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Devant la barrière blanche aux piliers de brique, la famille et les domestiques attendaient. La chaise de poste s'arrêta, et les embrassades furent longues. Petite mère pleurait ; Jeanne attendrie essuya deux larmes ; père, nerveux, allait et venait.

Puis, pendant qu'on déchargeait les bagages, le voyage fut raconté devant le feu du salon. Les paroles abondantes coulaient des lèvres de Jeanne ; et tout fut dit, tout, en une demi-heure, sauf peut-être quelques petits détails oubliés dans ce récit rapide.

Puis la jeune femme alla défaire ses paquets. Rosalie, tout émue aussi, l'aidait. Quand ce fut fini, quand le linge, les robes, les objets de toilette eurent été mis en place, la petite bonne quitta sa maîtresse ; et Jeanne, un peu lasse, s'assit.

Elle se demanda ce qu'elle allait faire maintenant, cherchant une occupation pour son esprit, une besogne pour ses mains. Elle n'avait point envie de redescendre au salon auprès de sa mère qui sommeillait ; et elle songeait à une promenade, mais la campagne semblait si triste qu'elle sentait en son coeur, rien qu'à la regarder par la fenêtre, une pesanteur de mélancolie.

Alors elle s'aperçut qu'elle n'avait plus rien à faire, plus jamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait été préoccupée de l'avenir, affairée de songeries. La continuelle agitation de ses espérances emplissait, en ce temps-là, ses heures sans qu'elle les sentît passer. Puis, à peine sortie des murs austères où ses illusions étaient écloses, son attente d'amour se trouvait tout de suite accomplie. L'homme espéré, rencontré, aimé, épousé en quelques semaines, comme on épouse en ces brusques déterminations, l'emportait dans ses bras sans la laisser réfléchir à rien.

Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l'inconnu. Oui, c'était fini d'attendre.

Alors plus rien à faire, aujourd'hui, ni demain ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement à une certaine désillusion, à un affaissement de ses rêves.

Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis, après avoir regardé quelque temps le ciel où roulaient des nuages sombres, elle se décida à sortir.

Étaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmes arbres qu'au mois de mai ? Qu'étaient donc devenues la gaieté ensoleillée des feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaient les pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient les marguerites, où frétillaient, comme au bout de fils invisibles, les fantasques papillons jaunes ? Et cette griserie de l'air chargé de vie, d'arômes, d'atomes fécondants n'existait plus.

Les avenues détrempées par les continuelles averses d'automne s'allongeaient, couvertes d'un épais tapis de feuilles mortes, sous la maigreur grelottante des peupliers presque nus. Les branches grêles tremblaient au vent, agitaient encore quelque feuillage prêt à s'égrener dans l'espace. Et sans cesse, tout le long du jour, comme une pluie incessante et triste à faire pleurer, ces dernières feuilles, toutes jaunes maintenant, pareilles à de larges sous d'or, se détachaient, tournoyaient, voltigeaient et tombaient.

Elle alla jusqu'au bosquet. Il était lamentable comme la chambre d'un mourant. La muraille verte, qui séparait et faisait secrètes les gentilles allées sinueuses, s'était éparpillée. Les arbustes emmêlés, comme une dentelle de bois fin, heurtaient les unes aux autres leurs maigres branches ; et le murmure des feuilles tombées et sèches que la brise poussait, remuait, amoncelait en tas par endroits, semblait un douloureux soupir d'agonie.

De tout petits oiseaux sautaient de place en place avec un léger cri frileux, cherchant un abri.

Garantis cependant par l'épais rideau des ormes jetés en avant-garde contre le vent de mer, le tilleul et le platane encore couverts de leur parure d'été semblaient vêtus l'un de velours rouge, l'autre de soie orange, teints aussi par les premiers froids selon la nature de leurs sèves.

Jeanne allait et venait à pas lents dans l'avenue de petite mère, le long de la ferme des Couillard. Quelque chose l'appesantissait comme le pressentiment des longs ennuis de la vie monotone qui commençait.

Puis elle s'assit sur le talus où Julien, pour la première fois, lui avait parlé d'amour ; et elle resta là, rêvassant, presque sans songer, alanguie jusqu'au coeur, avec une envie de se coucher, de dormir pour échapper à la tristesse de ce jour.

Tout à coup, elle aperçut une mouette qui traversait le ciel, emportée dans une rafale ; et elle se rappela cet aigle qu'elle avait vu, là-bas, en Corse, dans le sombre val d'Ota. Elle reçut au coeur la vive secousse que donne le souvenir d'une chose bonne et finie ; et elle revit brusquement l'île radieuse avec son parfum sauvage, son soleil qui mûrit les oranges et les cédrats, ses montagnes aux sommets roses, ses golfes d'azur, et ses ravins où roulent des torrents.

Alors l'humide et dur paysage qui l'entourait, avec la chute lugubre des feuilles, et les nuages gris entraînés par le vent, l'enveloppa d'une telle épaisseur de désolation qu'elle rentra pour ne point sangloter.

Petite mère, engourdie devant la cheminée, sommeillait, accoutumée à la mélancolie des journées, ne la sentant plus. Père et Julien étaient partis se promener en causant de leurs affaires. Et la nuit vint, semant de l'ombre morne dans le vaste salon, qu'éclairaient par éclats les reflets du feu.

Au-dehors, par les fenêtres, un reste de jour laissait distinguer encore cette nature sale de fin d'année, et le ciel grisâtre, comme frotté de boue lui-même.

Le baron bientôt parut, suivi de Julien ; dès qu'il eut pénétré dans la pièce enténébrée, il sonna, criant : " Vite, vite, de la lumière ! il fait triste ici. "

Et il s'assit devant la cheminée. Pendant que ses pieds mouillés fumaient près de la flamme, et que la crotte de ses semelles tombait, séchée par la chaleur, il se frottait gaiement les mains : " Je crois bien, dit-il, qu'il va geler ; le ciel s'éclaircit au nord ; c'est pleine lune ce soir ; ça piquera ferme cette nuit. "

Puis, se tournant vers sa fille : " Eh bien, petite, es-tu contente d'être revenue dans ton pays, dans ta maison, auprès des vieux ? "

Cette simple question bouleversa Jeanne. Elle se jeta dans les bras de son père, les yeux pleins de larmes, et l'embrassa nerveusement, comme pour se faire pardonner ; car, malgré ses efforts de coeur pour être gaie, elle se sentait triste à défaillir. Elle songeait pourtant à la joie qu'elle s'était promise en retrouvant ses parents ; et elle s'étonnait de cette froideur qui paralysait sa tendresse, comme si, lorsqu'on a beaucoup pensé de loin aux gens qu'on aime, et perdu l'habitude de les voir à toute heure, on éprouvait, en les retrouvant, une sorte d'arrêt d'affection jusqu'à ce que les liens de la vie commune fussent renoués.

Le dîner fut long ; on ne parla guère. Julien semblait avoir oublié sa femme.

Au salon, ensuite, elle se laissa engourdir par le feu, en face de petite mère qui dormait tout à fait ; et, un moment réveillée par la voix des deux hommes qui discutaient, elle se demanda, en essayant de secouer son esprit, si elle allait aussi être saisie par cette léthargie morne des habitudes que rien n'interrompt.

La flamme de la cheminée, molle et rougeâtre pendant le jour, devenait vive, claire, crépitante. Elle jetait de grandes lueurs subites sur les tapisseries ternies des fauteuils, sur le renard et la cigogne, sur le héron mélancolique, sur la cigale et la fourmi.

Le baron se rapprocha, souriant et tendant ses doigts ouverts aux tisons vifs : " Ah ah ! ça flambe bien, ce soir. Il gèle, mes enfants, il gèle. " Puis il posa sa main sur l'épaule de Jeanne, et, montrant le feu : " Vois-tu, fillette, voilà ce qu'il y a de meilleur au monde : le foyer, le foyer avec les siens autour. Rien ne vaut ça. Mais si on allait se coucher. Vous devez être exténués, les enfants ? "

Remontée en sa chambre, la jeune femme se demandait comment deux retours aux mêmes lieux qu'elle croyait aimer pouvaient être si différents. Pourquoi se sentait-elle comme meurtrie, pourquoi cette maison, ce pays cher, tout ce qui, jusque-là, faisait frémir son coeur, lui semblaient-ils aujourd'hui si navrants ?

Mais son oeil soudain tomba sur sa pendule. La petite abeille voltigeait toujours de gauche à droite, et de droite à gauche, du même mouvement rapide et continu, au-dessus des fleurs de vermeil. Alors, brusquement, Jeanne fut traversée par un élan d'affection, remuée jusqu'aux larmes devant cette petite mécanique qui semblait vivante, qui lui chantait l'heure et palpitait comme une poitrine.

Certes, elle n'avait pas été aussi émue en embrassant père et mère. Le coeur a des mystères qu'aucun raisonnement ne pénètre.

Pour la première fois depuis son mariage, elle était seule en son lit, Julien, sous prétexte de fatigue, ayant pris une autre chambre. Il était convenu d'ailleurs que chacun aurait la sienne.

Elle fut longtemps à s'endormir, étonnée de ne plus sentir un corps contre le sien, déshabituée du sommeil solitaire, et troublée par le vent hargneux du nord qui s'acharnait contre le toit.

Elle fut réveillée au matin par une grande lueur qui teignait son lit de sang ; et ses carreaux, tout barbouillés de givre, étaient rouges comme si l'horizon entier brûlait.

S'enveloppant d'un grand peignoir, elle courut à sa fenêtre et l'ouvrit.

Une brise glacée, saine et piquante, s'engouffra dans sa chambre, lui cinglant la peau d'un froid aigu qui fit pleurer ses yeux ; et au milieu d'un ciel empourpré, un gros soleil rutilant et bouffi comme une figure d'ivrogne apparaissait derrière les arbres. La terre, couverte de gelée blanche, dure et sèche à présent, sonnait sous les pieds des gens de ferme. En cette seule nuit toutes les branches encore garnies des peupliers s'étaient dépouillées ; et derrière la lande apparaissait la grande ligne verdâtre des flots tout parsemés de traînées blanches.

Le platane et le tilleul se dévêtaient rapidement sous les rafales. À chaque passage de la brise glacée des tourbillons de feuilles détachées par la brusque gelée s'éparpillaient dans le vent comme un envolement d'oiseaux. Jeanne s'habilla, sortit, et, pour faire quelque chose, alla voir les fermiers.

Les Martin levèrent les bras, et la maîtresse l'embrassa sur les joues ; puis on la contraignit à boire un petit verre de noyau. Et elle se rendit à l'autre ferme. Les Couillard levèrent les bras ; la maîtresse la bécota sur les oreilles, et il fallut avaler un petit verre de cassis.

Après quoi elle rentra déjeuner.

Et la journée s'écoula comme celle de la veille, froide, au lieu d'être humide. Et les autres jours de la semaine ressemblèrent à ces deux-là ; et toutes les semaines du mois ressemblèrent à la première.

Peu à peu, cependant, son regret des contrées lointaines s'affaiblit. L'habitude mettait sur sa vie une couche de résignation pareille au revêtement de calcaire que certaines eaux déposent sur les objets. Et une sorte d'intérêt pour les mille choses insignifiantes de l'existence quotidienne, un souci des simples et médiocres occupations régulières renaquit en son coeur. En elle se développait une espèce de mélancolie méditante, un vague désenchantement de vivre. Que lui eût-il fallu ? Que désirait-elle ? Elle ne le savait pas. Aucun besoin mondain ne la possédait ; aucune soif de plaisir, aucun élan même vers les joies possibles ; lesquelles, d'ailleurs ? Ainsi que les vieux fauteuils du salon ternis par le temps, tout se décolorait doucement à ses yeux, tout s'effaçait, prenait une nuance pâle et morne.

Ses relations avec Julien avaient changé complètement. Il semblait tout autre depuis le retour de leur voyage de noces, comme un acteur qui a fini son rôle et reprend sa figure ordinaire. C'est à peine s'il s'occupait d'elle, s'il lui parlait même ; toute trace d'amour avait subitement disparu ; et les nuits étaient rares où il pénétrait dans sa chambre.

Il avait pris la direction de la fortune et de la maison, revisait les baux, harcelait les paysans, diminuait les dépenses, et ayant revêtu lui-même des allures de fermier gentilhomme, il avait perdu son vernis et son élégance de fiancé.

Il ne quittait plus, bien qu'il fût tigré de taches, un vieil habit de chasse en velours, garni de boutons de cuivre, retrouvé dans sa garde-robe de jeune homme, et, envahi par la négligence des gens qui n'ont plus besoin de plaire, il avait cessé de se raser, de sorte que sa barbe longue, mal coupée, l'enlaidissait incroyablement. Ses mains n'étaient plus soignées ; et il buvait, après chaque repas, quatre ou cinq petits verres de cognac.

Jeanne ayant essayé de lui faire quelques tendres reproches, il avait répondu si brusquement : " Tu vas me laisser tranquille, n'est-ce pas ? " qu'elle ne se hasarda plus à lui donner des conseils.

Elle avait pris son parti de ces changements d'une façon qui l'étonnait elle-même. Il était devenu un étranger pour elle, un étranger dont l'âme et le coeur lui restaient fermés. Elle y songeait souvent, se demandant d'où venait qu'après s'être rencontrés ainsi, aimés, épousés dans un élan de tendresse, ils se retrouvaient tout à coup presque aussi inconnus l'un à l'autre que s'ils n'avaient pas dormi côte à côte.

Et comment ne souffrait-elle pas davantage de son abandon ? Était-ce ainsi, la vie ? S'étaient-ils trompés ? N'y avait-il plus rien pour elle dans l'avenir ?

Si Julien était demeuré beau, soigné, élégant, séduisant, peut-être eût-elle beaucoup souffert ?

Il était convenu qu'après le jour de l'an les nouveaux mariés resteraient seuls ; et que père et petite mère retourneraient passer quelques mois dans leur maison de Rouen. Les jeunes gens, cet hiver-là, ne devaient point quitter les Peuples, pour achever de s'installer, de s'habituer et de se plaire aux lieux où allait s'écouler toute leur vie. Ils avaient quelques voisins d'ailleurs, à qui Julien présenterait sa femme. C'étaient les Briseville, les Coutelier et les Fourville.

Mais les jeunes gens ne pouvaient encore commencer leurs visites, parce qu'il avait été impossible jusque-là de faire venir le peintre pour changer les armoiries de la calèche.

La vieille voiture de famille avait été cédée en effet à son gendre par le baron ; et Julien, pour rien au monde, n'aurait consenti à se présenter dans les châteaux voisins si l'écusson des de Lamare n'avait été écartelé avec celui des Le Perthuis des Vauds.

Or, un seul homme dans le pays conservait la spécialité des ornements héraldiques, c'était un peintre de Bolbec, nommé Bataille, appelé tour à tour dans tous les castels normands pour fixer les précieux ornements sur les portières des véhicules.

Enfin, un matin de décembre, vers la fin du déjeuner, on vit un individu ouvrir la barrière et s'avancer dans le chemin droit. Il portait une boîte sur son dos. C'était Bataille.

On le fit entrer dans la salle et on lui servit à manger comme s'il eût été un monsieur, car sa spécialité, ses rapports incessants avec toute l'aristocratie du département, sa connaissance des armoiries, des termes consacrés, des emblèmes, en avaient fait une sorte d'homme-blason à qui les gentilshommes serraient la main.

On fit apporter aussitôt un crayon et du papier et, pendant qu'il mangeait, le baron et Julien esquissèrent leurs écussons écartelés. La baronne, toute secouée dès qu'il s'agissait de ces choses, donnait son avis ; et Jeanne elle-même prenait part à la discussion comme si quelque mystérieux intérêt se fût soudain éveillé en elle.

Bataille, tout en déjeunant, indiquait son opinion, prenait parfois le crayon, traçait un projet, citait des exemples, décrivait toutes les voitures seigneuriales de la contrée, semblait apporter avec lui, dans son esprit, dans sa voix même, une sorte d'atmosphère de noblesse.

C'était un petit homme à cheveux gris et ras, aux mains souillées de couleurs, et qui sentait l'essence. Il avait eu autrefois, disait-on, une vilaine affaire de moeurs ; mais la considération générale de toutes les familles titrées avait depuis longtemps effacé cette tache.

Dès qu'il eut fini son café, on le conduisit sous la remise et on enleva la toile cirée qui recouvrait la voiture. Bataille l'examina, puis il se prononça gravement sur les dimensions qu'il croyait nécessaires de donner à son dessin ; et, après un nouvel échange d'idées, il se mit à la besogne.

Malgré le froid, la baronne fit apporter un siège afin de le regarder travailler ; puis elle demanda une chaufferette pour ses pieds qui se glaçaient : et elle se mit tranquillement à causer avec le peintre, l'interrogeant sur des alliances qu'elle ignorait, sur les morts et les naissances nouvelles, complétant par ses renseignements l'arbre des généalogies qu'elle portait en sa mémoire.

Julien était demeuré près de sa belle-mère, à cheval sur une chaise. Il fumait sa pipe, crachait par terre, écoutait, et suivait de l'oeil la mise en couleur de sa noblesse.

Bientôt, le père Simon, qui se rendait au potager avec sa bêche sur l'épaule, s'arrêta lui-même pour considérer le travail ; et l'arrivée de Bataille ayant pénétré dans les deux fermes, les deux fermières ne tardèrent point à se présenter. Elles s'extasiaient debout aux deux côtés de la baronne, répétant : " Faut d'l'adresse tout d'même pour fignoler ces machines-là. "

Les écussons des deux portières ne purent être terminés que le lendemain, vers onze heures. Tout le monde aussitôt fut présent ; et on tira la calèche dehors pour mieux juger.

C'était parfait. On complimenta Bataille qui repartit avec sa boîte accrochée au dos. Et le baron, sa femme, Jeanne et Julien tombèrent d'accord sur ce point que le peintre était un garçon de grands moyens qui, si les circonstances l'avaient permis, serait devenu, sans aucun doute, un artiste,

Mais, par mesure d'économie, Julien avait accompli des réformes, qui nécessitaient des modifications nouvelles.

Le vieux cocher était devenu jardinier, le vicomte se chargeant de conduire lui-même et ayant vendu les carrossiers pour n'avoir plus à payer leur nourriture.

Puis, comme il fallait quelqu'un pour tenir les bêtes quand les maîtres seraient descendus, il avait fait un petit domestique d'un jeune vacher nommé Marius.

Enfin, pour se procurer des chevaux, il introduisit dans le bail des Couillard et des Martin une clause spéciale contraignant les deux fermiers à fournir chacun un cheval, un jour chaque mois, à la date fixée par lui, moyennant quoi ils demeuraient dispensés des redevances de volailles.

Donc les Couillard ayant amené une grande rosse à poil jaune, et les Martin un petit animal blanc à poil long, les deux bêtes furent attelées côte à côte ; et Marius, noyé dans une ancienne livrée du père Simon, amena devant le perron du château cet équipage.

Julien, nettoyé, la taille cambrée, avait retrouvé un peu de son élégance passée ; mais sa barbe longue lui donnait malgré tout un aspect commun.

Il considéra l'attelage, la voiture et le petit domestique, et les jugea satisfaisants, les armoiries repeintes ayant seules pour lui de l'importance.

La baronne descendue de sa chambre au bras de son mari monta avec peine, et s'assit, le dos soutenu par des coussins. Jeanne à son tour parut. Elle rit d'abord de l'accouplement des chevaux, le blanc, disait-elle, était le petit-fils du jaune ; puis, quand elle aperçut Marius, la face ensevelie dans son chapeau à cocarde, dont son nez seul limitait la descente, et les mains disparues dans la profondeur des manches, et les deux jambes enjuponnées dans les basques de sa livrée, dont ses pieds, chaussés de souliers énormes, sortaient étrangement par le bas ; et quand elle le vit renverser la tête en arrière pour regarder, lever le genou pour faire un pas, comme s'il allait enjamber un fleuve, et s'agiter comme un aveugle pour obéir aux ordres, perdu tout entier, disparu dans l'ampleur de ses vêtements, elle fut saisie d'un rire invincible, d'un rire sans fin.

Le baron se retourna, considéra le petit homme abasourdi, et, cédant aussitôt à la contagion, il éclata, appelant sa femme, ne pouvant plus parler. " Re-regarde Ma-Ma-Marius ! Est-il drôle ! Mon Dieu, est-il drôle. "

Alors la baronne, s'étant penchée par la portière et l'ayant considéré, fut secouée d'une telle crise de gaieté que toute la calèche dansait sur ses ressorts, comme soulevée par des cahots.

Mais Julien, la face pâle, demanda : " Qu'est-ce que vous avez à rire comme ça ? il faut que vous soyez fous ! "

Jeanne, malade, convulsée, impuissante à se calmer, s'assit sur une marche du perron. Le baron en fit autant ; et, dans la calèche, des éternuements convulsifs, une sorte de gloussement continu, disaient que la baronne étouffait. Et soudain la redingote de Marius se mit à palpiter. Il avait compris sans doute, car il riait lui-même de toute sa force au fond de sa coiffure.

Alors Julien exaspéré s'élança. D'une gifle il sépara la tête du gamin et le chapeau géant qui s'envola sur le gazon ; puis, s'étant retourné vers son beau-père, il balbutia d'une voix tremblante de colère : " Il me semble que ce n'est pas à vous de rire. Nous n'en serions pas là si vous n'aviez gaspillé votre fortune et mangé votre avoir. À qui la faute si vous êtes ruiné ? "

Tout la gaieté fut glacée, cessa net. Et personne ne dit un mot. Jeanne, prête à pleurer maintenant, monta sans bruit près de sa mère. Le baron, surpris et muet, s'assit en face des deux femmes ; et Julien s'installa sur le siège, après avoir hissé près de lui l'enfant larmoyant et dont la joue enflait.

La route fut triste et parut longue. Dans la voiture on se taisait. Mornes et gênés tous trois, ils ne voulaient point s'avouer ce qui préoccupait leurs coeurs. Ils sentaient bien qu'ils n'auraient pu parler d'autre chose, tant cette pensée douloureuse les obsédait, et ils aimaient mieux se taire tristement que de toucher à ce sujet pénible.

Au trot inégal des deux bêtes, la calèche longeait les cours des fermes, faisait fuir à grands pas des poules noires effrayées qui plongeaient et disparaissaient dans les haies, était parfois suivie d'un chien-loup hurlant, qui regagnait ensuite sa maison, le poil hérissé, en se retournant encore pour aboyer vers la voiture. Un gars en sabots crottés, à longues jambes nonchalantes, qui allait, les mains au fond des poches, la blouse bleue gonflée par le vent dans le dos, se rangeait pour laisser passer l'équipage, et retirait gauchement sa casquette, laissant voir ses cheveux plats collés au crâne.

Et, entre chaque ferme, les plaines recommençaient avec d'autres fermes, au loin de place en place.

Enfin, on pénétra dans une grande avenue de sapins aboutissant à la route. Les ornières boueuses et profondes faisaient se pencher la calèche et pousser des cris à petite mère. Au bout de l'avenue, une barrière blanche était fermée ; Marius courut l'ouvrir et on contourna un immense gazon pour arriver, par un chemin arrondi, devant un haut, vaste et triste bâtiment dont les volets étaient clos.

La porte du milieu soudain s'ouvrit ; et un vieux domestique paralysé, vêtu d'un gilet rouge rayé de noir que recouvrait en partie son tablier de service, descendit à petits pas obliques les marches du perron. Il prit le nom des visiteurs et les introduisit dans un spacieux salon dont il ouvrit péniblement les persiennes toujours fermées. Les meubles étaient voilés de housses, la pendule et les candélabres enveloppés de linge blanc ; et un air moisi, un air d'autrefois, glacé, humide, semblait imprégner les poumons, le coeur et la peau de tristesse.

Tout le monde s'assit et on attendit. Quelques pas entendus dans le corridor au-dessus annonçaient un empressement inaccoutumé. Les châtelains surpris s'habillaient au plus vite. Ce fut long. Une sonnette tinta plusieurs fois. D'autres pas descendirent un escalier, puis remontèrent.

La baronne, saisie par le froid pénétrant, éternuait coup sur coup. Julien marchait de long en large. Jeanne, morne, restait assise auprès de sa mère. Et le baron, adossé au marbre de la cheminée, demeurait le front bas.

Enfin, une des hautes portes tourna, découvrant le vicomte et la vicomtesse de Briseville. Ils étaient tous les deux petits, maigrelets, sautillants, sans âge appréciable, cérémonieux et embarrassés. La femme en robe de soie ramagée, coiffée d'un petit bonnet douairière à rubans, parlait vite de sa voix aigrelette.

Le mari serré dans une redingote pompeuse saluait avec un ploiement des genoux. Son nez, ses yeux, ses dents déchaussées, ses cheveux qu'on aurait dits enduits de cire et son beau vêtement d'apparat luisaient comme luisent les choses dont on prend grand soin.

Après les premiers compliments de bienvenue et les politesses de voisinage, personne ne trouva plus rien à dire. Alors on se félicita de part et d'autre sans raison. On continuerait, espérait-on des deux côtés, ces excellentes relations. C'était une ressource de se voir quand on habitait toute l'année la campagne.

Et l'atmosphère glaciale du salon pénétrait les os, enrouait les gorges. La baronne toussait maintenant sans avoir cessé tout à fait d'éternuer. Alors le baron donna le signal du départ. Les Briseville insistèrent. " Comment ? si vite ? Restez donc encore un peu. " Mais Jeanne s'était levée malgré les signes de Julien qui trouvait trop courte la visite.

On voulut sonner le domestique pour faire avancer la voiture. La sonnette ne marchait plus. Le maître du logis se précipita, puis vint annoncer qu'on avait mis les chevaux à l'écurie.

Il fallut attendre. Chacun cherchait une phrase, un mot à dire. On parla de l'hiver pluvieux. Jeanne, avec d'involontaires frissons d'angoisse, demanda ce que pouvaient faire leurs hôtes, tous deux seuls, toute l'année. Mais les Briseville s'étonnèrent de la question, car ils s'occupaient sans cesse, écrivant beaucoup à leurs parents nobles semés par toute la France, passant leurs journées en des occupations microscopiques, cérémonieux l'un vis-à-vis de l'autre comme en face des étrangers, et causant majestueusement des affaires les plus insignifiantes.

Et sous le haut plafond noirci du vaste salon inhabité, tout empaqueté en des linges, l'homme et la femme si petits, si propres, si corrects, semblaient à Jeanne des conserves de noblesse.

Enfin la voiture passa devant les fenêtres avec ses deux bidets inégaux. Mais Marius avait disparu. Se croyant libre jusqu'au soir, il était sans doute parti faire un tour dans la campagne.

Julien furieux pria qu'on le renvoyât à pied ; et, après beaucoup de saluts de part et d'autre, on reprit le chemin des Peuples.

Dès qu'ils furent enfermés dans la calèche, Jeanne et son père, malgré l'obsession pesante qui leur restait de la brutalité de Julien, se remirent à rire en contrefaisant les gestes et les intonations des Briseville. Le baron imitait le mari, Jeanne faisait la femme, mais la baronne un peu froissée dans ses respects leur dit : " Vous avez tort de vous moquer ainsi, ce sont des gens très comme il faut, appartenant à d'excellentes familles. " On se tut pour ne point contrarier petite mère, mais de temps en temps, malgré tout, père et Jeanne recommençaient en se regardant. Il saluait avec cérémonie, et, d'un ton solennel : " Votre château des Peuples doit être bien froid, madame, avec ce grand vent de mer qui le visite tout le jour ? " Elle prenait un air pincé, et minaudant avec un petit frétillement de la tête pareil à celui d'un canard qui se baigne : " Oh ! ici, monsieur, j'ai de quoi m'occuper toute l'année. Puis nous possédons tant de parents à qui écrire. Et M. de Briseville se décharge de tout sur moi. Il s'occupe de recherches savantes avec l'abbé Pelle. Ils font ensemble l'histoire religieuse de la Normandie. "

La baronne souriait à son tour, contrariée et bienveillante, et répétait : " Ce n'est pas bien de se moquer ainsi des gens de notre classe. "

Mais soudain la voiture s'arrêta, et Julien criait appelant quelqu'un par-derrière. Alors Jeanne et le baron, s'étant penchés aux portières, aperçurent un être singulier qui semblait rouler vers eux. Les jambes embarrassées dans la jupe flottante de sa livrée, aveuglé par sa coiffure qui chavirait sans cesse, agitant ses manches comme des ailes de moulin, pataugeant dans les larges flaques d'eau qu'il traversait éperdument, trébuchant contre toutes les pierres de la route, se trémoussant, bondissant et couvert de boue, Marius suivait la calèche de toute la vitesse de ses pieds.

Dès qu'il l'eut rattrapée, Julien, se penchant, l'empoigna par le collet, l'amena près de lui et, lâchant les rênes, se mit à cribler de coups de poing le chapeau qui s'enfonça jusqu'aux épaules du gamin en sonnant comme un tambour. Le gars hurlait là-dedans, essayait de fuir, de sauter du siège, tandis que son maître, le maintenant d'une main, frappait toujours avec l'autre.

Jeanne, éperdue, balbutiait : " Père... Oh ! père ! " et la baronne soulevée d'indignation serrait le bras de son mari. " Mais empêchez-le donc, Jacques. ". Alors brusquement le baron abaissa la vitre de devant, et, attrapant la manche de son gendre, lui jeta, d'une voix frémissante : " Avez-vous bientôt fini de frapper cet enfant ? "

Julien stupéfait se retourna : " Vous ne voyez donc pas dans quel état le bougre a mis sa livrée ? "

Mais le baron, la tête sortie entre les deux : " Eh, que m'importe ! on n'est pas brutal à ce point. " Julien se fâchait de nouveau : " Laissez-moi tranquille, s'il vous plaît, cela ne vous regarde pas ! " et il levait encore la main ; mais son beau-père la saisit brusquement et l'abaissa avec tant de force qu'il la heurta contre le bois du siège, et il cria si violemment : " Si vous ne cessez pas, je descends et je saurai bien vous arrêter, moi ! " que le vicomte se calma soudain, et, haussant les épaules sans répondre, il fouetta les bêtes qui partirent au grand trot.

Les deux femmes, livides, ne remuaient point, et on entendait distinctement les coups pesants du coeur de la baronne.

Au dîner Julien fut plus charmant que de coutume, comme si rien ne s'était passé. Jeanne, son père et Mme Adélaïde, qui oubliaient vite en leur sereine bienveillance, attendris de le voir aimable, se laissaient aller à la gaieté avec la sensation de bien-être des convalescents ; et, comme Jeanne reparlait des Briseville, son mari lui-même plaisanta, mais il ajouta bien vite : " C'est égal, ils ont grand air. "

On ne fit point d'autres visites, chacun craignant de raviver la question Marius. Il fut seulement décidé qu'on enverrait aux voisins des cartes au jour de l'an, et qu'on attendrait, pour aller les voir, les premiers jours tièdes du printemps prochain.

La Noël vint. On eut à dîner le curé, le maire et sa femme. On les invita de nouveau pour le jour de l'an. Ce furent les seules distractions qui rompirent le monotone enchaînement des jours.

Père et petite mère devaient quitter les Peuples le 9 janvier ; Jeanne les voulait retenir, mais Julien ne s'y prêtait guère, et le baron, devant la froideur grandissante de son gendre, fit venir de Rouen une chaise de poste.

La veille de leur départ, les paquets étant finis, comme il faisait une claire gelée, Jeanne et son père se résolurent à descendre jusqu'à Yport où ils n'avaient point été depuis le retour de Corse.

Ils traversèrent le bois qu'elle avait parcouru le jour de son mariage, toute mêlée à celui dont elle devenait pour toujours la compagne, le bois où elle avait reçu sa première caresse, tressailli du premier frisson, pressenti cet amour sensuel qu'elle ne devait connaître enfin que dans le vallon sauvage d'Ota, auprès de la source où ils avaient bu, mêlant leurs baisers à l'eau.

Plus de feuilles, plus d'herbes grimpantes, rien que le bruit des branches, et cette rumeur sèche qu'ont en hiver les taillis dépouillés.

Ils entrèrent dans le petit village. Les rues vides, silencieuses, gardaient une odeur de mer, de varech et de poisson. Les vastes filets tannés séchaient toujours, accrochés devant les portes ou bien étendus sur le galet. La mer grise et froide avec son éternelle et grondante écume commençait à descendre, découvrant vers Fécamp les rochers verdâtres au pied des falaises. Et le long de la plage les grosses barques échouées sur le flanc semblaient de vastes poissons morts. Le soir tombait et les pêcheurs s'en venaient par groupes au perret, marchant lourdement, avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, un litre d'eau-de-vie d'une main, la lanterne du bateau de l'autre. Longtemps ils tournèrent autour des embarcations inclinées ; ils mettaient à bord, avec la lenteur normande, leurs filets, leurs bouées, un gros pain, un pot de beurre, un verre et la bouteille de trois-six. Puis ils poussaient vers l'eau la barque redressée qui dévalait à grand bruit sur le galet, fendait l'écume, montait sur la vague, se balançait quelques instants, ouvrait ses ailes brunes et disparaissait dans la nuit avec son petit feu au bout du mât.

Et les grandes femmes des matelots dont les dures carcasses saillaient sous les robes minces, restées jusqu'au départ du dernier pêcheur, rentraient dans le village assoupi, troublant de leurs voix criardes le lourd sommeil des rues noires.

Le baron et Jeanne, immobiles, contemplaient l'éloignement dans l'ombre de ces hommes qui s'en allaient ainsi chaque nuit risquer la mort pour ne point crever de faim, et si misérables cependant qu'ils ne mangeaient jamais de viande.

Le baron, s'exaltant devant l'océan, murmura : " C'est terrible et beau. Comme cette mer sur qui tombent les ténèbres, sur qui tant d'existences sont en péril, c'est superbe ! n'est-ce pas, Jeannette ? "

Elle répondit avec un sourire gelé : " Ça ne vaut point la Méditerranée. " Mais son père, s'indignant : " La Méditerranée ! de l'huile, de l'eau sucrée, l'eau bleue d'un baquet de lessive. Regarde donc celle-ci comme elle est effrayante avec ses crêtes d'écume ! Et songe à tous ces hommes, partis là-dessus, et qu'on ne voit déjà plus. "

Jeanne, avec un soupir, consentit : " Oui, si tu veux. " Mais ce mot qui lui était venu aux lèvres, " la Méditerranée ", l'avait de nouveau pincée au coeur, rejetant toute sa pensée vers ces contrées lointaines où gisaient ses rêves.

Le père et la fille alors, au lieu de revenir par les bois, gagnèrent la route et montèrent la côte à pas ralentis. Ils ne parlaient guère, tristes de la séparation prochaine.

Parfois en longeant les fossés des fermes, une odeur de pommes pilées, cette senteur de cidre frais qui semble flotter en cette saison sur toute la campagne normande, les frappait au visage, ou bien un gras parfum d'étable, cette bonne et chaude puanteur qui s'exhale du fumier de vaches. Une petite fenêtre éclairée indiquait au fond de la cour la maison d'habitation.

Et il semblait à Jeanne que son âme s'élargissait, comprenait des choses invisibles ; et ces petites lueurs éparses dans les champs lui donnèrent soudain la sensation vive de l'isolement de tous les êtres que tout désunit, que tout sépare, que tout entraîne loin de ce qu'ils aimeraient.

Alors, d'une voix résignée, elle dit : " Ça n'est pas toujours gai, la vie. "

Le baron soupira : " Que veux-tu, fillette, nous n'y pouvons rien. "

Et le lendemain, père et petite mère étant partis, Jeanne et Julien restèrent seuls.

--- 7 ---

Les cartes entrèrent alors dans la vie des jeunes gens. Chaque jour, après le déjeuner, Julien, tout en fumant sa pipe et se gargarisant avec du cognac dont il buvait peu à peu six à huit verres, faisait plusieurs parties de bésigue avec sa femme. Elle montait ensuite en sa chambre, s'asseyait près de la fenêtre et, pendant que la pluie battait les vitres ou que le vent les secouait, elle brodait obstinément une garniture de jupon. Parfois, fatiguée, elle levait les yeux et contemplait au loin la mer sombre qui moutonnait. Puis, après quelques minutes de ce regard vague, elle reprenait son ouvrage.

Elle n'avait d'ailleurs rien autre chose à faire, Julien ayant repris toute la direction de la maison, pour satisfaire pleinement ses besoins d'autorité et ses démangeaisons d'économie. Il se montrait d'une parcimonie féroce, ne donnait jamais de pourboires, réduisait la nourriture au strict nécessaire ; et comme Jeanne, depuis qu'elle était venue aux Peuples, se faisait faire chaque matin par le boulanger une petite galette normande, il supprima cette dépense et la condamna au pain grillé.

Elle ne disait rien, afin d'éviter les explications, les discussions et les querelles, mais elle souffrait comme de coups d'aiguille à chaque nouvelle manifestation d'avarice de son mari. Cela lui semblait bas et odieux à elle, élevée dans une famille où l'argent comptait pour rien. Combien souvent elle avait entendu dire à petite mère : " Mais c'est fait pour être dépensé, l'argent. " Julien maintenant répétait : " Tu ne pourras donc jamais t'habituer à ne pas jeter l'argent par les fenêtres ? " Et chaque fois qu'il avait rogné quelques sous sur un salaire ou sur une note, il prononçait, avec un sourire, en glissant la monnaie dans sa poche : " Les petits ruisseaux font les grandes rivières. "

En certains jours cependant, Jeanne se reprenait à rêver. Elle s'arrêtait doucement de travailler, et, les mains molles, le regard éteint, elle refaisait un de ses romans de petite fille, partie en des aventures charmantes. Mais soudain, la voix de Julien qui donnait un ordre au père Simon l'arrachait à ce bercement de songerie ; et elle reprenait son patient ouvrage en se disant : " C'est fini, tout ça " ; et une larme tombait sur ses doigts qui poussaient l'aiguille.

Rosalie aussi, autrefois si gaie et toujours chantant, était changée. Ses joues rebondies avaient perdu leur vernis rouge, et, presque creuses maintenant, semblaient parfois frottées de terre.

Souvent Jeanne lui demandait : " Es-tu malade, ma fille ? " La petite bonne répondait toujours : " Non, madame. " Un peu de sang lui montait aux pommettes et elle se sauvait bien vite.

Au lieu de courir comme autrefois, elle traînait ses pieds avec peine et ne paraissait même plus coquette, n'achetait plus rien aux marchands voyageurs qui lui montraient en vain leurs rubans de soie et leurs corsets et leurs parfumeries variées.

Et la grande maison avait l'air de sonner le creux, toute morne, avec sa face que les pluies maculaient de longues traînées grises.

À la fin de janvier les neiges arrivèrent. On voyait de loin les gros nuages du nord au-dessus de la mer sombre ; et la blanche descente des flocons commença. En une nuit toute la plaine fut ensevelie, et les arbres apparurent au matin drapés dans cette écume de glace.

Julien, chaussé de hautes bottes, l'air hirsute, passait son temps au fond du bosquet, embusqué derrière le fossé donnant sur la lande, à guetter les oiseaux émigrants. De temps en temps un coup de fusil crevait le silence gelé des champs ; et des bandes de corbeaux noirs effrayés s'envolaient des grands arbres en tournoyant.

Jeanne, succombant à l'ennui, descendait parfois sur le perron. Des bruits de vie venaient de fort loin répercutés sur la tranquillité dormante de cette nappe livide et morne.

Puis elle n'entendait plus rien qu'une sorte de ronflement des flots éloignés et le glissement vague et continu de cette poussière d'eau gelée tombant toujours.

Et la couche de neige s'élevait sans cesse sous la chute infinie de cette mousse épaisse et légère.

Par une de ces pâles matinées, Jeanne immobile chauffait ses pieds au feu de sa chambre, pendant que Rosalie, plus changée de jour en jour, faisait lentement le lit. Soudain elle entendit derrière elle un douloureux soupir. Sans tourner la tête, elle demanda : " Qu'est-ce que tu as donc ? "

La bonne, comme toujours, répondit : " Rien, madame ", mais sa voix semblait brisée, expirante.

Jeanne déjà songeait à autre chose quand elle remarqua qu'elle n'entendait plus remuer la jeune fille. Elle appela : " Rosalie ! " Rien ne bougea. Alors, la croyant sortie sans bruit, elle cria plus fort : " Rosalie ! " et elle allait allonger le bras pour sonner quand un profond gémissement, poussé tout près d'elle, la fit se dresser avec un frisson d'angoisse,

La petite servante, livide, les yeux hagards, était assise par terre, les jambes allongées, le dos appuyé contre le bois du lit.

Jeanne s'élança : " Qu'est-ce que tu as, qu'est-ce que tu as ? "

L'autre ne dit pas un mot, ne fit pas un geste ; elle fixait sur sa maîtresse un regard fou et haletait, comme déchirée par une effroyable douleur. Puis, soudain, tendant tout son corps, elle glissa sur le dos, étouffant entre ses dents serrées un cri de détresse.

Alors sous sa robe collée à ses cuisses ouvertes quelque chose remua. Et de là partit aussitôt un bruit singulier, un clapotement, un souffle de gorge étranglée qui suffoque ; puis soudain ce fut un long miaulement de chat, une plainte frêle et déjà douloureuse, le premier appel de souffrance de l'enfant entrant dans la vie.

Jeanne brusquement comprit, et, la tête égarée, courut à l'escalier criant : " Julien, Julien ! "

Il répondit d'en bas : " Qu'est-ce que tu veux ? "

Elle eut grand-peine à prononcer : " C'est... c'est Rosalie qui... "

Julien s'élança, gravit les marches deux par deux, et, entrant brusquement dans la chambre, il releva d'un seul coup les vêtements de la fillette et découvrit un affreux petit morceau de chair, plissé, geignant, crispé et tout gluant, qui s'agitait entre deux jambes nues.

Il se redressa, la face méchante, et poussant dehors sa femme éperdue : " Ça ne te regarde pas. Va-t'en. Envoie-moi Ludivine et le père Simon. "

Jeanne, toute tremblante, descendit à la cuisine, puis, n'osant plus remonter, elle entra dans le salon qui restait sans feu depuis le départ de ses parents, et elle attendit anxieusement des nouvelles.

Elle vit bientôt le domestique qui sortait en courant. Cinq minutes après il rentrait avec la veuve Dentu, la sage-femme du pays.

Alors ce fut dans l'escalier un grand remuement comme si on portait un blessé ; et Julien vint dire à Jeanne qu'elle pouvait remonter chez elle.

Elle tremblait comme si elle venait d'assister à quelque sinistre accident. Elle s'assit de nouveau devant son feu, puis demanda : " Comment va-t-elle ? "

Julien, préoccupé, nerveux, marchait à travers l'appartement ; et une colère semblait le soulever. Il ne répondit point d'abord ; puis, au bout de quelques secondes, s'arrêtant : " Qu'est-ce que tu comptes faire de cette fille ? "

Elle ne comprenait pas et regardait son mari : " Comment ? Que veux-tu dire ? Je ne sais pas, moi. "

Et soudain il cria comme s'il s'emportait : " Nous ne pouvons pourtant pas garder un bâtard dans la maison ! "

Alors Jeanne demeura très perplexe ; puis, au bout d'un long silence : " Mais, mon ami, peut-être pourrait-on le mettre en nourrice ? "

Il ne la laissa pas achever : " Et qui est-ce qui paiera ? Toi sans doute ? "

Elle réfléchit encore longtemps, cherchant une solution ; enfin elle dit : " Mais le père s'en chargera de cet enfant ; et, s'il épouse Rosalie, il n'y a plus de difficultés. " Julien, comme à bout de patience, et furieux, reprit : " Le père !... le père !... le connais-tu... le père ?... -- Non, n'est-ce pas ? Eh bien, alors ?... "

Jeanne, émue, s'animait : " Mais il ne laissera pas certainement cette fille ainsi. Ce serait un lâche ! nous demanderons son nom, et nous irons le trouver, lui, et il faudra bien qu'il s'explique. "

Julien s'était calmé et remis à marcher : " Ma chère, elle ne veut pas le dire, le nom de l'homme ; elle ne te l'avouera pas plus qu'à moi... et, s'il ne veut pas d'elle, lui ?... Nous ne pouvons pourtant pas garder sous notre toit une fille mère avec son bâtard, comprends-tu ? "

Jeanne, obstinée, répétait : " Alors c'est un misérable, cet homme ; mais il faudra bien que nous le connaissions : et alors, il aura affaire à nous. "

Julien, devenu fort rouge, s'irritait encore : " Mais... en attendant ? "

Elle ne savait que décider et lui demanda : " Qu'est-ce que tu proposes, toi ? "

Aussitôt, il dit son avis : " Oh ! moi, c'est bien simple. Je lui donnerais quelque argent et je l'enverrais au diable avec son mioche. "

Mais la jeune femme, indignée, se révolta. " Quant à cela, jamais. C'est ma soeur de lait, cette fille ; nous avons grandi ensemble. Elle a fait une faute, tant pis ; mais je ne la jetterai pas dehors pour cela ; et, s'il le faut, je l'élèverai, cet enfant. "

Alors Julien éclata : " Et nous aurons une propre réputation, nous autres, avec notre nom et nos relations ! Et on dira partout que nous protégeons le vice, que nous abritons des gueuses ; et les gens honorables ne voudront plus mettre les pieds chez nous. Mais à quoi penses-tu, vraiment ? Tu es folle ! "

Elle était demeurée calme. " Je ne laisserai jamais jeter dehors Rosalie ; et si tu ne veux pas la garder, ma mère la reprendra et il faudra bien que nous finissions par connaître le nom du père de son enfant. "

Alors il sortit exaspéré, tapant la porte, et criant : " Les femmes sont stupides avec leurs idées ! "

Jeanne, dans l'après-midi, monta chez l'accouchée. La petite bonne, veillée par la veuve Dentu, restait immobile dans son lit, les yeux ouverts, tandis que la garde berçait en ses bras l'enfant nouveau-né.

Dès qu'elle aperçut sa maîtresse, Rosalie se mit à sangloter, cachant sa figure dans ses draps, toute secouée de désespoir. Jeanne la voulut embrasser, mais elle résistait, se voilant. Alors la garde intervint, lui découvrit le visage ; et elle se laissa faire, pleurant encore, mais doucement.

Un maigre feu brûlait dans la cheminée ; il faisait froid ; l'enfant pleurait. Jeanne n'osait point parler du petit de crainte d'amener une autre crise ; et avait pris la main de sa bonne, en répétant d'un ton machinal : " Ça ne sera rien, ça ne sera rien. " La pauvre fille regardait à la dérobée vers la garde, tressaillait aux cris du marmot ; et un reste de chagrin l'étranglant jaillissait encore par moments en un sanglot convulsif, tandis que des larmes rentrées faisaient un bruit d'eau dans sa gorge.

Jeanne, encore une fois, l'embrassa, et, tout bas, lui murmura dans l'oreille : " Nous en aurons bien soin, va, ma fille. " Puis comme un nouvel accès de pleurs commençait, elle se sauva bien vite.

Tous les jours elle y retourna, et tous les jours Rosalie éclatait en sanglots en apercevant sa maîtresse.

L'enfant fut mis en nourrice chez une voisine.

Julien cependant parlait à peine à sa femme, comme s'il eût gardé contre elle une grosse colère depuis qu'elle avait refusé de renvoyer la bonne. Un jour, il revint sur ce sujet, mais Jeanne tira de sa poche une lettre de la baronne demandant qu'on lui envoyât immédiatement cette fille si on ne la gardait pas aux Peuples. Julien, furieux, cria : " Ta mère est aussi folle que toi. " Mais il n'insista plus.

Quinze jours après, l'accouchée pouvait déjà se lever et reprendre son service.

Alors, Jeanne, un matin, la fit asseoir, lui tint les mains et, la traversant de son regard :

" Voyons, ma fille, dis-moi tout, "

Rosalie se mit à trembler, et balbutia :

" Quoi, madame ?

-- À qui est-il, cet enfant ? "

Alors la petite bonne fut reprise d'un désespoir épouvantable ; et elle cherchait éperdument à dégager ses mains pour s'en cacher la figure.

Mais Jeanne l'embrassait malgré elle, la consolait : " C'est un malheur, que veux-tu, ma fille ? Tu as été faible ; mais ça arrive à bien d'autres. Si le père t'épouse, on n'y pensera plus ; et nous pourrons le prendre à notre service avec toi. "

Rosalie gémissait comme si on l'eût martyrisée, et de temps en temps donnait une secousse pour se dégager et s'enfuir. Jeanne reprit : " Je comprends bien que tu aies honte, mais tu vois que je ne me fâche pas, que je te parle doucement. Si je te demande le nom de l'homme, c'est pour ton bien, parce que je sens à ton chagrin qu'il t'abandonne, et que je veux empêcher cela. Julien ira le trouver, vois-tu, et nous le forcerons à t'épouser ; et comme nous vous garderons tous les deux, nous le forcerons bien aussi à te rendre heureuse. "

Cette fois Rosalie fit un effort si brusque qu'elle arracha ses mains de celles de sa maîtresse, et se sauva comme une folle.

Le soir, en dînant, Jeanne dit à Julien : " J'ai voulu décider Rosalie à me révéler le nom de son séducteur. Je n'ai pu y réussir. Essaie donc de ton côté pour que nous contraignions ce misérable à l'épouser. "

Mais Julien tout de suite se fâcha : " Ah ! tu sais, je ne veux pas entendre parler de cette histoire-là, moi. Tu as voulu garder cette fille, garde-la, mais ne m'embête plus à son sujet. "

Il semblait, depuis l'accouchement, d'une humeur plus irritable encore ; et il avait pris cette habitude de ne plus parler à sa femme sans crier comme s'il eût été toujours furieux, tandis qu'au contraire elle baissait la voix, se faisait douce, conciliante, pour éviter toute discussion ; et souvent elle pleurait, la nuit, dans son lit.

Malgré sa constante irritation, son mari avait repris des habitudes d'amour oubliées depuis leur retour, et il était rare qu'il passât trois soirs de suite sans franchir la porte conjugale.

Rosalie fut bientôt guérie entièrement et devint moins triste, quoiqu'elle restât comme effarée, poursuivie par une crainte inconnue.

Et elle se sauva deux fois encore, alors que Jeanne essayait de l'interroger de nouveau.

Julien tout à coup parut aussi plus aimable ; et la jeune femme se rattachait à de vagues espoirs, retrouvait des gaietés, bien qu'elle se sentît parfois souffrante de malaises singuliers dont elle ne parlait point. Le dégel n'était pas venu et depuis bientôt cinq semaines un ciel clair comme un cristal bleu le jour, et, la nuit, tout semé d'étoiles qu'on aurait crues de givre, tant le vaste espace était rigoureux, s'étendait sur la nappe unie, dure et luisante des neiges.

Les fermes isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient endormies en leur chemise blanche. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus ; seules les cheminées des chaumières révélaient la vie cachée, par les minces filets de fumée qui montaient droit dans l'air glacial.

La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué par le froid. De temps en temps, on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous leur écorce ; et parfois une grosse branche se détachait et tombait, l'invincible gelée pétrifiant la sève et rompant les fibres.

Jeanne attendait anxieusement le retour des souffles tièdes, attribuant à la rigueur terrible du temps toutes les souffrances vagues qui la traversaient.

Tantôt elle ne pouvait plus rien manger, prise de dégoût devant toute nourriture ; tantôt son pouls battait follement ; tantôt ses faibles repas lui donnaient des écoeurements d'indigestion ; et ses nerfs tendus, vibrant sans cesse, la faisaient vivre en une agitation constante et intolérable.

Un soir le thermomètre descendit encore et Julien, tout frissonnant au sortir de table (car jamais la salle n'était chauffée à point, tant il économisait sur le bois), se frotta les mains en murmurant : " Il fera bon coucher deux cette nuit, n'est-ce pas, ma chatte ? "

Il riait de son rire bon enfant d'autrefois, et Jeanne lui sauta au cou ; mais elle se sentait justement si mal à l'aise, ce soir-là, si endolorie, si étrangement nerveuse qu'elle le pria, tout bas, en lui baisant les lèvres, de la laisser dormir seule. Elle lui dit, en quelques mots, son mal : " Je t'en prie, mon chéri ; je t'assure que je ne suis pas bien. Ça ira mieux demain, sans doute. "

Il n'insista pas : " Comme il te plaira, ma chère ; si tu es malade, il faut te soigner. "

Et on parla d'autre chose.

Elle se coucha de bonne heure. Julien, par extraordinaire, fit allumer du feu dans sa chambre particulière.

Quand on lui annonça que " ça flambait bien ", il baisa sa femme au front et s'en alla.

La maison entière semblait travaillée par le froid ; les murs pénétrés avaient des bruits légers comme des frissons ; et Jeanne en son lit grelottait.

Deux fois elle se releva pour mettre des bûches au foyer, et chercher des robes, des jupes, des vieux vêtements qu'elle amoncelait sur sa couche. Rien ne la pouvait réchauffer, ses pieds s'engourdissaient, tandis qu'en ses mollets et jusqu'en ses cuisses des vibrations couraient qui la faisaient se retourner sans cesse, s'agiter, s'énerver à l'excès.

Bientôt ses dents claquèrent ; ses mains tremblèrent ; sa poitrine se serrait ; son coeur lent battait de grands coups sourds et semblait parfois s'arrêter ; et sa gorge haletait comme si l'air n'y pouvait plus entrer.

Une effroyable angoisse saisit son âme en même temps que l'invincible froid l'envahissait jusqu'aux moelles. Jamais elle n'avait éprouvé cela, elle ne s'était sentie abandonnée ainsi par la vie, prête à exhaler son dernier souffle.

Elle pensa : " Je vais mourir... Je meurs... "

Et, frappée d'épouvante, elle sauta hors du lit, sonna Rosalie, attendit, sonna de nouveau, attendit encore, frémissante et glacée.

La petite bonne ne venait point. Elle dormait sans doute de ce dur premier sommeil que rien ne brise ; et Jeanne, perdant l'esprit, s'élança pieds nus dans l'escalier.

Elle monta sans bruit, à tâtons, trouva la porte, l'ouvrit, appela . " Rosalie ! " avança toujours, heurta le lit, promena ses mains dessus et reconnut qu'il était vide. Il était vide et tout froid comme si personne n'y eût couché.

Surprise, elle se dit : " Comment ! elle est encore partie courir par un pareil temps ! "

Mais comme son coeur, devenu tout à coup tumultueux, bondissait, l'étouffait, elle redescendit, les jambes fléchissantes, afin de réveiller Julien.

Elle pénétra chez lui violemment, fouettée par cette conviction qu'elle allait mourir et par le désir de le voir avant de perdre connaissance.

À la lueur du feu agonisant, elle aperçut, à côté de la tête de son mari, la tête de Rosalie sur l'oreiller.

Au cri qu'elle poussa, ils se dressèrent tous les deux. Elle demeura une seconde immobile dans l'effarement de cette découverte. Puis elle s'enfuit, rentra dans sa chambre ; et comme Julien éperdu avait appelé " Jeanne ! ", une peur atroce la saisit de le voir, d'entendre sa voix, de l'écouter s'expliquer, mentir, de rencontrer son regard face à face ; et elle se précipita de nouveau dans l'escalier qu'elle descendit.

Elle courait maintenant dans l'obscurité au risque de rouler le long des marches, de se casser les membres sur la pierre. Elle allait devant elle, poussée par un impérieux besoin de fuir, de ne plus apprendre rien, de ne plus voir personne.

Quand elle fut en bas, elle s'assit sur une marche, toujours en chemise et nu-pieds ; et elle demeurait là, l'esprit perdu.

Julien avait sauté du lit, s'habillait à la hâte. Elle se redressa pour se sauver de lui. Déjà il descendait aussi l'escalier, et il criait : " Écoute, Jeanne ! "

Non, elle ne voulait pas écouter ni se laisser toucher du bout des doigts ; et elle se jeta dans la salle à manger courant comme devant un assassin. Elle cherchait une issue, une cachette, un coin noir, un moyen de l'éviter. Elle se blottit sous la table. Mais déjà il ouvrait la porte, sa lumière à la main, répétant toujours : " Jeanne ! " et elle repartit comme un lièvre, s'élança dans la cuisine, en fit deux fois le tour à la façon d'une bête acculée ; et, comme il la rejoignait encore, elle ouvrit brusquement la porte du jardin et s'élança dans la campagne.

Le contact glacé de la neige où ses jambes nues entraient parfois jusqu'aux genoux lui donna soudain une énergie désespérée. Elle n'avait pas froid, bien que toute découverte ; elle ne sentait plus rien tant la convulsion de son âme avait engourdi son corps, et elle courait, blanche comme la terre.

Elle suivit la grande allée, traversa le bosquet, franchit le fossé et partit à travers la lande.

Pas de lune ; les étoiles luisaient comme une semaille de feu dans le noir du ciel ; mais la plaine était claire cependant, d'une blancheur terne, d'une immobilité figée, d'un silence infini.

Jeanne allait vite, sans souffler, sans savoir, sans réfléchir à rien. Et soudain elle se trouva au bord de la falaise. Elle s'arrêta net, par instinct, et s'accroupit, vidée de toute pensée et de toute volonté.

Dans le trou sombre devant elle la mer invisible et muette exhalait l'odeur salée de ses varechs à marée basse.

Elle demeura là longtemps, inerte d'esprit comme de corps ; puis, tout à coup, elle se mit à trembler, mais à trembler follement comme une voile qu'agite le vent. Ses bras, ses mains, ses pieds secoués par une force invincible palpitaient, vibraient de sursauts précipités ; et la connaissance lui revint brusquement, claire et poignante.

Puis des visions anciennes passèrent devant ses yeux ; cette promenade avec lui dans le bateau du père Lastique, leur causerie, son amour naissant, le baptême de la barque ; puis elle remonta plus loin jusqu'à cette nuit bercée de rêves à son arrivée aux Peuples. Et maintenant ! maintenant ! Oh ! sa vie était cassée, toute joie finie, toute attente impossible ; et l'épouvantable avenir plein de tortures, de trahisons et de désespoirs lui apparut. Autant mourir, ce serait fini tout de suite.

Mais une voix criait au loin : " C'est ici, voilà ses pas ; vite, vite, par ici ! " C'était Julien qui la cherchait.

Oh ! elle ne voulait pas le revoir. Dans l'abîme, là, devant elle, elle entendait maintenant un petit bruit, le vague glissement de la mer sur les roches.

Elle se dressa, toute soulevée déjà pour s'élancer et jetant à la vie l'adieu des désespérés, elle gémit le dernier mot des mourants, le dernier mot des jeunes soldats éventrés dans les batailles : " Maman ! "

Soudain la pensée de petite mère la traversa ; elle la vit sanglotant ; elle vit son père à genoux devant son cadavre noyé, elle eut en une seconde toute la souffrance de leur désespoir.

Alors elle retomba mollement dans la neige ; et elle ne se sauva plus quand Julien et le père Simon, suivis de Marius qui tenait une lanterne, la saisirent par les bras pour la rejeter en arrière, tant elle était près du bord.

Ils firent d'elle ce qu'ils voulurent, car elle ne pouvait plus remuer. Elle sentit qu'on l'emportait, puis qu'on la mettait dans un lit, puis qu'on la frictionnait avec des linges brûlants ; puis tout s'effaça, toute connaissance disparut.

Puis un cauchemar -- était-ce un cauchemar ? -- l'obséda. Elle était couchée dans sa chambre. Il faisait jour, mais elle ne pouvait pas se lever. Pourquoi ? Elle n'en savait rien. Alors elle entendit un petit bruit sur le plancher, une sorte de grattement, de frôlement, et soudain une souris, une petite souris grise passait vivement sur son drap. Une autre aussitôt la suivait, puis une troisième qui s'avançait vers la poitrine, de son trot vif et menu. Jeanne n'avait pas peur ; mais elle voulut prendre la bête et lança sa main, sans y parvenir.

Alors d'autres souris, dix, vingt, des centaines, des milliers surgirent de tous les côtés. Elles grimpaient aux colonnes, filaient sur les tapisseries, couvraient la couche tout entière. Et bientôt elles pénétrèrent sous les couvertures ; Jeanne les sentait glisser sur sa peau, chatouiller ses jambes, descendre et monter le long de son corps. Elle les voyait venir du pied du lit pour pénétrer dedans contre sa gorge ; et elle se débattait, jetait ses mains en avant pour en saisir une et les refermait toujours vides.

Elle s'exaspérait, voulait fuir, criait, et il lui semblait qu'on la tenait immobile, que des bras vigoureux l'enlaçaient et la paralysaient ; mais elle ne voyait personne.

Elle n'avait point la notion du temps. Cela dut être long, très long.

Puis elle eut un réveil las, meurtri, doux cependant. Elle se sentait faible. Elle ouvrit les yeux, et ne s'étonna pas de voir petite mère assise dans sa chambre avec un gros homme qu'elle ne connaissait point.

Quel âge avait-elle ? elle n'en savait rien et se croyait toute petite fille. Elle n'avait, non plus, aucun souvenir.

Le gros homme dit : " Tenez, la connaissance revient. " Et petite mère se mit à pleurer. Alors le gros homme reprit : " Voyons, soyez calme, madame la baronne, je vous dis que j'en réponds maintenant. Mais ne lui parlez de rien, de rien. Qu'elle dorme. "

Et il sembla à Jeanne qu'elle vivait encore très longtemps assoupie, reprise par un pesant sommeil dès qu'elle essayait de penser ; et elle n'essayait pas non plus de se rappeler quoi que ce soit, comme si, vaguement, elle avait eu peur de la réalité reparue en sa tête.

Or, une fois, comme elle s'éveillait, elle aperçut Julien, seul près d'elle ; et brusquement. tout lui revint, comme si un rideau se fût levé qui cachait sa vie passée.

Elle eut au coeur une douleur horrible et voulut fuir encore. Elle rejeta ses draps, sauta par terre et tomba, ses jambes ne la pouvant plus porter.

Julien s'élança vers elle ; et elle se mit à hurler pour qu'il ne la touchât point. Elle se tordait, se roulait. La porte s'ouvrit. Tante Lison accourait avec la veuve Dentu, puis le baron, puis enfin petite mère arriva soufflant, éperdue.

On la recoucha ; et aussitôt elle ferma les yeux sournoisement pour ne point parler et pour réfléchir à son aise.

Sa mère et sa tante la soignaient, s'empressaient, l'interrogeaient : " Nous entends-tu maintenant, Jeanne, ma petite Jeanne ? "

Elle faisait la sourde, ne répondait pas ; et elle s'aperçut très bien de la journée finie. La nuit vint. La garde s'installa près d'elle, et la faisait boire de temps en temps.

Elle buvait sans rien dire, mais elle ne dormait plus ; elle raisonnait péniblement, cherchant des choses qui lui échappaient, comme si elle avait eu des trous dans sa mémoire, de grandes places blanches et vides où les événements ne s'étaient point marqués.

Peu à peu, après de longs efforts, elle retrouva tous les faits.

Et elle y réfléchit avec une obstination fixe.

Petite mère, tante Lison et le baron étaient venus, donc elle avait été très malade. Mais Julien ? Qu'avait-il dit ? Ses parents savaient-ils ? Et Rosalie ? où était-elle ? Et puis que faire ? Une idée l'illumina -- retourner avec père et petite mère, à Rouen, comme autrefois. Elle serait veuve ; voilà tout.

Alors elle attendit, écoutant ce qu'on disait autour d'elle, comprenant fort bien sans le laisser voir, jouissant de ce retour de raison, patiente et rusée.

Le soir, enfin, elle se trouva seule avec fa baronne et elle appela, tout bas : " Petite mère ! " Sa propre voix l'étonna, lui parut changée. La baronne lui saisit les mains : " Ma fille, ma Jeanne chérie ! ma fille, tu me reconnais ?

-- Oui, petite mère, mais il ne faut point pleurer ; nous avons à causer longtemps. Julien t'a-t-il dit pourquoi je me suis sauvée dans la neige ?

-- Oui, ma mignonne, tu as eu une fièvre très dangereuse.

-- Ce n'est pas ça, maman. J'ai eu la fièvre après ; mais t'a-t-il dit qui me l'a donnée, cette fièvre, et pourquoi je me suis sauvée ?

-- Non, ma chérie.

-- C'est parce que j'ai trouvé Rosalie dans son lit. "

La baronne crut qu'elle délirait encore, la caressa. " Dors, ma mignonne, calme-toi, essaie de dormir. "

Mais Jeanne, obstinée, reprit : " J'ai toute ma raison maintenant, petite maman, je ne dis pas de folies comme j'ai dû en dire les jours derniers. Je me sentais malade une nuit, alors j'ai été chercher Julien. Rosalie était couchée avec lui. J'ai perdu la tête de chagrin et je me suis sauvée dans la neige pour me jeter à la falaise. "

Mais la baronne répétait : " Oui, ma mignonne, tu as été bien malade.

-- Ce n'est pas ça, maman, j'ai trouvé Rosalie dans le lit de Julien, et je ne veux plus rester avec lui. Tu m'emmèneras à Rouen, comme autrefois. "

La baronne, à qui le médecin avait recommandé de ne contrarier Jeanne en rien, répondit : " Oui, ma mignonne. "

Mais la malade s'impatienta : " Je vois bien que tu ne me crois pas. Va chercher petit père, lui, il finira bien par me comprendre. "

Et petite mère se leva difficilement, prit ses deux cannes, sortit en traînant ses pieds, puis revint après quelques minutes avec le baron qui la soutenait.

Ils s'assirent devant le lit et Jeanne aussitôt commença. Elle dit tout, doucement, d'une voix faible, avec clarté : le caractère bizarre de Julien, ses duretés, son avarice, et enfin son infidélité.

Quand elle eut fini, le baron vit bien qu'elle ne divaguait pas, mais il ne savait que penser, que résoudre et que répondre.

Il lui prit la main, d'une façon tendre, comme autrefois quand il l'endormait avec des histoires. " Écoute, ma chérie, il faut agir avec prudence. Ne brusquons rien ; tâche de supporter ton mari jusqu'au moment où nous aurons pris une résolution... Tu me le promets ? " Elle murmura : " Je veux bien, mais je ne resterai pas ici quand je serai guérie. "

Puis, tout bas, elle ajouta : " Où est Rosalie maintenant ? "

Le baron reprit : " Tu ne la verras plus. " Mais elle s'obstinait. " Où est-elle ? je veux savoir. " Alors il avoua qu'elle n'avait point quitté la maison ; mais il affirma qu'elle allait partir.

En sortant de chez la malade, le baron tout chauffé par la colère, blessé dans son coeur de père, alla trouver Julien, et, brusquement : " Monsieur, je viens vous demander compte de votre conduite vis-à-vis de ma fille. Vous l'avez trompée avec votre servante ; cela est doublement indigne. "

Mais Julien joua l'innocent, nia avec passion, jura, prit Dieu à témoin. Quelle preuve avait-on d'ailleurs ? Est-ce que Jeanne n'était pas folle ? ne venait-elle pas d'avoir une fièvre cérébrale ? ne s'était-elle pas sauvée par la neige, une nuit, dans un accès de délire, au début de sa maladie ? Et c'est justement au milieu de cet accès, alors qu'elle courait presque nue par la maison, qu'elle prétendait avoir vu sa bonne dans le lit de son mari.

Et il s'emportait ; il menaça d'un procès ; il s'indignait avec véhémence. Et le baron, confus, fit des excuses, demanda pardon, et tendit sa main loyale que Julien refusa de prendre.

Quand Jeanne connut la réponse de son mari, elle ne se fâcha point et répondit : " Il ment, papa, mais nous finirons par le convaincre. "

Et pendant deux jours elle fut taciturne, recueillie, méditant.

Puis, le troisième matin, elle voulut voir Rosalie. Le baron refusa de faire monter la bonne, déclara qu'elle était partie. Jeanne ne céda point, répétant : " Alors qu'on aille la chercher chez elle. "

Et déjà elle s'irritait quand le docteur entra. On lui dit tout pour qu'il jugeât. Mais Jeanne soudain se mit à pleurer, énervée outre mesure, criant presque : " Je veux voir Rosalie : je veux la voir ! "

Alors le médecin lui prit la main, et, à voix basse : " Calmez-vous, madame ; toute émotion pourrait devenir grave ; car vous êtes enceinte. "

Elle demeura saisie, comme frappée d'un coup, et il lui sembla tout de suite que quelque chose remuait en elle. Puis elle resta silencieuse, n'écoutant pas même ce qu'on disait, s'enfonçant en sa pensée. Elle ne put dormir de la nuit, tenue en éveil par cette idée nouvelle et singulière qu'un enfant vivait là, dans son ventre ; et triste, peinée qu'il fût le fils de Julien ; inquiète, craignant qu'il ne ressemblât à son père. Au jour venu, elle fit appeler le baron. " Petit père, ma résolution est bien prise ; je veux tout savoir, surtout maintenant ; tu entends, je veux ; et tu sais qu'il ne faut pas me contrarier dans la situation où je suis. Écoute bien. Tu vas aller chercher M. le curé. J'ai besoin de lui pour empêcher Rosalie de mentir ; puis, dès qu'il sera venu, tu la feras monter et tu resteras là avec petite mère. Surtout veille à ce que Julien n'ait pas de soupçons. "

Une heure plus tard, le prêtre entrait, engraissé encore, soufflant autant que petite mère. Il s'assit près d'elle dans un fauteuil, le ventre tombant entre ses jambes ouvertes ; et il commença par plaisanter, en passant par habitude son mouchoir à carreaux sur son front : " Eh bien, madame la baronne, je crois que nous ne maigrissons pas ; m'est avis que nous faisons la paire. " Puis, se tournant vers le lit de la malade : " Hé ! hé ! qu'est-ce qu'on m'a dit, ma jeune dame, que nous aurions bientôt un nouveau baptême ? Ah ! ah ! ah ! pas d'une barque cette fois. " Et il ajouta d'un ton grave :

" Ce sera un défenseur pour la patrie ", puis, après une courte réflexion : " A moins que ce ne soit une bonne mère de famille " ; et, saluant la baronne, " comme vous, madame ".

Mais la porte du fond s'ouvrit. Rosalie, éperdue, larmoyant, refusait d'entrer, cramponnée à l'encadrement, et poussée par le baron. Impatienté, il la jeta d'une secousse dans la chambre. Alors elle se couvrit la face de ses mains et resta debout, sanglotant.

Jeanne, dès qu'elle l'aperçut, se dressa brusquement, s'assit, plus pâle que ses draps ; et son coeur affolé soulevait de ses battements la mince chemise collée à sa peau. Elle ne pouvait parler, respirant à peine, suffoquée. Enfin, elle prononça d'une voix coupée par l'émotion : " Je... je... n'aurais pas... pas besoin... de t'interroger. Il... il me suffit de te voir ainsi... de... de voir ta... ta honte devant moi. "

Après une pause, car le souffle lui manquait, elle reprit : " Mais je veux tout savoir, tout... tout. J'ai fait venir M. le curé pour que ce soit comme une confession, tu entends. "

Immobile, Rosalie poussait presque des cris entre ses mains crispées.

Le baron, que la colère gagnait, lui saisit les bras, les écarta violemment, et, la jetant à genoux près du lit : " Parle donc... Réponds. "

Elle resta par terre, dans la posture qu'on prête aux Madeleines, le bonnet de travers, le tablier sur le parquet, le visage voilé de nouveau de ses mains redevenues libres.

Alors le curé lui parla : " Allons, ma fille, écoute ce qu'on te dit, et réponds. Nous ne voulons pas te faire de mal ; mais on veut savoir ce qui s'est passé. "

Jeanne, penchée au bord de sa couche, la regardait. Elle dit : " C'est bien vrai que tu étais dans le lit de Julien quand je vous ai surpris. "

Rosalie, à travers ses mains, gémit : " Oui, madame. "

Alors, brusquement, la baronne se mit à pleurer aussi avec un gros bruit de suffocation ; et ses sanglots convulsifs accompagnaient ceux de Rosalie.

Jeanne, les yeux droit sur la bonne, demanda :

" Depuis quand cela durait-il ? "

Rosalie balbutia : " Depuis qu'il est v'nu. "

Jeanne ne comprenait pas. " Depuis qu'il est venu... Alors... depuis... depuis le printemps ?

-- Oui, madame.

-- Depuis qu'il est entré dans cette maison ?

-- Oui, madame. "

Et Jeanne, comme oppressée de questions, interrogea d'une voix précipitée :

" Mais comment cela s'est-il fait ? Comment te l'a-t-il demandé ? Comment t'a-t-il prise ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ? À quel moment, comment as-tu cédé ? comment as-tu pu te donner à lui ? "

Et Rosalie, écartant ses mains cette fois, saisie aussi d'une fièvre de parler, d'un besoin de répondre :

" J'sais ti mé ? C'est le jour qu'il a dîné ici la première fois, qu'il est v'nu m'trouver dans ma chambre. Il s'était caché dans l'grenier. J'ai pas osé crier pour pas faire d'histoire. Il s'est couché avec mé ; j'savais pu c'que j'faisais à çu moment-là ; il a fait c'qu'il a voulu. J'ai rien dit parce que je le trouvais gentil !... "

Alors Jeanne poussant un cri :

" Mais... ton... ton enfant... c'est à lui ?... "

Rosalie sanglota.

" Oui, madame. "

Puis toutes deux se turent.

On n'entendait plus que le bruit des larmes de Rosalie et de la baronne.

Jeanne, accablée, sentit à son tour ses yeux ruisselants ; et les gouttes sans bruit coulèrent sur ses joues.

L'enfant de sa bonne avait le même père que le sien ! Sa colère était tombée. Elle se sentait maintenant toute pénétrée d'un désespoir morne, lent, profond, infini.

Elle reprit enfin d'une voix changée, mouillée, d'une voix de femme qui pleure :

" Quand nous sommes revenus de... là-bas... du voyage... quand est-ce qu'il a recommencé ? "

La petite bonne, tout à fait écroulée par terre, balbutia ; " Le... le premier soir, il est v'nu. "

Chaque parole tordait le coeur de Jeanne. Ainsi, le premier soir, le soir du retour aux Peuples, il l'avait quittée pour cette fille. Voilà pourquoi il la laissait dormir seule !

Elle en savait assez, maintenant, elle ne voulait plus rien apprendre ; elle cria : " Va-t'en, va-t'en ! " Et comme Rosalie ne bougeait point, anéantie, Jeanne appela son père : " Emmène-la, emporte-la. " Mais le curé, qui n'avait encore rien dit, jugea le moment venu de placer un petit sermon.

" C'est très mal, ce que tu as fait là, ma fille, très mal ; et le bon Dieu ne te pardonnera pas de sitôt. Pense à l'enfer qui t'attend si tu ne gardes pas désormais une bonne conduite. Maintenant que tu as un enfant, il faut que tu te ranges. Mme la baronne fera sans doute quelque chose pour toi, et nous te trouverons un mari... "

Il aurait longtemps parlé, mais le baron ayant de nouveau saisi Rosalie par les épaules, la souleva, la traîna jusqu'à la porte, et la jeta, comme un paquet, dans le couloir.

Dès qu'il fut revenu, plus pâle que sa fille, le curé reprit la parole : " Que voulez-vous ? elles sont toutes comme ça dans le pays. C'est une désolation, mais on n'y peut rien, et il faut bien un peu d'indulgence pour les faiblesses de la nature. Elles ne se marient jamais sans être enceintes, jamais, madame. " Et il ajouta souriant : " On dirait une coutume locale. " Puis d'un ton indigné : " Jusqu'aux enfants qui s'en mêlent ! N'ai-je pas trouvé l'an dernier, dans le cimetière, deux petits du catéchisme, le garçon et la fille ! J'ai prévenu les parents ! Savez-vous ce qu'ils m'ont répondu ? " Qu'voulez-vous, monsieur l'curé, c'est pas nous qui leur avons appris ces saletés-là, j'y pouvons rien. "

" Voilà, monsieur, votre bonne a fait comme les autres. "

Mais le baron, qui tremblait d'énervement, l'interrompit : " Elle ? que m'importe ! mais c'est Julien qui m'indigne. C'est infâme ce qu'il a fait là, et je vais emmener ma fille. "

Et il marchait, s'animant toujours, exaspéré : " C'est infâme d'avoir ainsi trahi ma fille, infâme ! C'est un gueux, cet homme, une canaille, un misérable ; et je le lui dirai, je le souffletterai, je le tuerai sous ma canne ! "

Mais le prêtre, qui absorbait lentement une prise de tabac à côté de la baronne en larmes, et qui cherchait à accomplir son ministère d'apaisement, reprit : " Voyons, monsieur le baron, entre nous, il a fait comme tout le monde. En connaissez-vous beaucoup, des maris qui soient fidèles ? " Et il ajouta avec une bonhomie malicieuse : " Tenez, je parie que vous-même, vous avez fait vos farces. Voyons, la main sur la conscience, est-ce vrai ? " Le baron s'était arrêté, saisi, en face du prêtre qui continua : " Eh ! oui, vous avez fait comme les autres. Qui sait même si vous n'avez jamais tâté d'une petite bobonne comme celle-là. Je vous dis que tout le monde en fait autant. Votre femme n'en a pas été moins heureuse ni moins aimée, n'est-ce pas ? "

Le baron ne remuait plus, bouleversé.

C'était vrai, parbleu, qu'il en avait fait autant, et souvent encore, toutes les fois qu'il avait pu ; et il n'avait pas respecté non plus le toit conjugal ; et, quand elles étaient jolies, il n'avait jamais hésité devant les servantes de sa femme ! Était-il pour cela un misérable ? Pourquoi jugeait-il si sévèrement la conduite de Julien alors qu'il n'avait jamais même songé que la sienne pût être coupable ?

Et la baronne, tout essoufflée encore de sanglots, eut sur les lèvres une ombre de sourire au souvenir des fredaines de son mari, car elle était de cette race sentimentale, vite attendrie, et bienveillante, pour qui les aventures d'amour font partie de l'existence.

Jeanne, affaissée, les yeux ouverts devant elle, allongée sur le dos et les bras inertes, songeait douloureusement. Une parole de Rosalie lui était revenue qui lui blessait l'âme, et pénétrait comme une vrille en son coeur : " Moi, j'ai rien dit parce que je le trouvais gentil. "

Elle aussi l'avait trouvé gentil ; et c'est uniquement pour cela qu'elle s'était donnée, liée pour la vie, qu'elle avait renoncé à toute autre espérance, à tous les projets entrevus, à tout l'inconnu de demain. Elle était tombée dans ce mariage, dans ce trou sans bords pour remonter dans cette misère, dans cette tristesse, dans ce désespoir, parce que, comme Rosalie, elle l'avait trouvé gentil !

La porte s'ouvrit d'une poussée furieuse. Julien parut, l'air féroce. Il avait aperçu, dans l'escalier, Rosalie gémissant et il venait savoir, comprenant qu'on tramait quelque chose, que la bonne avait parlé sans doute. La vue du prêtre le cloua sur place.

Il demanda d'une voix tremblante, mais calme :

" Quoi ? qu'y a-t-il ? " Le baron, si violent tout à l'heure, n'osait rien dire, craignant l'argument du curé et son propre exemple invoqué par son gendre. Petite mère larmoyait plus fort ; mais Jeanne s'était soulevée sur ses mains, et elle regardait, haletante, celui qui la faisait si cruellement souffrir. Elle balbutia : " Il y a que nous n'ignorons plus rien, que nous savons toutes vos infamies depuis... depuis le jour où vous êtes entré dans cette maison... il y a que l'enfant de cette bonne est à vous comme... comme... le mien... ils seront frères... " Et, une surabondance de douleur lui étant venue à cette pensée, elle s'affaissa dans ses draps et pleura frénétiquement.

Il restait béant, ne sachant que dire ni que faire. Le curé intervint encore.

" Voyons, voyons, ne nous chagrinons pas tant que ça, ma jeune dame, soyez raisonnable. "

Il se leva, s'approcha du lit, et posa sa main tiède sur le front de cette désespérée. Ce simple contact l'amollit étrangement ; elle se sentit aussitôt alanguie, comme si cette forte main de rustre habituée aux gestes qui absolvent, aux caresses réconfortantes, lui eût apporté dans son toucher un apaisement mystérieux.

Le bonhomme, demeuré debout, reprit : " Madame, il faut toujours pardonner. Voilà un grand malheur qui vous arrive ; mais Dieu, dans sa miséricorde, l'a compensé par un grand bonheur, puisque vous allez être mère. Cet enfant sera votre consolation. C'est en son nom que je vous implore, que je vous adjure de pardonner l'erreur de M. Julien. Ce sera un lien nouveau entre vous, un gage de sa fidélité future. Pouvez-vous rester séparée de coeur de celui dont vous portez l'oeuvre dans votre flanc ? "

Elle ne répondait point, broyée, endolorie, épuisée maintenant, sans force même pour la colère et la rancune. Ses nerfs lui semblaient lâchés, coupés doucement, elle ne vivait plus qu'à peine.

La baronne, pour qui tout ressentiment semblait impossible, et dont l'âme était incapable d'un effort prolongé, murmura : " Voyons, Jeanne. "

Alors le prêtre prit la main du jeune homme, et, l'attirant près du lit, la posa dans la main de sa femme. Il appliqua dessus une petite tape comme pour les unir d'une façon définitive ; et, quittant son ton prêcheur et professionnel, il dit, d'un air content : " Allons, c'est fait : croyez-moi, ça vaut mieux. "

Puis les deux mains, rapprochées un moment, se séparèrent aussitôt. Julien, n'osant embrasser Jeanne, baisa sa belle-mère au front, pivota sur ses talons, prit le bras du baron qui se laissa faire, heureux au fond que la chose se fût arrangée ainsi ; et ils sortirent ensemble pour fumer un cigare.

Alors la malade anéantie s'assoupit pendant que le prêtre et petite mère causaient doucement à voix basse.

L'abbé parlait, expliquant, développant ses idées ; et la baronne consentait toujours d'un signe de tête. Il dit enfin, pour conclure : " Donc, c'est entendu, vous donnez à cette fille la ferme de Barville, et je me charge de lui trouver un mari, un brave garçon rangé. Oh ! avec un bien de vingt mille francs, nous ne manquerons pas d'amateurs. Nous n'aurons que l'embarras du choix. "

Et la baronne souriait maintenant, heureuse, avec deux larmes restées en route sur ses joues, mais dont la traînée humide était déjà séchée,

Elle insistait : " C'est entendu, Barville vaut, au bas mot, vingt mille francs ; mais on placera le bien sur la tête de l'enfant ; les parents en auront la jouissance pendant leur vie. "

Et le curé se leva, serra la main de petite mère : " Ne vous dérangez point, madame la baronne, ne vous dérangez point ; je sais ce que vaut un pas. "

Comme il sortait, il rencontra tante Lison qui venait voir sa malade. Elle ne s'aperçut de rien ; on ne lui dit rien et elle ne sut rien, comme toujours.

--- 8 ---

Rosalie avait quitté la maison et Jeanne accomplissait la période de sa grossesse douloureuse. Elle ne se sentait au coeur aucun plaisir à se savoir mère, trop de chagrins l'avaient accablée. Elle attendait son enfant sans curiosité, courbée encore sous des appréhensions de malheurs indéfinis.

Le printemps était venu tout doucement. Les arbres nus frémissaient sous la brise encore fraîche, mais dans l'herbe humide des fossés, où pourrissaient les feuilles de l'automne, les primevères jaunes commençaient à se montrer. De toute la plaine, des cours de ferme, des champs détrempés, s'élevait une senteur d'humidité, comme un goût de fermentation. Et une foule de petites pointes vertes sortaient de la terre brune et luisaient aux rayons du soleil.

Une grosse femme, bâtie en forteresse, remplaçait Rosalie et soutenait la baronne dans ses promenades monotones tout le long de son allée, où la trace de son pied plus lourd restait sans cesse humide et boueuse.

Petit père donnait le bras à Jeanne alourdie maintenant et toujours souffrante ; et tante Lison inquiète, affairée de l'événement prochain, lui tenait la main de l'autre côté, toute troublée de ce mystère qu'elle ne devait jamais connaître.

Ils allaient tous ainsi sans guère parler, pendant des heures, tandis que Julien parcourait le pays à cheval, ce goût nouveau l'ayant envahi subitement.

Rien ne vint plus troubler leur vie morne. Le baron, sa femme et le vicomte firent une visite aux Fourville que Julien semblait déjà connaître beaucoup, sans qu'on s'expliquât au juste comment. Une autre visite de cérémonie fut échangée avec les Briseville, toujours cachés en leur manoir dormant.

Un après-midi, vers quatre heures, comme deux cavaliers, l'homme et la femme, entraient au trot dans la cour précédant le château, Julien, très animé, pénétra dans la chambre de Jeanne. " Vite, vite, descends. Voici les Fourville. Ils viennent en voisins, tout simplement, sachant ton état. Dis que je suis sorti, mais que je vais rentrer. Je fais un bout de toilette. "

Jeanne, étonnée, descendit. Une jeune femme pâle, jolie, avec une figure douloureuse, des yeux exaltés, et des cheveux d'un blond mat comme s'ils n'avaient jamais été caressés d'un rayon de soleil, présenta tranquillement son mari, une sorte de géant, de croque-mitaine à grandes moustaches rousses. Puis elle ajouta : " Nous avons eu plusieurs fois l'occasion de rencontrer M. de Lamare. Nous savons par lui combien vous êtes souffrante ; et nous n'avons pas voulu tarder davantage à venir vous voir en voisins, sans cérémonie du tout. Vous le voyez, d'ailleurs, nous sommes à cheval. J'ai eu, en outre, l'autre jour, le plaisir de recevoir la visite de Mme votre mère et du baron. "

Elle parlait avec une aisance infinie, familière et distinguée. Jeanne fut séduite et l'adora tout de suite. " Voici une amie ", pensa-t-elle.

Le comte de Fourville, au contraire, semblait un ours entré dans un salon. Quand il fut assis, il posa son chapeau sur la chaise voisine, hésita quelque temps sur ce qu'il ferait de ses mains, les appuya sur ses genoux, sur les bras de son fauteuil, puis enfin croisa les doigts comme pour une prière.

Tout à coup, Julien entra. Jeanne stupéfaite ne le reconnaissait plus. Il s'était rasé. Il était beau, élégant et séduisant comme aux jours de leurs fiançailles. Il serra la patte velue du comte qui sembla réveillé par sa venue, et baisa la main de la comtesse dont la joue d'ivoire rosit un peu, et dont les paupières eurent un tressaillement.

Il parla. Il fut aimable comme autrefois. Ses larges yeux, miroirs d'amour, étaient redevenus caressants ; et ses cheveux, tout à l'heure ternes et durs, avaient repris soudain sous la brosse et l'huile parfumée leurs molles et luisantes ondulations.

Au moment où les Fourville repartaient, la comtesse se tourna vers lui : " Voulez-vous, mon cher vicomte, faire jeudi une promenade à cheval ? "

Puis, pendant qu'il s'inclinait en murmurant : " Mais certainement, madame ", elle prit la main de Jeanne, et d'une voix tendre et pénétrante, avec un sourire affectueux : " Oh ! quand vous serez guérie, nous galoperons tous les trois par le pays. Ce sera délicieux ; voulez-vous ? "

D'un geste aisé elle releva la queue de son amazone ; puis elle fut en selle avec une légèreté d'oiseau, tandis que son mari, après avoir gauchement salué, enfourchait sa grande bête normande, d'aplomb là-dessus comme un centaure.

Quand ils eurent disparu au tournant de la barrière, Julien, qui semblait enchanté, s'écria : " Quelles charmantes gens ! Voilà une connaissance qui nous sera utile. "

Jeanne, contente aussi sans savoir pourquoi, répondit : " La petite comtesse est ravissante, je sens que je l'aimerai ; mais le mari a l'air d'une brute. Où les as-tu donc connus ? "

Il se frottait gaiement les mains : " Je les ai rencontrés par hasard chez les Briseville. Le mari semble un peu rude. C'est un chasseur enragé, mais un vrai noble, celui-là. "

Et le dîner fut presque joyeux, comme si un bonheur caché était entré dans la maison.

Et rien de nouveau n'arriva plus jusqu'aux derniers jours de juillet.

Un mardi soir, comme ils étaient assis sous le platane, autour d'une table de bois qui portait deux petits verres et un carafon d'eau-de-vie, Jeanne soudain poussa une sorte de cri, et, devenant très pâle, porta les deux mains à son flanc. Une douleur rapide, aiguë, l'avait brusquement parcourue, puis s'était éteinte aussitôt.

Mais, au bout de dix minutes, une autre douleur la traversa qui fut plus longue, bien que moins vive. Elle eut grand-peine à rentrer, presque portée par son père et son mari. Le court trajet du platane à sa chambre lui parut interminable ; et elle geignait involontairement, demandant à s'asseoir, à s'arrêter, accablée par une sensation intolérable de pesanteur dans le ventre.

Elle n'était pas à terme, l'enfantement n'étant prévu que pour septembre ; mais, comme on craignait un accident, une carriole fut attelée, et le père Simon partit au galop pour chercher le médecin.

Il arriva vers minuit, et, du premier coup d'oeil, reconnut les symptômes d'un accouchement prématuré.

Dans le lit les souffrances s'étaient un peu apaisées, mais une angoisse affreuse étreignait Jeanne, une défaillance désespérée de tout son être, quelque chose comme le pressentiment, le toucher mystérieux de la mort. Il est de ces moments où elle nous effleure de si près que son souffle nous glace le coeur.

La chambre était pleine de monde. Petite mère suffoquait, affaissée dans un fauteuil. Le baron, dont les mains tremblaient, courait de tous côtés, apportait des objets, consultait le médecin, perdait la tête. Julien marchait de long en large, la mine affairée, mais l'esprit calme ; et la veuve Dentu se tenait debout aux pieds du lit avec un visage de circonstance, un visage de femme d'expérience que rien n'étonne. Garde-malade, sage-femme et veilleuse des morts, recevant ceux qui viennent, recueillant leur premier cri, lavant de la première eau leur chair nouvelle, la roulant dans le premier linge, puis écoutant avec la même quiétude la dernière parole, le dernier râle, le dernier frisson de ceux qui partent, faisant aussi leur dernière toilette, épongeant avec du vinaigre leur corps usé, l'enveloppant du dernier drap, elle s'était fait une indifférence inébranlable à tous les accidents de la naissance ou de la mort.

La cuisinière Ludivine et tante Lison restaient discrètement cachées contre la porte du vestibule.

Et la malade, de temps en temps, poussait une faible plainte.

Pendant deux heures, on put croire que l'événement se ferait longtemps attendre ; mais vers le point du jour, les douleurs reprirent tout à coup avec violence, et devinrent bientôt épouvantables.

Et Jeanne, dont les cris involontaires jaillissaient entre ses dents serrées, pensait sans cesse à Rosalie qui n'avait point souffert, qui n'avait presque pas gémi, dont l'enfant, l'enfant bâtard, était sorti sans peine et sans tortures.

Dans son âme misérable et troublée, elle faisait entre elles une comparaison incessante ; et elle maudissait Dieu, qu'elle avait cru juste autrefois ; elle s'indignait des préférences coupables du destin, et des criminels mensonges de ceux qui prêchent la droiture et le bien.

Parfois la crise devenait tellement violente que toute idée s'éteignait en elle. Elle n'avait plus de force, de vie, de connaissance que pour souffrir.

Dans les minutes d'apaisement, elle ne pouvait détacher son oeil de Julien ; et une autre douleur, une douleur de l'âme l'étreignait en se rappelant ce jour où sa bonne était tombée aux pieds de ce même lit avec son enfant entre les jambes, le frère du petit être qui lui déchirait si cruellement les entrailles. Elle retrouvait avec une mémoire sans ombres les gestes, les regards, les paroles de son mari, devant cette fille étendue ; et maintenant elle lisait en lui, comme si ses pensées eussent été écrites dans ses mouvements, elle lisait le même ennui, la même indifférence que pour l'autre, le même insouci d'homme égoïste, que la paternité irrite.

Mais une convulsion effroyable la saisit, un spasme si cruel qu'elle se dit : " Je vais mourir, je meurs ! " Alors une révolte furieuse, un besoin de maudire emplit son âme, et une haine exaspérée contre cet homme qui l'avait perdue, et contre l'enfant inconnu qui la tuait.

Elle se tendit dans un effort suprême pour rejeter d'elle ce fardeau. Il lui sembla soudain que tout son ventre se vidait brusquement ; et sa souffrance s'apaisa.

La garde et le médecin étaient penchés sur elle, la maniaient. Ils enlevèrent quelque chose ; et bientôt ce bruit étouffé qu'elle avait entendu déjà la fit tressaillir ; puis ce petit cri douloureux, ce miaulement frêle d'enfant nouveau-né lui entra dans l'âme, dans le coeur, dans tout son pauvre corps épuisé ; et elle voulut, d'un geste inconscient, tendre les bras.

Ce fut en elle une traversée de joie, un élan vers un bonheur nouveau, qui venait d'éclore. Elle se trouvait, en une seconde, délivrée, apaisée, heureuse, heureuse comme elle ne l'avait jamais été. Son coeur et sa chair se ranimaient, elle se sentait mère !

Elle voulut connaître son enfant ! Il n'avait pas de cheveux, pas d'ongles, étant venu trop tôt, mais lorsqu'elle vit remuer cette larve, qu'elle la vit ouvrir la bouche, pousser des vagissements, qu'elle toucha cet avorton, fripé, grimaçant, vivant, elle fut inondée d'une joie irrésistible, elle comprit qu'elle était sauvée, garantie contre tout désespoir, qu'elle tenait là de quoi aimer à ne savoir plus faire autre chose.

Dès lors elle n'eut plus qu'une pensée : son enfant. Elle devint subitement une mère fanatique, d'autant plus exaltée qu'elle avait été plus déçue dans son amour, plus trompée dans ses espérances. Il lui fallait toujours le berceau près de son lit, puis, quand elle put se lever, elle resta des journées entières assise contre la fenêtre, auprès de la couche légère qu'elle balançait.

Elle fut jalouse de la nourrice, et quand le petit être assoiffé tendait les bras vers le gros sein aux veines bleuâtres, et prenait entre ses lèvres goulues le bouton de chair brune et plissée, elle regardait, pâlie, tremblante, la forte et calme paysanne, avec un désir de lui arracher son fils, et de frapper, de déchirer de l'ongle cette poitrine qu'il buvait avidement.

Puis elle voulut broder elle-même, pour le parer, des toilettes fines, d'une élégance compliquée. Il fut enveloppé dans une brume de dentelles, et coiffé de bonnets magnifiques. Elle ne parlait plus que de cela, coupait les conversations, pour faire admirer un lange, une bavette ou quelque ruban supérieurement ouvragé, et, n'écoutant rien de ce qui se disait autour d'elle, elle s'extasiait sur des bouts de linge qu'elle tournait longtemps et retournait dans sa main levée pour mieux voir ; puis soudain elle demandait : " Croyez-vous qu'il sera beau avec ça ? "

Le baron et petite mère souriaient de cette tendresse frénétique, mais Julien, troublé dans ses habitudes, diminué dans son importance dominatrice par la venue de ce tyran braillard et tout-puissant, jaloux inconsciemment de ce morceau d'homme qui lui volait sa place dans la maison, répétait sans cesse, impatient et colère : " Est-elle assommante avec son mioche ! "

Elle fut bientôt tellement obsédée par cet amour qu'elle passait les nuits assise auprès du berceau à regarder dormir le petit. Comme elle s'épuisait dans cette contemplation passionnée et maladive, qu'elle ne prenait plus aucun repos, qu'elle s'affaiblissait, maigrissait et toussait, le médecin ordonna de la séparer de son fils.

Elle se fâcha, pleura, implora ; mais on resta sourd à ses prières. Il fut placé chaque soir auprès de sa nourrice ; et chaque nuit la mère se levait, nu-pieds, et allait coller son oreille au trou de la serrure pour écouter s'il dormait paisiblement, s'il ne se réveillait pas, s'il n'avait besoin de rien.

Elle fut trouvée là, une fois, par Julien qui rentrait tard, ayant dîné chez les Fourville ; et on l'enferma désormais à clef dans sa chambre pour la contraindre à se mettre au lit.

Le baptême eut lieu vers la fin d'août. Le baron fut parrain, et tante Lison marraine. L'enfant reçut les noms de Pierre-Simon-Paul ; Paul pour les appellations courantes.

Dans les premiers jours de septembre, tante Lison repartit sans bruit ; et son absence demeura aussi inaperçue que sa présence.

Un soir, après le dîner, le curé parut. Il semblait embarrassé, comme s'il eût porté un mystère en lui, et, après une suite de propos inutiles, il pria la baronne et son mari de lui accorder quelques instants d'entretien particulier.

Ils partirent tous trois, d'un pas lent, jusqu'au bout de la grande allée, causant avec vivacité, tandis que Julien, resté seul avec Jeanne, s'étonnait, s'inquiétait, s'irritait de ce secret.

Il voulut accompagner le prêtre qui prenait congé et ils disparurent ensemble, allant vers l'église qui sonnait l'angélus.

Il faisait frais, presque froid, on rentra bientôt dans le salon. Tout le monde sommeillait un peu quand Julien revint brusquement, rouge, avec un air indigné.

De la porte, sans songer que Jeanne était là, il cria vers ses beaux-parents : " Vous êtes donc fous, nom de Dieu ! d'aller flanquer vingt mille francs à cette fille ! "

Personne ne répondit tant la surprise fut grande. Il reprit, beuglant de colère : " On n'est pas bête à ce point-là ; vous voulez donc ne pas nous laisser un sou ! "

Alors le baron, qui reprenait contenance, tenta de l'arrêter : " Taisez-vous ! Songez que vous parlez devant votre femme. "

Mais il trépignait d'exaspération : " Je m'en fiche un peu, par exemple ; elle sait bien ce qu'il en est d'ailleurs. C'est un vol à son préjudice. "

Jeanne, saisie, regardait sans comprendre. Elle balbutia : " Qu'est-ce qu'il y a donc ? "

Alors Julien se tourna vers elle, la prit à témoin, comme une associée frustrée aussi dans un bénéfice espéré. Il lui raconta brusquement le complot pour marier Rosalie, le don de la terre de Barville qui valait au moins vingt mille francs. Il répétait : " Mais tes parents sont fous, ma chère, fous à lier ! vingt mille francs ! vingt mille francs ! mais ils ont perdu ta tête ! vingt mille francs pour un bâtard ! "

Jeanne écoutait, sans émotion et sans colère, s'étonnant elle-même de son calme, indifférente maintenant à tout ce qui n'était pas son enfant.

Le baron suffoquait, ne trouvait rien à répondre. Il finit par éclater, tapant du pied, criant : " Songez à ce que vous dites, c'est révoltant à la fin. À qui la faute s'il a fallu doter cette fille mère ? À qui cet enfant ? vous auriez voulu l'abandonner maintenant ! "

Julien, étonné de la violence du baron, le considérait fixement. Il reprit d'un ton plus posé : " Mais quinze cents francs suffisaient bien. Elles en ont toutes, des enfants, avant de se marier. Que ce soit à l'un ou à l'autre, ça n'y change rien, par exemple. Au lieu qu'en donnant une de vos fermes d'une valeur de vingt mille francs, outre le préjudice que vous nous portez, c'est dire à tout le monde ce qui est arrivé ; vous auriez dû, au moins, songer à notre nom et à notre situation. "

Et il parlait d'une voix sévère, en homme fort de son droit et de la logique de son raisonnement. Le baron, troublé par cette argumentation inattendue, restait béant devant lui. Alors Julien, sentant son avantage, posa ses conclusions : " Heureusement que rien n'est fait encore ; je connais le garçon qui la prend en mariage, c'est un brave homme, et avec lui tout pourra s'arranger. Je m'en charge. "

Et il sortit sur-le-champ, craignant sans doute de continuer la discussion, heureux du silence de tous, qu'il prenait pour un acquiescement.

Dès qu'il eut disparu, le baron s'écria, outré de surprise et frémissant : " Oh ! c'est trop fort, c'est trop fort ! "

Mais Jeanne, levant les yeux sur la figure effarée de son père, se mit brusquement à rire, de son rire clair d'autrefois, quand elle assistait à quelque drôlerie.

Elle répétait : " Père, père, as-tu entendu comme il prononçait : vingt mille francs ? "

Et petite mère, chez qui la gaieté était aussi prompte que les larmes, au souvenir de la tête furieuse de son gendre, et de ses exclamations indignées, et de son refus véhément de laisser donner à la fille, séduite par lui, de l'argent qui n'était pas à lui, heureuse aussi de la bonne humeur de Jeanne, fut secouée par son rire poussif, qui lui emplissait les yeux de pleurs. Alors, le baron partit à son tour, gagné par la contagion ; et tous trois, comme aux bons jours passés, s'amusaient à s'en rendre malades.

Quand ils furent un peu calmés, Jeanne s'étonna : " C'est curieux, ça ne me fait plus rien. Je le regarde comme un étranger maintenant. Je ne puis pas croire que je sois sa femme. Vous voyez, je m'amuse de ses... de ses... de ses indélicatesses. "

Et, sans bien savoir pourquoi, ils s'embrassèrent, encore souriants et attendris.

Mais deux jours plus tard, après le déjeuner, alors que Julien partait à cheval, un grand gars de vingt-deux à vingt-cinq ans, vêtu d'une blouse bleue toute neuve, aux plis raides, aux manches ballonnées, boutonnées aux poignets, franchit sournoisement la barrière, comme s'il eût été embusqué là depuis le matin, se glissa le long du fossé des Couillard, contourna le château et s'approcha, à pas suspects, du baron et des deux femmes, assis toujours sous le platane.

Il avait ôté sa casquette en les apercevant, et il s'avançait en saluant, avec des mines embarrassées.

Dès qu'il fut assez près pour se faire entendre, il bredouilla : " Votre serviteur, monsieur le baron, madame et la compagnie. " Puis, comme on ne lui parlait pas, il annonça : " C'est moi que je suis Désiré Lecoq. "

Ce nom ne révélant rien, le baron demanda : " Que voulez-vous ? "

Alors le gars se troubla tout à fait devant la nécessité d'expliquer son cas. Il balbutia en baissant et en relevant les yeux coup sur coup, de sa casquette qu'il tenait aux mains au sommet du toit du château : " C'est m'sieu l'curé qui m'a touché deux mots au sujet de c't'affaire... " puis il se tut par crainte d'en trop lâcher, et de compromettre ses intérêts.

Le baron, sans comprendre, reprit : " Quelle affaire ? Je ne sais pas, moi. "

L'autre alors, baissant la voix, se décida : " C't'affaire de vot'bonne... la Rosalie... "

Jeanne, ayant deviné, se leva et s'éloigna avec son enfant dans les bras. Et le baron prononça : " Approchez-vous ", puis il montra la chaise que sa fille venait de quitter.

Le paysan s'assit aussitôt en murmurant : " Vous êtes bien honnête. " Puis il attendit comme s'il n'avait plus rien à dire. Au bout d'un assez long silence il se décida enfin, et, levant son regard vers le ciel bleu : " En v'là du biau temps pour la saison. C'est la terre, qui n'en profite pour c' qu'y'a déjà d'semé. " Et il se tut de nouveau.

Le baron s'impatientait ; il attaqua brusquement la question, d'un ton sec : " Alors, c'est vous qui épousez Rosalie ? "

L'homme aussitôt devint inquiet, troublé dans ses habitudes de cautèle normande. Il répliqua d'une voix plus vive, mis en défiance : " C'est selon, p't'être que oui, p't'être que non, c'est selon. "

Mais le baron s'irritait de ces tergiversations : " Sacrebleu ! répondez franchement : est-ce pour ça que vous venez, oui ou non ? La prenez-vous, oui ou non ? "

L'homme, perplexe, ne regardait plus que ses pieds : " Si c'est c'que dit m'sieu l'curé, j'la prends ; mais si c'est c'que dit m'sieu Julien, j'la prends point.

-- Qu'est-ce que vous a dit M. Julien ?

-- M'sieu Julien, i m'a dit qu'j'aurais quinze cents francs ; et m'sieu l'curé i m'a dit que j'n'aurais vingt mille ; j'veux ben pour vingt mille, mais j'veux point pour quinze cents. "

Alors la baronne, qui restait enfoncée en son fauteuil, devant l'attitude anxieuse du rustre, se mit à rire par petites secousses. Le paysan la regarda de coin, d'un oeil mécontent, ne comprenant pas cette gaieté, et il attendit.

Le baron, que ce marchandage gênait, y coupa court. " J'ai dit à M. le curé que vous auriez la ferme de Barville, votre vie durant, pour revenir ensuite à l'enfant. Elle vaut vingt mille francs. Je n'ai qu'une parole. Est-ce fait, oui ou non ? "

L'homme sourit d'un air humble et satisfait, et devenu soudain loquace : " Oh ! pour lors, je n'dis pas non, N'y avait qu'ça qui m'opposait. Quand m'sieu l'curé m'na parlé, j'voulais ben tout d'suite, pardi, et pi j'étais ben aise d'satisfaire m'sieu l'baron, qui me r'vaudra ça, je m'le disais. C'est-i pas vrai, quand on s'oblige, entre gens, on se r'trouve toujours plus tard ; et on se r'vaut ça. Mais m'sieu Julien m'a v'nu trouver ; et c'n'était pu qu'quinze cents. J'mai dit : "Faut savoir ", et j'suis v'nu. C'est pas pour dire, j'avais confiance, mais j'voulais savoir. I n'est qu'les bons comptes qui font les bons amis, pas vrai, m'sieu l'baron... "

Il fallut l'arrêter ; le baron demanda :

" Quand voulez-vous conclure le mariage ? "

Alors l'homme redevint brusquement timide, plein d'embarras. Il finit par dire, en hésitant : " J'frons-ti point d'abord un p'tit papier ? "

Le baron, cette fois, se fâcha : " Mais nom d'un chien ! puisque vous aurez le contrat de mariage. C'est là le meilleur des papiers. "

Le paysan s'obstinait : " En attendant, j'pourrions ben en faire un bout tout d'même, ça nuit toujours pas. "

Le baron se leva pour en finir : " Répondez oui ou non, et tout de suite. Si vous ne voulez plus, dites-le, j'ai un autre prétendant. "

Alors la peur du concurrent affola le Normand rusé. Il se décida, tendit la main comme après l'achat d'une vache : " Topez-là, m'sieu l'baron, c'est fait. Couillon qui s'en dédit. "

Le baron topa, puis cria : " Ludivine ! " La cuisinière montra la tête à la fenêtre : " Apportez une bouteille de vin. " On trinqua pour arroser l'affaire conclue. -- Et le gars partit d'un pied plus allègre.

On ne dit rien de cette visite à Julien. Le contrat fut préparé en grand secret, puis, une fois les bans publiés, la noce eut lieu un lundi matin.

Une voisine portait le mioche à l'église, derrière les nouveaux époux, comme une sûre promesse de fortune. Et personne, dans le pays, ne s'étonna ; on enviait Désiré Lecoq. Il était né coiffé, disait-on avec un sourire malin où n'entrait point d'indignation.

Julien fit une scène terrible, qui abrégea le séjour de ses beaux-parents aux Peuples. Jeanne les vit repartir sans une tristesse trop profonde, Paul étant devenu pour elle une source inépuisable de bonheur.

--- 9 ---

Jeanne étant tout à fait remise de ses couches, on se résolut à aller rendre visite aux Fourville et à se présenter aussi chez le marquis de Coutelier.

Julien venait d'acheter dans une vente publique une nouvelle voiture, un phaéton ne demandant qu'un cheval, afin de pouvoir sortir deux fois par mois.

Elle fut attelée par un jour clair de décembre et après deux heures de route à travers les plaines normandes, on commença à descendre en un petit vallon dont les flancs étaient boisés, et le fond mis en culture.

Puis les terres ensemencées furent bientôt remplacées par des prairies, et les prairies par un marécage plein de grands roseaux secs en cette saison, et dont les longues feuilles bruissaient, pareilles à des rubans jaunes.

Tout à coup, après un brusque détour du val, le château de la Vrillette se montra, adossé d'un côté à la pente boisée et, de l'autre, trempant toute sa muraille dans un grand étang que terminait, en face, un bois de hauts sapins escaladant l'autre versant de la vallée.

Il fallut passer sur un antique pont-levis et franchir un vaste portail Louis XIII pour pénétrer dans la cour d'honneur, devant un élégant manoir de la même époque à encadrements de briques, flanqué de tourelles coiffées d'ardoises.

Julien expliquait à Jeanne toutes les parties du bâtiment, en habitué qui le connaît à fond. Il en faisait les honneurs, s'extasiant sur sa beauté : " Regarde-moi ce portail ! Est-ce grandiose une habitation comme ça, hein ! Toute l'autre façade est dans l'étang, avec un perron royal qui descend jusqu'à l'eau, et quatre barques sont amarrées au bas des marches, deux pour le comte et deux pour la comtesse. Là-bas à droite, là où tu vois le rideau de peupliers, c'est la fin de l'étang ; c'est là que commence la rivière qui va jusqu'à Fécamp. C'est plein de sauvagine ce pays. Le comte adore chasser là-dedans. Voilà une vraie résidence seigneuriale. "

La porte d'entrée s'était ouverte, et la pâle comtesse apparut, venant au-devant des visiteurs, souriant, vêtue d'une robe traînante comme une châtelaine d'autrefois. Elle semblait bien la belle dame du Lac, née pour ce manoir de conte.

Le salon, à huit fenêtres, en avait quatre ouvrant sur la pièce d'eau et sur le sombre bois de pins qui remontait le coteau juste en face.

La verdure à tons noirs rendait profond, austère et lugubre l'étang ; et, quand le vent soufflait, les gémissements des arbres semblaient la voix du marais.

La comtesse prit les deux mains de Jeanne comme si elle eût été une amie d'enfance, puis elle la fit asseoir et se mit près d'elle, sur une chaise basse, tandis que Julien, en qui toutes les élégances oubliées renaissaient depuis cinq mois, causait, souriait, doux et familier.

La comtesse et lui parlèrent de leurs promenades à cheval. Elle riait un peu de sa manière de monter, l'appelant " le chevalier Trébuche ", et il riait aussi, l'ayant baptisée " la reine Amazone ". Un coup de fusil parti sous les fenêtres fit pousser à Jeanne un petit cri. C'était le comte qui tuait une sarcelle.

Sa femme aussitôt l'appela. On entendit un bruit d'avirons, le choc d'un bateau contre la pierre, et il parut, énorme et botté, suivi de deux chiens trempés, rougeâtres comme lui, et qui se couchèrent sur le tapis devant la porte.

Il semblait plus à son aise, en sa demeure, et ravi de voir les visiteurs. Il fit remettre du bois au feu, apporter du vin de Madère et des biscuits ; et soudain il s'écria : " Mais vous allez dîner avec nous, c'est entendu. " Jeanne, qui ne quittait jamais la pensée de son enfant, refusait ; il insista, et, comme elle s'obstinait à ne pas vouloir, Julien fit un geste brusque d'impatience. Alors elle eut peur de réveiller son humeur méchante et querelleuse ; et, bien que torturée à l'idée de ne plus revoir Paul avant le lendemain, elle accepta.

L'après-midi fut charmant. On alla visiter les sources d'abord. Elles jaillissaient au pied d'une roche moussue dans un clair bassin toujours remué comme de l'eau bouillante ; puis on fit un tour en barque à travers de vrais chemins taillés dans une forêt de roseaux secs. Le comte, assis entre ses deux chiens, qui flairaient, le nez au vent, ramait ; et chaque secousse de ses avirons soulevait la grande barque et la lançait en avant. Jeanne, parfois, laissait tremper sa main dans l'eau froide, et elle jouissait de la fraîcheur glacée qui lui courait des doigts au coeur. Tout à l'arrière du bateau, Julien et la comtesse enveloppée de châles souriaient de cet éternel sourire continuel des gens heureux à qui le bonheur ne laisse rien à désirer.

Le soir venait avec de longs frissons gelés, des souffles du nord qui passaient dans les joncs flétris. Le soleil avait plongé derrière les sapins ; et le ciel rouge, criblé de petits nuages écarlates et bizarres, donnait froid rien qu'à le regarder.

On rentra dans le vaste salon où flambait un feu gigantesque. Une sensation de chaleur et de plaisir rendait joyeux dès la porte. Alors le comte, mis en gaieté, saisit sa femme dans ses bras d'athlète, et, l'élevant comme un enfant jusqu'à sa bouche, il lui colla sur les joues deux gros baisers de brave homme satisfait.

Et Jeanne, souriante, regardait ce bon géant qu'on disait un ogre au seul aspect de ses moustaches ; et elle pensait : " Comme on se trompe, chaque jour, sur tout le monde. " Ayant alors, presque involontairement, reporté les yeux sur Julien, elle le vit debout dans l'embrasure de la porte, horriblement pâle, et l'oeil fixé sur le comte. Inquiète, elle s'approcha de son mari, et, à voix basse : " Es-tu malade ? Qu'as-tu donc ? " Il répondit d'un ton courroucé : " Rien, laisse-moi tranquille. J'ai eu froid. "

Quand on passa dans la salle à manger, le comte demanda la permission de laisser entrer ses chiens ; et ils vinrent aussitôt se planter sur leur derrière, à droite et à gauche de leur maître. Il leur donnait à tout moment quelque morceau et caressait leurs longues oreilles soyeuses. Les bêtes tendaient la tête, remuaient la queue, frémissaient de contentement.

Après le dîner, comme Jeanne et Julien se disposaient à partir, M. de Fourville les retint encore pour leur montrer une pêche au flambeau.

Il les posta, ainsi que la comtesse, sur le perron qui descendait à l'étang ; et il monta dans sa barque avec un valet portant un épervier et une torche allumée. La nuit était claire et piquante sous un ciel semé d'or.

La torche faisait ramper sur l'eau des traînées de feu étranges et mouvantes, jetait des lueurs dansantes sur les roseaux, illuminait le rideau de sapins. Et soudain, la barque ayant tourné, une ombre colossale, fantastique, une ombre d'homme se dressa sur cette lisière éclairée du bois. La tête dépassait les arbres, se perdait dans le ciel, et les pieds plongeaient dans l'étang. Puis l'être démesuré éleva les bras comme pour prendre les étoiles. Ils se dressèrent brusquement, ces bras immenses, puis retombèrent ; et on entendit aussitôt un petit cri d'eau fouettée.

La barque alors ayant encore viré doucement, le prodigieux fantôme sembla courir le long du bois, qu'éclairait, en tournant, la lumière ; puis il s'enfonça dans l'invisible horizon, puis soudain il reparut, moins grand mais plus net, avec ses mouvements singuliers, sur la façade du château.

Et la grosse voix du comte cria : " Gilberte, j'en ai huit ! "

Les avirons battirent l'onde. L'ombre énorme restait maintenant debout immobile sur la muraille, mais diminuant peu à peu de taille et d'ampleur ; sa tête paraissait descendre, son corps maigrir ; et quand M. de Fourville remonta les marches du perron, toujours suivi de son valet portant le feu, elle était réduite aux proportions de sa personne, et répétait tous ses gestes.

Il avait dans un filet huit gros poissons qui frétillaient.

Lorsque Jeanne et Julien furent en route tout enveloppés en des manteaux et des couvertures qu'on leur avait prêtés, Jeanne dit presque involontairement : " Quel brave homme que ce géant ! " Et Julien, qui conduisait, répliqua : " Oui, mais il ne se tient pas toujours assez devant le monde. "

Huit jours après, ils se rendirent chez les Coutelier, qui passaient pour la première famille noble de la province. Leur domaine de Reminil touchait au gros bourg de Cany. Le château neuf bâti sous Louis XIV était caché dans un parc magnifique entouré de murs. On voyait, sur une hauteur, les ruines de l'ancien château. Des valets en tenue firent entrer les visiteurs dans une pièce imposante. Tout au milieu, une espèce de colonne supportant une coupe immense de la manufacture de Sèvres, et dans le socle une lettre autographe du roi, défendue par une plaque de cristal, invitait le marquis Léopold-Hervé-Joseph-Germer de Varneville, de Rollebosc de Coutelier, à recevoir ce don du souverain.

Jeanne et Julien considéraient ce présent royal quand entrèrent le marquis et la marquise. La femme était poudrée, aimable par fonction et maniérée par désir de sembler condescendante. L'homme, gros personnage à cheveux blancs relevés droit sur la tête, mettait en ses gestes, en sa voix, en toute son attitude, une hauteur qui disait son importance.

C'étaient de ces gens à étiquette dont l'esprit, les sentiments et les paroles semblent toujours sur des échasses.

Ils parlaient seuls, sans attendre les réponses, souriant d'un air indifférent, semblaient toujours accomplir la fonction imposée par leur naissance de recevoir avec politesse les petits nobles des environs.

Jeanne et Julien, perclus, s'efforçaient de plaire, gênés de rester davantage, inhabiles à se retirer ; mais la marquise termina elle-même la visite, naturellement, simplement, en arrêtant à point la conversation comme une reine polie qui donne congé.

En revenant, Julien dit : " Si tu veux, nous bornerons là nos visites ; moi, les Fourville me suffisent. " Et Jeanne fut de son avis.

Décembre s'écoulait lentement, ce mois noir, trou sombre au fond de l'année. La vie enfermée recommençait comme l'an passé. Jeanne ne s'ennuyait point cependant, toujours préoccupée de Paul que Julien regardait de côté, d'un oeil inquiet et mécontent.

Souvent, quand la mère le tenait en ses bras, le caressait avec ces frénésies de tendresse qu'ont les femmes pour leurs enfants, elle le présentait au père, en lui disant : " Mais embrasse-le donc ; on dirait que tu ne l'aimes pas. " Il effleurait du bout des lèvres, d'un air dégoûté, le front glabre du marmot en décrivant un cercle de tout son corps, comme pour ne point rencontrer les petites mains remuantes et crispées. Puis il s'en allait brusquement ; on eût dit qu'une répugnance le chassait.

Le maire, le docteur et le curé venaient dîner de temps en temps ; de temps en temps c'étaient les Fourville avec qui on se liait de plus en plus.

Le comte paraissait adorer Paul. Il le tenait sur ses genoux pendant toute la durée des visites, ou même pendant des après-midi tout entiers. Il le maniait d'une façon délicate dans ses grosses mains de colosse, lui chatouillait le bout du nez avec la pointe de ses longues moustaches, puis l'embrassait par élans passionnés, à la façon des mères. Il souffrait continuellement de ce que son mariage demeurât stérile.

Mars fut clair, sec et presque doux. La comtesse Gilberte reparla de promenades à cheval que tous les quatre feraient ensemble. Jeanne, lasse un peu des longs soirs, des longues nuits, des longs jours pareils et monotones, consentit, tout heureuse de ces projets ; et pendant une semaine elle s'amusa à confectionner son amazone.

Puis ils commencèrent les excursions. Ils allaient toujours deux par deux ; la comtesse et Julien devant, le comte et Jeanne cent pas derrière. Ceux-ci causaient tranquillement, comme deux amis, car ils étaient devenus amis par le contact de leurs âmes droites, de leurs coeurs simples ; ceux-là parlaient bas souvent, riaient parfois par éclats violents, se regardaient soudain comme si leurs yeux avaient à se dire des choses que ne prononçaient pas leurs bouches ; et ils partaient brusquement au galop, poussés par un désir de fuir, d'aller plus loin, très loin.

Puis Gilberte parut devenir irritable. Sa voix vive, apportée par des souffles de brise, arrivait parfois aux oreilles des deux cavaliers attardés. Le comte alors souriait, disait à Jeanne : " Elle n'est pas tous les jours bien levée, ma femme. "

Un soir, en rentrant, comme la comtesse excitait sa jument, la piquant, puis la retenant par secousses brusques, on entendit plusieurs fois Julien lui répéter : " Prenez garde, prenez donc garde, vous allez être emportée. " Elle répliqua : " Tant pis ; ce n'est pas votre affaire ", d'un ton si clair et si dur que les paroles nettes sonnèrent par la campagne comme si elles étaient suspendues dans l'air.

L'animal se cabrait, ruait, bavait. Soudain le comte inquiet cria de ses forts poumons : " Fais donc attention, Gilberte ! " Alors, comme par défi, dans un de ces énervements de femme que rien n'arrête, elle frappa brutalement de sa cravache entre les deux oreilles de la bête qui se dressa, furieuse, battit l'air de ses jambes de devant, et, retombant, s'élança d'un bond formidable, et détala par la plaine de toute la vigueur de ses jarrets.

Elle franchit d'abord une prairie puis, se précipitant à travers les champs labourés, elle soulevait en poussière la terre humide et grasse, et filait si vite qu'on distinguait à peine la monture et l'amazone.

Julien, stupéfait, restait en place, appelant désespérément : " Madame, Madame ! "

Mais le comte eut une sorte de grognement, et, se courbant sur l'encolure de son pesant cheval, il le jeta en avant d'une poussée de tout son corps ; et il le lança d'une telle allure, l'excitant, l'entraînant, l'affolant avec la voix, le geste et l'éperon, que l'énorme cavalier semblait porter la lourde bête entre ses cuisses et l'enlever comme pour s'envoler. Ils allaient d'une inconcevable vitesse, se ruant droit devant eux ; Jeanne voyait là-bas les deux silhouettes de la femme et du mari, fuir, fuir, diminuer, s'effacer, disparaître, comme on voit deux oiseaux se poursuivant se perdre et s'évanouir à l'horizon.

Alors Julien se rapprocha, toujours au pas, en murmurant d'un air furieux : " Je crois qu'elle est folle, aujourd'hui. "

Et tous deux partirent derrière leurs amis enfoncés maintenant dans une ondulation de plaine.

Au bout d'un quart d'heure, ils les aperçurent qui revenaient ; et bientôt ils les joignirent.

Le comte, rouge, en sueur, riant, content, triomphant, tenait de sa poigne irrésistible le cheval frémissant de sa femme. Elle était pâle, avec un visage douloureux et crispé ; et elle se soutenait d'une main sur l'épaule de son mari comme si elle allait défaillir.

Jeanne, ce jour-là, comprit que le comte aimait éperdument.

Puis la comtesse, pendant le mois qui suivit, se montra joyeuse comme elle ne l'avait jamais été. Elle venait plus souvent aux Peuples, riait sans cesse, embrassait Jeanne avec des élans de tendresse. On eût dit qu'un mystérieux ravissement était descendu sur sa vie. Son mari, tout heureux lui-même, ne la quittait point des yeux, et tâchait à tout instant de toucher sa main, sa robe, dans un redoublement de passion.

Il disait, un soir, à Jeanne : " Nous sommes dans le bonheur, en ce moment. Jamais Gilberte n'avait été gentille comme ça. Elle n'a plus de mauvaise humeur, plus de colère. Je sens qu'elle m'aime. Jusqu'à présent je n'en étais pas sûr. "

Julien aussi semblait changé, plus gai, sans impatiences, comme si l'amitié des deux familles avait apporté la paix et la joie dans chacune d'elles.

Le printemps fut singulièrement précoce et chaud.

Depuis les douces matinées jusqu'aux calmes et tièdes soirées, le soleil faisait germer toute la surface de la terre. C'était une brusque et puissante éclosion de tous les germes en même temps, une de ces irrésistibles poussées de sève, une de ces ardeurs à renaître que la nature montre quelquefois en des années privilégiées qui feraient croire à des rajeunissements du monde.

Jeanne se sentait vaguement troublée par cette fermentation de vie. Elle avait des alanguissements subits en face d'une petite fleur dans l'herbe, des mélancolies délicieuses, des heures de mollesse rêvassante.

Puis elle se sentit envahie par des souvenirs attendris des premiers temps de son amour ; non qu'il lui revînt au coeur un renouveau d'affection pour Julien, c'était fini, cela, bien fini pour toujours ; mais toute sa chair, caressée des brises, pénétrée des odeurs du printemps, se troublait, comme sollicitée par quelque invisible et tendre appel.

Elle se plaisait à être seule, à s'abandonner sous la chaleur du soleil, toute parcourue de sensations, de jouissances vagues et sereines qui n'éveillaient point d'idées.

Un matin, comme elle somnolait ainsi, une vision la traversa, une vision rapide de ce trou ensoleillé au milieu des sombres feuillages, dans le petit bois près d'Étretat. C'est là que, pour la première fois, elle avait senti frémir son corps auprès de ce jeune homme qui l'aimait alors ; c'est là qu'il avait balbutié, pour la première fois, le timide désir de son coeur ; c'est aussi là qu'elle avait cru toucher tout à coup l'avenir radieux de ses espérances.

Et elle voulait revoir ce bois, y faire une sorte de pèlerinage sentimental et superstitieux, comme si un retour à ce lieu devait changer quelque chose à la marche de sa vie.

Julien était parti dès l'aube, elle ne savait où. Elle fit donc seller le petit cheval blanc des Martin, qu'elle montait quelquefois maintenant ; et elle partit.

C'était par une de ces journées si tranquilles que rien ne remue nulle part, pas une herbe, pas une feuille ; tout semble immobile pour jusqu'à la fin des temps, comme si le vent était mort. On dirait disparus les insectes eux-mêmes.

Un calme brûlant et souverain descendait du soleil, insensiblement, en buée d'or ; et Jeanne allait au pas de son bidet, bercée, heureuse. De temps en temps elle levait les yeux pour regarder un tout petit nuage blanc, gros comme une pincée de coton, un flocon de vapeur suspendu, oublié, resté là-haut, tout seul, au milieu du ciel bleu.

Elle descendit dans la vallée qui va se jeter à la mer entre ces grandes arches de la falaise qu'on nomme les portes d'Étretat, et tout doucement elle gagna le bois. Il pleuvait de la lumière à travers la verdure encore grêle. Elle cherchait l'endroit sans le retrouver, errant par les petits chemins.

Tout à coup, en traversant une longue allée, elle aperçut tout au bout deux chevaux de selle attachés contre un arbre, et les reconnut aussitôt ; c'étaient ceux de Gilberte et de Julien. La solitude commençait à lui peser ; elle fut heureuse de cette rencontre imprévue ; et elle mit au trot sa monture.

Quand elle eut atteint les deux bêtes patientes, comme accoutumées à ces longues stations, elle appela. On ne lui répondit pas.

Un gant de femme et les deux cravaches gisaient sur le gazon foulé. Donc ils s'étaient assis là, puis éloignés, laissant leurs chevaux.

Elle attendit un quart d'heure, vingt minutes, surprise, sans comprendre ce qu'ils pouvaient faire. Comme elle avait mis pied à terre, et ne remuait plus, appuyée contre un tronc d'arbre, deux petits oiseaux, sans la voir, s'abattirent dans l'herbe tout près d'elle, l'un d'eux s'agitait, sautillait autour de l'autre, les ailes soulevées et vibrantes, saluant de la tête et pépiant ; et tout à coup ils s'accouplèrent.

Jeanne fut surprise comme si elle eût ignoré cette chose ; puis elle se dit : " C'est vrai, c'est le printemps ", puis une autre pensée lui vint, un soupçon. Elle regarda de nouveau le gant, les cravaches, les deux chevaux abandonnés ; et elle se remit brusquement en selle avec une irrésistible envie de fuir.

Elle galopait maintenant en retournant aux Peuples. Sa tête travaillait, raisonnait, unissait les faits, rapprochait les circonstances. Comment n'avait-elle pas deviné plus tôt ? Comment n'avait-elle rien vu ? Comment n'avait-elle pas compris les absences de Julien, le recommencement de ses élégances passées, puis l'apaisement de son humeur ? Elle se rappelait aussi les brusqueries nerveuses de Gilberte, ses câlineries exagérées, et, depuis quelque temps, cette espèce de béatitude où elle vivait, et dont le comte était heureux.

Elle remit au pas son cheval, car il lui fallait gravement réfléchir, et l'allure vive troublait ses idées.

Après la première émotion passée, son coeur était redevenu presque calme, sans jalousie et sans haine, mais soulevé de mépris. Elle ne songeait guère à Julien ; rien ne l'étonnait plus de lui ; mais la double trahison de la comtesse, de son amie, la révoltait. Tout le monde était donc perfide, menteur et faux. Et des larmes lui vinrent aux yeux. On pleure parfois les illusions avec autant de tristesse que les morts.

Elle se résolut pourtant à feindre de ne rien savoir, à fermer son âme aux affections courantes, à n'aimer plus que Paul et ses parents ; et à supporter les autres avec un visage tranquille.

Sitôt rentrée, elle se jeta sur son fils, l'emporta dans sa chambre et l'embrassa éperdument, pendant une heure sans s'arrêter.

Julien revint pour dîner, charmant et souriant, plein d'attentions aimables. Il demanda : " Père et petite mère ne viennent donc pas cette année ? "

Elle lui sut tant de gré de cette gentillesse qu'elle lui pardonna presque la découverte du bois ; et un violent désir l'envahissant tout à coup de revoir bien vite les deux êtres qu'elle aimait le plus après Paul, elle passa toute sa soirée à leur écrire, pour hâter leur arrivée.

Ils annoncèrent leur retour pour le 20 mai. On était alors au 7 de ce mois.

Elle les attendit avec une impatience grandissante, comme si elle eût éprouvé, en dehors même de son affection filiale, un besoin nouveau de frotter son coeur à des coeurs honnêtes ; de causer, l'âme ouverte, avec des gens purs, sains de toute infamie, dont la vie, et toutes les actions, et toutes les pensées et tous les désirs avaient toujours été droits.

Ce qu'elle sentait maintenant, c'était une sorte d'isolement de sa conscience juste au milieu de toutes ces consciences défaillantes ; et bien qu'elle eût appris soudain à dissimuler, bien qu'elle accueillît la comtesse, la main tendue et la lèvre souriante, cette sensation de vide, de mépris pour les hommes, elle la sentait grandir, l'envelopper ; et chaque jour les petites nouvelles du pays lui jetaient à l'âme un dégoût plus grand, une plus haute mésestime des êtres.

La fille des Couillard venait d'avoir un enfant et le mariage allait avoir lieu. La servante des Martin, une orpheline, était grosse ; une petite voisine, âgée de quinze ans, était grosse ; une veuve, une pauvre femme boiteuse et sordide, qu'on appelait la Crotte tant sa saleté paraissait horrible, était grosse.

À tout moment on apprenait une grossesse nouvelle, ou bien quelque fredaine d'une fille, d'une paysanne mariée et mère de famille ou de quelque riche fermier respecté.

Ce printemps ardent semblait remuer les sèves chez les hommes comme chez les plantes.

Et Jeanne, dont les sens éteints ne s'agitaient plus, dont le coeur meurtri, l'âme sentimentale semblaient seuls remués par les souffles tièdes et féconds, qui rêvait, exaltée sans désirs, passionnée pour des songes et morte aux besoins charnels, s'étonnait, pleine d'une répugnance qui devenait haineuse, de cette sale bestialité.

L'accouplement des êtres l'indignait à présent comme une chose contre nature ; et, si elle en voulait à Gilberte, ce n'était point de lui avoir pris son mari, mais du fait même d'être tombée aussi dans cette fange universelle.

Elle n'était point, celle-là, de la race des rustres chez qui les bas instincts dominent. Comment avait-elle pu s'abandonner de la même façon que ces brutes ?

Le jour même où devaient arriver ses parents, Julien raviva ses répulsions en lui racontant gaiement, comme une chose toute naturelle et drôle, que le boulanger ayant entendu quelque bruit dans son four, la veille, qui n'était pas jour de cuisson, avait cru y surprendre un chat rôdeur et avait trouvé sa femme " qui n'enfournait pas du pain ".

Et il ajoutait : " Le boulanger a bouché l'ouverture ; ils ont failli étouffer là-dedans ; c'est le petit garçon de la boulangère qui a prévenu les voisins ; car il avait vu entrer sa mère avec le forgeron. "

Et Julien riait, répétant : " Ils nous font manger du pain d'amour ces farceurs-là. C'est un vrai conte de La Fontaine. "

Jeanne n'osait plus toucher au pain.

Lorsque la chaise de poste s'arrêta devant le perron et que la figure heureuse du baron parut à la vitre, ce fut dans l'âme et dans la poitrine de la jeune femme une émotion profonde, un tumultueux élan d'affection comme elle n'en avait jamais ressenti.

Mais elle demeura saisie, et presque défaillante, quand elle aperçut petite mère. La baronne, en ces six mois d'hiver, avait vieilli de dix ans. Ses joues énormes, flasques, tombantes, s'étaient empourprées, comme gonflées de sang ; son oeil semblait éteint ; et elle ne remuait plus que soulevée sous les deux bras ; sa respiration pénible était devenue sifflante, et si difficile, qu'on éprouvait près d'elle une sensation de gêne douloureuse.

Le baron, l'ayant vue chaque jour, n'avait point remarqué cette décadence ; et, quand elle se plaignait de ses étouffements continus, de son alourdissement grandissant, il répondait : " Mais non, ma chère, je vous ai toujours connue comme ça. "

Jeanne, après les avoir accompagnés en leur chambre, se retira dans la sienne pour pleurer, bouleversée, éperdue. Puis, elle alla retrouver son père, et, se jetant sur son coeur, les yeux encore pleins de larmes : " Oh ! comme mère est changée ! Qu'est-ce qu'elle a, dis-moi, qu'est-ce qu'elle a ? " Il fut très surpris, et répondit : " Tu crois ? quelle idée ? mais non. Moi, qui ne l'ai point quittée, je t'assure que je ne la trouve pas mal, elle est comme toujours. "

Le soir Julien dit à sa femme : " Ta mère file un mauvais coton. Je la crois touchée. " Et, comme Jeanne éclatait en sanglots, il s'impatienta. " Allons, bon, je ne te dis pas qu'elle soit perdue. Tu es toujours follement exagérée. Elle est changée, voilà tout, c'est de son âge. "

Au bout de huit jours elle n'y songeait plus, accoutumée à la physionomie nouvelle de sa mère, et refoulant peut-être ses craintes, comme on refoule, comme on rejette toujours, par une sorte d'instinct égoïste, de besoin naturel de tranquillité d'âme, les appréhensions, les soucis menaçants.

La baronne, impuissante à marcher, ne sortait plus qu'une demi-heure chaque jour. Quand elle avait accompli une seule fois le parcours de " son " allée, elle ne pouvait se mouvoir davantage et demandait à s'asseoir sur " son " banc. Et, quand elle se sentait incapable même de mener jusqu'au bout sa promenade, elle disait : " Arrêtons-nous ; mon hypertrophie me casse les jambes aujourd'hui. "

Elle ne riait plus guère, souriait seulement aux choses qui l'auraient secouée tout entière l'année précédente. Mais comme ses yeux étaient demeurés excellents, elle passait des jours à relire Corinne ou les Méditations de Lamartine ; puis elle demandait qu'on lui apportât le tiroir " aux souvenirs ". Alors, ayant vidé sur ses genoux les vieilles lettres douces à son coeur, elle posait le tiroir sur une chaise à côté d'elle et remettait dedans, une à une, ses " reliques ", après avoir lentement revu chacune. Et quand elle était seule, bien seule, elle en baisait certaines, comme on baise secrètement les cheveux des morts qu'on aima.

Quelquefois Jeanne, entrant brusquement, la trouvait pleurant, pleurant des larmes tristes. Elle s'écriait : " Qu'as-tu, petite mère ? " Et la baronne, après un long soupir, répondait : " Ce sont mes reliques qui m'ont fait ça. On remue des choses qui ont été si bonnes et qui sont finies ! Et puis, il y a des personnes auxquelles on ne pensait plus guère et qu'on retrouve tout d'un coup. On croit les voir, et les entendre, et ça vous produit un effet épouvantable. Tu connaîtras ça, plus tard. "

Quand le baron survenait en ces instants de mélancolie, il murmurait : " Jeanne, ma chérie, si tu m'en crois, brûle tes lettres, toutes tes lettres, celles de ta mère, les miennes, toutes. Il n'y a rien de plus terrible, quand on est vieux, que de remettre le nez dans sa jeunesse. " Mais Jeanne aussi gardait sa correspondance, préparait sa " boîte aux reliques ", obéissant, bien qu'elle différât en tout de sa mère, à une sorte d'instinct héréditaire de sentimentalité rêveuse.

Le baron, après quelques jours, eut à s'absenter pour une affaire, et il partit.

La saison était magnifique. Les nuits douces, fourmillantes d'astres, succédaient aux calmes soirées, les soirs sereins aux jours radieux, et les jours radieux aux aurores éclatantes. Petite mère se trouva bientôt mieux portante ; et Jeanne, oubliant bientôt les amours de Julien et la perfidie de Gilberte, se sentait presque complètement heureuse. Toute la campagne était fleurie et parfumée ; et la grande mer toujours pacifique resplendissait du matin au soir, sous le soleil.

Jeanne, un après-midi, prit Paul en ses bras, et s'en alla par les champs. Elle regardait tantôt son fils, tantôt l'herbe criblée de fleurs le long de la route, s'attendrissant dans une félicité sans bornes. De minute en minute elle baisait l'enfant, le serrait passionnément contre elle ; puis, frôlée par quelque savoureuse odeur de campagne, elle se sentait défaillante, anéantie dans un bien-être infini. Puis elle rêva d'avenir pour lui. Que serait-il ? Tantôt elle le voulait grand homme, renommé, puissant. Tantôt elle le préférait humble et restant près d'elle, dévoué, tendre, les bras toujours ouverts pour maman. Quand elle l'aimait avec son coeur égoïste de mère, elle désirait qu'il restât son fils, rien que son fils ; mais, quand elle l'aimait avec sa raison passionnée, elle ambitionnait qu'il devînt quelqu'un par le monde.

Elle s'assit au bord d'un fossé, et se mit à le regarder. Il lui semblait qu'elle ne l'avait jamais vu. Et elle s'étonna brusquement à la pensée que ce petit être serait grand, qu'il marcherait d'un pas ferme, qu'il aurait de la barbe aux joues et parlerait d'une voix sonore.

Au loin, quelqu'un l'appelait. Elle leva la tête. C'était Marius accourant. Elle pensa qu'une visite l'attendait, et elle se dressa, mécontente d'être troublée. Mais le gamin arrivait à toutes jambes, et, quand il fut assez près, il cria : " Madame, c'est Mme la baronne qu'est bien mal. "

Elle sentit comme une goutte d'eau froide qui lui descendait le long du dos ; et elle repartit à grands pas, la tête égarée.

Elle aperçut, de loin, des gens en tas sous le platane. Elle s'élança et, le groupe s'étant ouvert, elle vit sa mère étendue par terre, la tête soutenue par deux oreillers. La figure était toute noire, les yeux fermés, et sa poitrine, qui depuis vingt ans haletait, ne bougeait plus. La nourrice saisit l'enfant dans les bras de la jeune femme, et l'emporta.

Jeanne, hagarde, demandait : " Qu'est-il arrivé ? Comment est-elle tombée ? Qu'on aille chercher le médecin, " Et comme elle se retournait, elle aperçut le curé, prévenu on ne sait comment. Il offrit ses soins, s'empressa en relevant les manches de sa soutane. Mais le vinaigre, l'eau de Cologne, les frictions demeurèrent inefficaces. " Il faudrait la dévêtir et la coucher ", dit le prêtre.

Le fermier Joseph Couillard se trouvait là ainsi que le père Simon et Ludivine. Aidés de l'abbé Picot, ils voulurent emporter la baronne ; mais, quand ils la soulevèrent, la tête s'abattit en arrière, et la robe qu'ils avaient saisie se déchirait, tant sa grosse personne était pesante et difficile à remuer. Alors Jeanne se mit à crier d'horreur. On reposa par terre le corps énorme et mou.

Il fallut prendre un fauteuil du salon ; et, quand on l'eut assise dedans, on put enfin l'enlever. Pas à pas ils gravirent le perron, puis l'escalier ; et, parvenus dans la chambre, la déposèrent sur le lit.

Comme la cuisinière n'en finissait pas d'enlever ses vêtements, la veuve Dentu se trouva là juste à point, venue soudain, ainsi que le prêtre, comme s'ils avaient " senti la mort ", selon le mot des domestiques.

Joseph Couillard partit à franc étrier pour prévenir le docteur ; et comme le prêtre se disposait à aller chercher les saintes huiles, la garde lui souffla dans l'oreille : " Ne vous dérangez point, monsieur le curé, je m'y connais, elle a passé. "

Jeanne, affolée, implorait, ne savait que faire, que tenter, quel remède employer. Le curé, à tout hasard, prononça l'absolution.

Pendant deux heures on attendit auprès de ce corps violet et sans vie. Tombée maintenant à genoux, Jeanne sanglotait, dévorée d'angoisse et de douleur.

Lorsque la porte s'ouvrit et que le médecin parut il lui sembla voir entrer le salut, la consolation, l'espérance ; et elle s'élança vers lui, balbutiant tout ce qu'elle savait de l'accident : " Elle se promenait comme tous les jours... elle allait bien... très bien même... elle avait mangé un bouillon et deux oeufs au déjeuner... elle est tombée tout d'un coup... elle est devenue noire comme vous la voyez... et elle n'a plus remué... nous avons essayé de tout pour la ranimer... de tout... " Elle se tut, saisie par un geste discret de la garde au médecin pour signifier que c'était fini, bien fini. Alors, se refusant à comprendre, elle interrogea anxieusement, répétant : " Est-ce grave ? croyez-vous que ce soit grave ? "

Il dit enfin : " J'ai bien peur que ce soit... que ce soit... fini. Ayez du courage, un grand courage. "

Et Jeanne, ouvrant les bras, se jeta sur sa mère.

Julien rentrait. Il demeura stupéfait, visiblement contrarié, sans cri de douleur ni désespoir apparent, pris à l'improviste trop brusquement pour se faire d'un seul coup le visage et la contenance qu'il fallait. Il murmura : " Je m'y attendais, je sentais que c'était la fin. " Puis il tira son mouchoir, s'essuya les yeux, s'agenouilla, se signa, marmotta quelque chose, et, se relevant, voulut aussi relever sa femme. Mais elle tenait à pleins bras le cadavre et le baisait, presque couchée sur lui. Il fallut qu'on l'emportât. Elle semblait folle.

Au bout d'une heure on la laissa revenir. Aucun espoir ne subsistait. L'appartement était arrangé maintenant en chambre mortuaire. Julien et le prêtre parlaient bas près d'une fenêtre. La veuve Dentu, assise dans un fauteuil, d'une façon confortable, en femme habituée aux veilles et qui se sent chez elle dans une maison dès que la mort vient d'y entrer, paraissait assoupie déjà.

La nuit tombait. Le curé s'avança vers Jeanne, lui prit les mains, l'encouragea, déversant, sur ce coeur inconsolable, l'onde onctueuse des consolations ecclésiastiques. Il parla de la trépassée, la célébra en termes sacerdotaux, et, triste de cette fausse tristesse de prêtre pour qui les cadavres sont bienfaisants, il s'offrit à passer la nuit en prières auprès du corps.

Mais Jeanne, à travers ses larmes convulsives, refusa. Elle voulait être seule, toute seule en cette nuit d'adieux. Julien s'avança : " Mais ce n'est pas possible, nous resterons tous les deux. " Elle faisait " non " de la tête, incapable de parler davantage. Elle put dire enfin : " C'est ma mère, ma mère. Je veux être seule à la veiller. " Le médecin murmura : " Laissez-la faire à sa guise, la garde pourra rester dans la chambre à côté. "

Le prêtre et Julien consentirent, songeant à leur lit. Puis l'abbé Picot s'agenouilla à son tour, pria, se releva et sortit en prononçant : " C'était une sainte ", sur le ton dont il disait : " Dominus vobiscum. "

Alors le vicomte, de sa voix ordinaire, demanda : " Vas-tu prendre quelque chose ? " Jeanne ne répondit point, ignorant qu'il s'adressait à elle. Il reprit : " Tu ferais peut-être bien de manger un peu pour te soutenir. " Elle répliqua d'un air égaré : " Envoie tout de suite chercher papa. " Et il sortit pour expédier un cavalier à Rouen.

Elle demeura abîmée dans une sorte de douleur immobile, comme si elle eût attendu, pour s'abandonner au flot montant des regrets désespérés, l'heure du dernier tête-à-tête.

Les ombres avaient envahi la chambre, voilant la morte de ténèbres. La veuve Dentu se mit à rôder, de son pas léger, cherchant et disposant des objets invisibles avec des mouvements silencieux de garde-malade. Puis elle alluma deux bougies qu'elle posa doucement sur la table de nuit couverte d'une serviette blanche à la tête du lit.

Jeanne ne semblait rien voir, rien sentir, rien comprendre. Elle attendait d'être seule. Julien rentra ; il avait dîné ; et, de nouveau, il demanda : " Tu ne veux rien prendre ? " Sa femme fit " non " de la tête.

Il s'assit, d'un air résigné plutôt que triste, et demeura sans parler.

Ils restaient tous trois, éloignés l'un de l'autre, sans un mouvement, sur leurs sièges.

Par moments la garde s'endormant ronflait un peu, puis se réveillait brusquement.

Julien à la fin se leva, et, s'approchant de Jeanne : " Veux-tu rester seule maintenant ? " Elle lui prit la main, dans un élan involontaire : " Oh ! oui, laissez-moi. "

Il l'embrassa sur le front, en murmurant : " Je viendrai te voir de temps en temps. " Et il sortit avec la veuve Dentu qui roula son fauteuil dans la chambre voisine.

Jeanne ferma la porte, puis alla ouvrir toutes grandes les deux fenêtres. Elle reçut en pleine figure la tiède caresse d'un soir de fenaison. Les foins de la pelouse, fauchés la veille, étaient couchés sous le clair de lune.

Cette douce sensation lui fit mal, la navra comme une ironie.

Elle revint auprès du lit, prit une des mains inertes et froides et se mit à considérer sa mère.

Elle n'était plus enflée comme au moment de l'attaque ; elle semblait dormir à présent plus paisiblement qu'elle n'avait jamais fait ; et la flamme pâle des bougies qu'agitaient des souffles déplaçait à tout moment les ombres de son visage, la faisait vivante comme si elle eût remué.

Jeanne la regardait avidement ; et du fond des lointains de sa petite jeunesse une foule de souvenirs accourait.

Elle se rappelait les visites de petite mère au parloir du couvent, la façon dont elle lui tendait le sac de papier plein de gâteaux, une multitude de petits détails, de petits faits, de petites tendresses, des paroles, des intonations, des gestes familiers, les plis de ses yeux quand elle riait, son grand soupir essoufflé quand elle venait de s'asseoir.

Et elle restait là, contemplant, se répétant dans une sorte d'hébétement : " Elle est morte ", et toute l'horreur de ce mot lui apparut.

Celle couchée là -- maman -- petite mère --, Mme Adélaïde, était morte ? Elle ne remuerait plus, ne parlerait plus, ne rirait plus, ne dînerait plus jamais en face de petit père ; elle ne dirait plus : " Bonjour, Jeannette. " Elle était morte !

On allait la clouer dans une caisse et l'enfouir, et ce serait fini. On ne la verrait plus. Était-ce possible ? Comment ? Elle n'aurait plus sa mère ? Cette chère figure si familière, vue dès qu'on a ouvert les yeux, aimée dès qu'on a ouvert les bras, ce grand déversoir d'affection, cet être unique, la mère, plus important pour le coeur que tout le reste des êtres, était disparu. Elle n'avait plus que quelques heures à regarder son visage, ce visage immobile et sans pensée ; et puis rien, plus rien, un souvenir.

Et elle s'abattit sur les genoux dans une crise horrible de désespoir ; et les mains crispées sur la toile qu'elle tordait, la bouche collée sur le lit, elle cria d'une voix déchirante, étouffée dans les draps et les couvertures : " Oh ! maman, ma pauvre maman, maman ! "

Puis, comme elle se sentait devenir folle, folle ainsi qu'elle avait été dans cette nuit de fuite à travers la neige, elle se releva et courut à la fenêtre pour se rafraîchir, boire de l'air nouveau qui n'était point l'air de cette couche, l'air de cette morte.

Les gazons coupés, les arbres, la lande, la mer là-bas se reposaient dans une paix silencieuse, endormis sous le charme tendre de la lune. Un peu de cette douceur calmante pénétra Jeanne et elle se mit à pleurer lentement.

Puis elle revint auprès du lit et s'assit en reprenant dans sa main la main de petite mère, comme si elle l'eût veillée malade.

Un gros insecte était entré, attiré par les bougies. Il battait les murs comme une balle, allait d'un bout à l'autre de la chambre. Jeanne, distraite par son vol ronflant, levait les yeux pour le voir ; mais elle n'apercevait jamais que son ombre errante sur le blanc du plafond.

Puis elle ne l'entendit plus. Alors elle remarqua le tic-tac léger de la pendule et un autre petit bruit, ou plutôt un bruissement presque imperceptible. C'était la montre de petite mère qui continuait à marcher, oubliée dans la robe jetée sur une chaise au pied du lit. Et soudain un vague rapprochement entre cette morte et cette mécanique qui ne s'était point arrêtée raviva la douleur aiguë au coeur de Jeanne.

Elle regarda l'heure. Il était à peine dix heures et demie ; et elle fut prise d'une peur horrible de cette nuit entière à passer là.

D'autres souvenirs lui revenaient : ceux de sa propre vie -- Rosalie, Gilberte -- les amères désillusions de son coeur. Tout n'était donc que misère, chagrin, malheur et mort. Tout trompait, tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer. Où trouver un peu de repos et de joie ? Dans une autre existence sans doute. Quand l'âme était délivrée de l'épreuve de la terre. L'âme ! Elle se mit à rêver sur cet insondable mystère, se jetant brusquement en des convictions poétiques que d'autres hypothèses non moins vagues renversaient immédiatement. Où donc était, maintenant, l'âme de sa mère ? l'âme de ce corps immobile et glacé ? Très loin peut-être. Quelque part dans l'espace ? Mais où ? Évaporée comme un invisible oiseau échappé de sa cage ?

Rappelée à Dieu ? ou éparpillée au hasard des créations nouvelles, mêlée aux germes près d'éclore ?

Très proche peut-être ? Dans cette chambre, autour de cette chair inanimée qu'elle avait quittée ! Et brusquement Jeanne crut sentir un souffle l'effleurer, comme le contact d'un esprit. Elle eut peur, une peur atroce, si violente qu'elle n'osait plus remuer, ni respirer, ni se retourner pour regarder derrière elle. Son coeur battait comme dans les épouvantes.

Et soudain l'invisible insecte reprit son vol et se remit à heurter les murs en tournoyant. Elle frissonna des pieds à la tête, puis, rassurée tout à coup quand elle eut reconnu le ronflement de la bête ailée, elle se leva, et se retourna. Ses yeux tombèrent sur le secrétaire aux têtes de sphinx, le meuble aux reliques.

Et une idée tendre et singulière l'envahit ; c'était de lire, en cette dernière veillée, comme elle aurait fait d'un livre pieux, les vieilles lettres chères à la morte. Il lui sembla qu'elle allait remplir un devoir délicat et sacré, quelque chose de vraiment filial, qui ferait plaisir, dans l'autre monde, à petite mère.

C'était l'ancienne correspondance de son grand-père et de sa grand-mère, qu'elle n'avait point connus. Elle voulait leur tendre les bras par-dessus le corps de leur fille, aller vers eux en cette nuit funèbre comme s'ils eussent souffert aussi, former une sorte de chaîne mystérieuse de tendresse entre ceux-là morts autrefois, celle qui venait de disparaître à son tour, et elle-même restée encore sur la terre.

Elle se leva, abattit la tablette du secrétaire et prit dans le tiroir du bas une dizaine de petits paquets de papiers jaunes, ficelés avec ordre et rangés côte à côte.

Elle les déposa tous sur le lit, entre les bras de la baronne, par une sorte de raffinement sentimental, et elle se mit à lire.

C'étaient ces vieilles épîtres qu'on retrouve dans les antiques secrétaires de famille, ces épîtres qui sentent un autre siècle.

La première commençait par " Ma chérie ". Une autre par " Ma belle petite-fille ", puis c'étaient " Ma chère petite ", -- " Ma mignonne ", -- " Ma fille adorée ", puis " Ma chère enfant ", -- " Ma chère Adélaïde ", -- " Ma chère fille ", selon qu'elles s'adressaient à la fillette, à la jeune fille, et, plus tard, à la jeune femme.

Et tout cela était plein de tendresses passionnées et puériles, de mille petites choses intimes, de ces grands et simples événements du foyer, si mesquins pour les indifférents : " Père a la grippe ; la bonne Hortense s'est brûlée au doigt ; le chat " Croquerat " est mort ; on a abattu le sapin à droite de la barrière ; mère a perdu son livre de messe en revenant de l'église, elle pense qu'on le lui a volé. "

On y parlait aussi de gens inconnus à Jeanne, mais dont elle se rappelait vaguement avoir entendu prononcer le nom, autrefois, dans son enfance.

Elle s'attendrissait à ces détails qui lui semblaient des révélations ; comme si elle fût entrée tout à coup dans toute la vie passée, secrète, la vie du coeur de petite mère. Elle regardait le corps gisant ; et, brusquement, elle se mit à lire tout haut, à lire pour la morte, comme pour la distraire, la consoler.

Et le cadavre immobile semblait heureux.

Une à une elle rejetait les lettres sur les pieds du lit ; et elle pensa qu'il faudrait les mettre dans le cercueil, comme on y dépose des fleurs.

Elle délia un autre paquet. C'était une écriture nouvelle. Elle commença : " Je ne peux plus me passer de tes caresses. Je t'aime à devenir fou. "

Rien de plus ; pas de nom.

Elle retourna le papier sans comprendre. L'adresse portait bien " Madame la baronne Le Perthuis des Vauds. "

Alors elle ouvrit la suivante : " Viens ce soir, dès qu'il sera sorti. Nous aurons une heure. Je t'adore. "

Dans une autre : " J'ai passé une nuit de délire à te désirer vainement. J'avais ton corps dans mes bras, ta bouche sous mes lèvres, tes yeux sous mes yeux. Et puis je me sentais des rages à me jeter par la fenêtre en songeant qu'à cette heure-là même tu dormais à son côté, qu'il te possédait à son gré... "

Jeanne, interdite, ne comprenait pas.

Qu'était-ce que cela ? À qui, pour qui, de qui ces paroles d'amour ?

Elle continua, retrouvant toujours des déclarations éperdues, des rendez-vous avec des recommandations de prudence, puis toujours, à la fin, ces quatre mots : " Surtout brûle cette lettre. "

Enfin elle ouvrit un billet banal, une simple acceptation à dîner, mais de la même écriture, et signée " Paul d'Ennemare ", celui que le baron appelait, quand il parlait de lui : " Mon pauvre vieux Paul ", et dont la femme avait été la meilleure amie de la baronne.

Alors Jeanne, brusquement, fut effleurée d'un doute qui devint tout de suite une certitude. Sa mère l'avait eu pour amant.

Et soudain, la tête éperdue, elle rejeta d'une secousse ces papiers infâmes, comme elle eût rejeté quelque bête venimeuse montée sur elle, et elle courut à la fenêtre, et elle se mit à pleurer affreusement avec des cris involontaires qui lui déchiraient la gorge ; puis, tout son être se brisant, elle s'affaissa au pied de la muraille, et, cachant son visage pour qu'on n'entendît point ses gémissements, elle sanglota abîmée dans un désespoir insondable.

Elle serait restée peut-être ainsi toute la nuit ; mais un bruit de pas dans la pièce voisine la fit se redresser d'un bond. C'était son père, peut-être ? Et toutes les lettres gisaient sur le lit et sur le plancher ! Il lui suffirait d'en ouvrir une ! Et il saurait cela ? lui !

Elle s'élança, et, saisissant à poignées tous les vieux papiers jaunes, ceux des grands-parents et ceux de l'amant, et ceux qu'elle n'avait point dépliés, et ceux qui se trouvaient encore ficelés dans les tiroirs du secrétaire, elle les jetait en tas dans la cheminée. Puis elle prit une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et mit le feu à ce monceau de lettres. Une grande flamme jaillit qui éclaira la chambre, la couche et le cadavre d'une lueur vive et dansante, dessinant en noir sur le rideau blanc du fond du lit le profil tremblotant du visage rigide et les lignes du corps énorme sous le drap.

Quand il n'y eut plus qu'un amas de cendres au fond du foyer, elle retourna s'asseoir auprès de la fenêtre ouverte comme si elle n'eût plus osé rester auprès de la morte, et elle se remit à pleurer, la figure dans ses mains, et gémissant d'un ton navré, d'un ton de plainte désolée : " Oh ! ma pauvre maman, oh ! ma pauvre maman ! "

Et une atroce réflexion lui vint : -- si petite mère n'était pas morte, par hasard, si elle n'était qu'endormie d'un sommeil léthargique, si elle allait soudain se lever, parler ? -- La connaissance de l'affreux secret n'amoindrirait-elle pas son amour filial ? L'embrasserait-elle des mêmes lèvres pieuses ? La chérirait-elle de la même affection sacrée ? Non. Ce n'était pas possible ! Et cette pensée lui déchira le coeur.

La nuit s'effaçait ; les étoiles pâlissaient ; c'était l'heure fraîche qui précède le jour. La lune descendue allait s'enfoncer dans la mer qu'elle nacrait sur toute sa surface.

Et le souvenir saisit Jeanne de cette nuit passée à la fenêtre lors de son arrivée aux Peuples. Comme c'était loin, comme tout était changé, comme l'avenir lui semblait différent !

Et voilà que le ciel devint rose, d'un rose joyeux, amoureux, charmant. Elle regarda, surprise maintenant comme devant un phénomène, cette radieuse éclosion du jour, se demandant s'il était possible que sur cette terre où se levaient de pareilles aurores, il n'y eût ni joie ni bonheur.

Un bruit de porte la fit tressaillir. C'était Julien. Il demanda : " Eh bien ? tu n'es pas trop fatiguée ? "

Elle balbutia : " Non ", heureuse de n'être plus seule. " À présent, va te reposer ", dit-il. Elle embrassa lentement sa mère, d'un baiser lent, douloureux et navré ; puis elle rentra dans sa chambre.

La journée s'écoula dans ces tristes occupations que réclame un mort. Le baron arriva le soir. Il pleura beaucoup.

L'enterrement eut lieu le lendemain.

Après qu'elle eut, pour la dernière fois, appuyé ses lèvres sur le front glacé, qu'elle eut fait la dernière toilette, et vu clouer le corps dans le cercueil, Jeanne se retira. Les invités allaient arriver.

Gilberte arriva la première, et se jeta en sanglotant sur le coeur de son amie.

On voyait par la fenêtre les voitures tourner à la grille, s'en venant au trot. Et des voix résonnaient dans le grand vestibule. Des femmes en noir entraient peu à peu dans la chambre, des femmes que Jeanne ne connaissait point. La marquise de Coutelier et la vicomtesse de Briseville l'embrassèrent.

Elle s'aperçut tout à coup que tante Lison se glissait derrière elle. Et elle l'étreignit avec tendresse, ce qui fit presque défaillir la vieille fille.

Julien entra, en grand noir, élégant, affairé, satisfait de cette affluence. Il parla bas à sa femme pour un conseil qu'il demandait. Il ajouta d'un ton confidentiel : " Toute la noblesse est venue, ce sera très bien. " Et il repartit en saluant gravement les dames.

Tante Lison et la comtesse Gilberte restèrent seules auprès de Jeanne pendant que s'accomplissait la cérémonie funèbre. La comtesse l'embrassait sans cesse en répétant : " Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie ! "

Quand le comte de Fourville revint chercher sa femme, il pleurait lui-même comme s'il avait perdu sa propre mère.

 

La suite

 


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