'osa plus en demander d'autres et n'acheta rien que le pistolet.

Huit jours plus tard, ils se mirent en route pour rentrer aux Peuples.

 

La suite

 


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