CHAPITRE XIX
PENSER FAIT SOUFFRIR
Le grotesque des événements de tous les jours vous cache le vrai malheur des passions.
BARNAVE.
En replaçant les meubles ordinaires dans la chambre qu'avait occupée M. de La Mole, Julien trouva une feuille de papier très fort, pliée en quatre. Il lut au bas de la première page:
A. S. E. M. le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du roi, etc., etc.
C'était une pétition en grosse écriture de cuisinière.
« Monsieur le marquis,
« J'ai eu toute ma vie des principes religieux. J'étais dans Lyon, exposé aux bombes, lors du siège, en 93, d'exécrable mémoire. Je communie; je vais tous les dimanches à la messe en l'église paroissiale. Je n'ai jamais manqué au devoir pascal, même en 93, d'exécrable mémoire. Ma cuisinière, avant la Révolution j'avais des gens, ma cuisinière fait maigre le vendredi. Je jouis dans Verrières d'une considération générale, et j'ose dire méritée. Je marche sous le dais dans les processions à côté de M. le curé et de M. le maire. Je porte, dans les grandes occasions, un gros cierge acheté à mes frais. De tout quoi les certificats sont à Paris au ministère des finances. Je demande à Monsieur le marquis le bureau de loterie de Verrières, qui ne peut manquer d'être bientôt vacant d'une manière ou d'autre, le titulaire étant fort malade, et d'ailleurs votant mal aux élections, etc.
« DE CHOLIN. »
En marge de cette pétition était une apostille signée De Moirod , et qui commençait par cette ligne: « J'ai eu l'honneur de parler yert du bon sujet qui fait cette demande », etc.
Ainsi, même cet imbécile de Cholin me montre le chemin qu'il faut suivre, se dit Julien.
Huit jours après le passage du roi de *** à Verrières, ce qui surnageait des innombrables mensonges, sottes interprétations, discussions ridicules, etc., etc., dont avaient été l'objet, successivement, le roi, l'évêque d'Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin, le pauvre tombé de Moirod qui, dans l'espoir d'une croix, ne sortit de chez lui qu'un mois après sa chute, ce fut l'indécence extrême d'avoir bombardé dans la garde d'honneur Julien Sorel, fils d'un charpentier. Il fallait entendre, à ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes, qui, soir et matin, s'enrouaient au café à prêcher l'égalité. Cette femme hautaine, Mme de Rênal, était l'auteur de cette abomination. La raison? les beaux yeux et les joues si fraîches du petit abbé Sorel la disaient de reste.
Peu après le retour à Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fièvre; tout à coup Mme de Rênal tomba dans des remords affreux. Pour la première fois elle se reprocha son amour d'une façon suivie; elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute énorme elle s'était laissé entraîner. Quoique d'un caractère profondément religieux, jusqu'à ce moment elle n'avait pas songé à la grandeur de son crime aux yeux de Dieu.
Jadis, au couvent du Sacré-Coeur, elle avait aimé Dieu avec passion; elle le craignit de même en cette circonstance. Les combats qui déchiraient son âme étaient d'autant plus affreux qu'il n'y avait rien de raisonnable dans sa peur. Julien éprouva que le moindre raisonnement l'irritait, loin de la calmer; elle y voyait le langage de l'enfer. Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-même le petit Stanislas, il était mieux venu à lui parler de sa maladie: elle prit bientôt un caractère grave. Alors le remords continu ôta à Mme de Rênal jusqu'à la faculté de dormir; elle ne sortait point d'un silence farouche: si elle eût ouvert la bouche, c'eût été pour avouer son crime à Dieu et aux hommes.
-- Je vous en conjure, lui disait Julien, dès qu'ils se trouvaient seuls, ne parlez à personne; que je sois le seul confident de vos peines. Si vous m'aimez encore, ne parlez pas: vos paroles ne peuvent ôter la fièvre à notre Stanislas.
Mais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que Mme de Rênal s'était mis dans la tête que, pour apaiser la colère du Dieu jaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C'était parce qu'elle sentait qu'elle ne pouvait haïr son amant qu'elle était si malheureuse.
-- Fuyez-moi, dit-elle un jour à Julien; au nom de Dieu, quittez cette maison: c'est votre présence ici qui tue mon fils.
Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste; j'adore son équité; mon crime est affreux, et je vivais sans remords! C'était le premier signe de l'abandon de Dieu: je dois être punie doublement.
Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie, ni exagération. Elle croit tuer son fils en m'aimant, et cependant la malheureuse m'aime plus que son fils. Voilà, je n'en puis douter, le remords qui la tue; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes façons?
Une nuit, l'enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rênal vint le voir. L'enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et ne put reconnaître son père. Tout à coup Mme de Rênal se jeta aux pieds de son mari: Julien vit qu'elle allait tout dire et se perdre à jamais.
Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rênal.
-- Adieu! adieu! dit-il en s'en allant.
-- Non, écoute-moi, s'écria sa femme à genoux devant lui, et cherchant à le retenir. Apprends toute la vérité. C'est moi qui tue mon fils. Je lui ai donné la vie et je la lui reprends. Le ciel me punit, aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m'humilie moi-même; peut-être ce sacrifice apaisera le Seigneur.
Si M. de Rênal eût été un homme d'imagination, il savait tout.
-- Idées romanesques, s'écria-t-il en éloignant sa femme qui cherchait à embrasser ses genoux. Idées romanesques que tout cela! Julien, faites appeler le médecin à la pointe du jour.
Et il retourna se coucher. Mme de Rênal tomba à genoux, à demi évanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir.
Julien resta étonné.
Voilà donc l'adultère! se dit-il... Serait-il possible que ces prêtres si fourbes... eussent raison? Eux qui commettent tant de péchés auraient le privilège de connaître la vraie théorie du péché? Quelle bizarrerie!...
Depuis vingt minutes que M. de Rênal s'était retiré, Julien voyait la femme qu'il aimait, la tête appuyée sur le petit lit de l'enfant, immobile et presque sans connaissance. Voilà une femme d'un génie supérieur réduite au comble du malheur, parce qu'elle m'a connu, se dit-il.
Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle? Il faut se décider. Il ne s'agit plus de moi ici. Que m'importent les hommes et leurs plates simagrées? Que puis-je pour elle?... la quitter? Mais je la laisse seule en proie à la plus affreuse douleur. Cet automate de mari lui nuit plus qu'il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, à force d'être grossier; elle peut devenir folle, se jeter par la fenêtre.
Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout. Et que sait-on, peut-être, malgré l'héritage qu'elle doit lui apporter, il fera un esclandre. Elle peut tout dire, grand Dieu! à ce c... d'abbé Maslon, qui prend prétexte de la maladie d'un enfant de six ans pour ne plus bouger de cette maison, et non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu'elle sait de l'homme; elle ne voit que le prêtre.
-- Va-t'en, lui dit tout à coup Mme de Rênal, en ouvrant les yeux.
-- Je donnerais mille fois ma vie pour savoir ce qui peut t'être le plus utile, répondit Julien: jamais je ne t'ai tant aimée, mon cher ange, ou plutôt, de cet instant seulement, je commence à t'adorer comme tu mérites de l'être. Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi! Mais qu'il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai, oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c'est avec ignominie qu'il te chassera de sa maison; tout Verrières, tout Besançon parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts; jamais tu ne te relèveras de cette honte...
-- C'est ce que je demande, s'écria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux.
-- Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui!
-- Mais je m'humilie moi-même, je me jette dans la fange; et, par là peut-être, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c'est peut-être une pénitence publique? Autant que ma faiblesse peut en juger, n'est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu?... Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils! Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j'y cours.
-- Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire à la Trappe? L'austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu... Ah! ciel! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas...
-- Ah! tu l'aimes, toi, dit Mme de Rênal, en se relevant et se jetant dans ses bras.
Au même instant, elle le repoussa avec horreur.
-- Je te crois! je te crois! continua-t-elle, après s'être remise à genoux; ô mon unique ami! ô pourquoi n'es-tu pas le père de Stanislas? Alors ce ne serait pas un horrible péché de t'aimer mieux que ton fils.
-- Veux-tu me permettre de rester, et que désormais je ne t'aime que comme un frère? C'est la seule expiation raisonnable, elle peut apaiser la colère du Très-Haut.
-- Et moi, s'écria-t-elle en se levant et prenant la tête de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi, t'aimerai-je comme un frère? Est-il en mon pouvoir de t'aimer comme un frère?
Julien fondait en larmes.
-- Je t'obéirai, dit-il, en tombant à ses pieds, je t'obéirai quoi que tu m'ordonnes; c'est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappé d'aveuglement; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis tout à ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, après ce ridicule, il ne sera nommé député. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l'effet de mon départ? Si tu veux, je vais me punir de notre faute en te quittant pour huit jours. J'irai les passer dans la retraite où tu voudras. A l'abbaye de Bray-le-Haut, par exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles.
Elle promit, il partit, mais fut rappelé au bout de deux jours.
-- Il m'est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai à mon mari, si tu n'es pas là constamment pour m'ordonner par tes regards de me taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journée.
Enfin le ciel eut pitié de cette mère malheureuse. Peu à peu Stanislas ne fut plus en danger. Mais la glace était brisée, sa raison avait connu l'étendue de son péché; elle ne put plus reprendre l'équilibre. Les remords restèrent, et ils furent ce qu'ils devaient être dans un coeur si sincère. Sa vie fut le ciel et l'enfer: l'enfer quand elle ne voyait pas Julien, le ciel quand elle était à ses pieds. Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, même dans les moments où elle osait se livrer à tout son amour: je suis damnée, irrémissiblement damnée. Tu es jeune, tu as cédé à mes séductions, le ciel peut te pardonner; mais moi je suis damnée. Je le connais à un signe certain. J'ai peur: qui n'aurait pas peur devant la vue de l'enfer? Mais au fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle était à commettre. Que le ciel seulement ne me punisse pas dès ce monde et dans mes enfants, et j'aurai plus que je ne mérite. Mais toi, du moins, mon Julien, s'écriait-elle dans d'autres moments, es-tu heureux? Trouves-tu que je t'aime assez?
La méfiance et l'orgueil souffrant de Julien, qui avait surtout besoin d'un amour à sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d'un sacrifice si grand, si indubitable et fait à chaque instant. Il adorait Mme de Rênal. Elle a beau être noble, et moi le fils d'un ouvrier, elle m'aime... Je ne suis pas auprès d'elle un valet de chambre chargé des fonctions d'amant. Cette crainte éloignée, Julien tomba dans toutes les folies de l'amour, dans ses incertitudes mortelles.
-- Au moins, s'écriait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te rende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons à passer ensemble! Hâtons-nous; demain peut-être je ne serai plus à toi. Si le ciel me frappe dans mes enfants, c'est en vain que je chercherai à ne vivre que pour t'aimer, à ne pas voir que c'est mon crime qui les tue. Je ne pourrai survivre à ce coup. Quand je le voudrais, je ne pourrais; je deviendrais folle.
« Ah! si je pouvais prendre sur moi ton péché, comme tu m'offrais si généreusement de prendre la fièvre ardente de Stanislas! »
Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait Julien à sa maîtresse. Son amour ne fut plus seulement de l'admiration pour la beauté, l'orgueil de la posséder.
Leur bonheur était désormais d'une nature bien supérieure, la flamme qui les dévorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de folie. Leur bonheur eût paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne retrouvèrent plus la sérénité délicieuse, la félicité sans nuages, le bonheur facile des premières époques de leurs amours, quand la seule crainte de Mme de Rênal était de n'être pas assez aimée de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime.
Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles: -- Ah! grand Dieu! je vois l'enfer, s'écriait tout à coup Mme de Rênal, en serrant la main de Julien d'un mouvement convulsif. Quels supplices horribles! je les ai bien mérités. Elle le serrait, s'attachant à lui comme le lierre à la muraille.
Julien essayait en vain de calmer cette âme agitée. Elle lui prenait la main, qu'elle couvrait de baisers. Puis, retombée dans une rêverie sombre: L'enfer, disait-elle, l'enfer serait une grâce pour moi; j'aurais encore sur la terre quelques jours à passer avec lui, mais l'enfer dès ce monde, la mort de mes enfants... Cependant, à ce prix peut-être mon crime me serait pardonné... Ah! grand Dieu! ne m'accordez point ma grâce à ce prix. Ces pauvres enfants ne vous ont point offensé; moi, moi, je suis la seule coupable : j'aime un homme qui n'est point mon mari.
Julien voyait ensuite Mme de Rênal arriver à des moments tranquilles en apparence. Elle cherchait à prendre sur elle, elle voulait ne pas empoisonner la vie de ce qu'elle aimait.
Au milieu de ces alternatives d'amour, de remords et de plaisir, les journées passaient pour eux avec la rapidité de l'éclair. Julien perdit l'habitude de réfléchir.
Mlle Elisa alla suivre un petit procès qu'elle avait à Verrières. Elle trouva M. Valenod fort piqué contre Julien. Elle haïssait le précepteur, et lui en parlait souvent.
-- Vous me perdriez, monsieur, si je disais la vérité!... disait-elle un jour à M. Valenod. Les maîtres sont tous d'accord entre eux pour les choses importantes... On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres domestiques...
Après ces phrases d'usage, que l'impatiente curiosité de M. Valenod trouva l'art d'abréger, il apprit les choses les plus mortifiantes pour son amour-propre.
Cette femme, la plus distinguée du pays, que pendant six ans il avait environnée de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde; cette femme si fière, dont les dédains l'avaient tant de fois fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé en précepteur. Et afin que rien ne manquât au dépit de M. le directeur du dépôt, Mme de Rênal adorait cet amant.
-- Et, ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M. Julien ne s'est point donné de peine pour faire cette conquête, il n'est point sorti pour madame de sa froideur habituelle.
Elisa n'avait eu des certitudes qu'à la campagne, mais elle croyait que cette intrigue datait de bien plus loin.
-- C'est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec dépit, que dans le temps il a refusé de m'épouser. Et moi, imbécile, qui allais consulter Mme de Rênal, qui la priais de parler au précepteur.
Dès le même soir, M. de Rênal reçut de la ville, avec son journal, une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand détail ce qui se passait chez lui. Julien le vit pâlir en lisant cette lettre écrite sur du papier bleuâtre, et jeter sur lui des regards méchants. De toute la soirée, le maire ne se remit point de son trouble, ce fut en vain que Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la généalogie des meilleures familles de la Bourgogne.
CHAPITRE XX
LES LETTRES ANONYMES
Do not give dalliance
Too much the rein: the strongest oaths are straw
To the fire i' the blood.
TEMPEST.
Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire à son amie:
-- Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupçons; je jurerais que cette grande lettre qu'il lisait en soupirant est une lettre anonyme.
Par bonheur, Julien se fermait à clef dans sa chambre. Mme de Rênal eut la folle idée que cet avertissement n'était qu'un prétexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tête absolument, et à l'heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe à l'instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte; était-ce Mme de Rênal, était-ce un mari jaloux?
Le lendemain de fort bonne heure, la cuisinière, qui protégeait Julien, lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots écrits en italien : Guardate alla pagina 130 .
Julien frémit de l'imprudence, chercha la page cent trente et y trouva attachée avec une épingle la lettre suivante écrite à la hâte, baignée de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement Mme de Rênal la mettait fort bien, il fut touché de ce détail et oublia un peu l'imprudence effroyable.
« Tu n'as pas voulu me recevoir cette nuit? Il est des moments où je crois n'avoir jamais lu jusqu'au fond de ton âme. Tes regards m'effrayent. J'ai peur de toi. Grand Dieu! ne m'aurais-tu jamais aimée? En ce cas, que mon mari découvre nos amours, et qu'il m'enferme dans une éternelle prison, à la campagne, loin de mes enfants. Peut-être Dieu le veut ainsi. Je mourrai bientôt. Mais tu seras un monstre.
« Ne m'aimes-tu pas? es-tu las de mes folies, de mes remords, impie? Veux-tu me perdre? je t'en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre dans tout Verrières, ou plutôt montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que je t'aime, mais non, ne prononce pas un tel blasphème, dis-lui que je t'adore, que la vie n'a commencé pour moi que le jour où je t'ai vu; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n'avais jamais même rêvé le bonheur que je te dois; que je t'ai sacrifié ma vie, que je te sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.
« Mais se connaît-il en sacrifices, cet homme? Dis-lui, dis-lui pour l'irriter que je brave tous les méchants, et qu'il n'est plus au monde qu'un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne à la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l'offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants!
« N'en doute pas, cher ami, s'il y a une lettre anonyme, elle vient de cet être odieux qui, pendant six ans, m'a poursuivie de sa grosse voix, du récit de ses sauts à cheval, de sa fatuité, et de l'énumération éternelle de tous ses avantages.
« Y a-t-il une lettre anonyme? méchant, voilà ce que je voulais discuter avec toi; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-être pour la dernière fois, jamais je n'aurais pu discuter froidement, comme je fais étant seule. De ce moment, notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrariété pour vous? Oui, les jours où vous n'aurez pas reçu de M. Fouqué quelque livre amusant. Le sacrifice est fait, demain, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai à mon mari que j'ai reçu une lettre anonyme, et qu'il faut à l'instant te faire un pont d'or, trouver quelque prétexte honnête, et sans délai te renvoyer à tes parents.
« Hélas! cher ami, nous allons être séparés quinze jours, un mois peut-être! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin voilà le seul moyen de parer l'effet de cette lettre anonyme; ce n'est pas la première que mon mari ait reçue, et sur mon compte encore. Hélas! combien j'en riais!
« Tout le but de ma conduite, c'est de faire penser à mon mari que la lettre vient de M. Valenod; je ne doute pas qu'il n'en soit l'auteur. Si tu quittes la maison, ne manque pas d'aller t'établir à Verrières. Je ferai en sorte que mon mari ait l'idée d'y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu'il n'y a pas de froid entre lui et moi. Une fois à Verrières, lie-toi d'amitié avec tout le monde, même avec les libéraux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront.
« Ne va pas te fâcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces. L'essentiel est que l'on croie à Verrières que tu vas entrer chez leValenod, ou chez tout autre, pour l'éducation des enfants.
« Voilà ce que mon mari ne souffrira jamais. Dût-il s'y résoudre, eh bien! au moins tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t'aiment tant iront te voir. Grand Dieu! je sens que j'aime mieux mes enfants, parce qu'ils t'aiment. Quel remords! comment tout ceci finira-t-il?... Je m'égare... Enfin, tu comprends ta conduite; sois doux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à genoux: ils vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui prescrira l'opinion publique .
« C'est toi qui vas me fournir la lettre anonyme; arme-toi de patience et d'une paire de ciseaux. Coupe dans un livre les mots que tu vas voir; colle-les ensuite, avec de la colle à bouche, sur la feuille de papier bleuâtre que je t'envoie; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une perquisition chez toi; brûle les pages du livre que tu auras mutilé. Si tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre à lettre. Pour épargner ta peine, j'ai fait la lettre anonyme trop courte. Hélas! si tu ne m'aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue!
LETTRE ANONYME
« MADAME,
« Toutes vos petites menées sont connues; mais les personnes qui ont intérêt à les réprimer sont averties. Par un reste d'amitié pour vous, je vous engage à vous détacher totalement du petit paysan. Si vous êtes assez sage pour cela, votre mari croira que l'avis qu'il a reçu le trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j'ai votre secret; tremblez, malheureuse; il faut à cette heure marcher droit devant moi. »
« Dès que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les façons de parler du directeur?) sors dans la maison, je te rencontrerai.
« J'irai dans le village et reviendrai avec un visage troublé; je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu! qu'est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un visage renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu'un inconnu m'aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens qu'à l'heure du dîner.
« Du haut des rochers tu peux voir la tour du Colombier. Si nos affaires vont bien, j'y placerai un mouchoir blanc; dans le cas contraire, il n'y aura rien.
« Ton coeur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m'aimes avant de partir pour cette promenade? Quoi qu'il puisse arriver, sois sûr d'une chose: je ne survivrais pas d'un jour à notre séparation définitive. Ah! mauvaise mère! Ce sont deux mots vains que je viens d'écrire là, cher Julien. Je ne les sens pas; je ne puis songer qu'à toi en ce moment, je ne les ai écrits que pour ne pas être blâmée de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon dissimuler? Oui! que mon âme te semble atroce, mais que je ne mente pas devant l'homme que j'adore! Je n'ai déjà que trop trompé en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m'aimes plus. Je n'ai pas le temps de relire ma lettre. C'est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu'ils me coûteront davantage. »
CHAPITRE XXI
DIALOGUE AVEC UN MAITRE
Alas, our frailty is the cause, not we:
For such as we are made of, such we be.
TWELFTH NIGHT.
Ce fut avec un plaisir d'enfant que, pendant une heure, Julien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses élèves et leur mère; elle prit la lettre avec une simplicité et un courage dont le calme l'effraya.
-- La colle à bouche est-elle assez séchée? lui dit-elle.
Est-ce là cette femme que le remords rendait si folle? pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment? Il était trop fier pour le lui demander; mais, jamais peut-être, elle ne lui avait plu davantage.
-- Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle avec le même sang-froid, on m'ôtera tout. Enterrez ce dépôt dans quelque endroit de la montagne; ce sera peut-être unjour ma seule ressource.
Elle lui remit un étui à verre, en maroquin rouge, rempli d'or et de quelques diamants.
-- Partez maintenant, lui dit-elle.
Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait immobile. Elle le quitta d'un pas rapide et sans le regarder.
Depuis l'instant qu'il avait ouvert la lettre anonyme, l'existence de M. de Rênal avait été affreuse. Il n'avait pas été aussi agité depuis un duel qu'il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l'avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens: N'est-ce pas là une écriture de femme? se disait-il. En ce cas, quelle femme l'a écrite? Il passait en revue toutes celles qu'il connaissait à Verrières, sans pouvoir fixer ses soupçons. Un homme aurait-il dicté cette lettre? quel est cet homme? Ici pareille incertitude; il était jalousé et sans doute haï de la plupart de ceux qu'il connaissait. Il faut consulter ma femme, se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil où il était abîmé.
A peine levé: -- Grand Dieu! dit-il, en se frappant la tête, c'est d'elle surtout qu'il faut que je me méfie; elle est mon ennemie en ce moment. Et, de colère, les larmes lui vinrent aux yeux.
Par une juste compensation de la sécheresse de coeur qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment, M. de Rênal redoutait le plus, étaient ses deux amis les plus intimes.
Après ceux-là, j'ai dix amis peut-être, et il les passa en revue, estimant à mesure le degré de consolation qu'il pourrait tirer de chacun. A tous! à tous! s'écria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extrême plaisir. Par bonheur, il se croyait fort envié, non sans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de *** venait d'honorer à jamais en y couchant, il avait fort bien arrangé son château de Vergy. La façade était peinte en blanc, et les fenêtres garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consolé par l'idée de cette magnificence. Le fait est que ce château était aperçu de trois ou quatre lieues de distance, au grand détriment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant châteaux du voisinage, auxquels on avait laissé l'humble couleur grise donnée par le temps.
M. de Rênal pouvait compter sur les larmes et la pitié d'un de ses amis, le marguillier de la paroisse; mais c'était un imbécile qui pleurait de tout. Cet homme était cependant sa seule ressource.
Quel malheur est comparable au mien! s'écria-t-il avec rage; quel isolement!
Est-il possible se disait cet homme vraiment à plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n'aie pas un ami à qui demander conseil? car ma raison s'égare, je le sens! Ah! Falcoz! Ah! Ducros! s'écria-t-il avec amertume. C'étaient les noms de deux amis d'enfance qu'il avait éloignés par ses hauteurs en 1814. Ils n'étaient pas nobles, et il avait voulu changer le ton d'égalité sur lequel ils vivaient depuis l'enfance.
L'un d'eux, Falcoz, homme d'esprit et de coeur, marchand de papier à Verrières, avait acheté une imprimerie dans le chef-lieu du département et entrepris un journal. La congrégation avait résolu de le ruiner: son journal avait été condamné, son brevet d'imprimeur lui avait été retiré. Dans ces tristes circonstances, il essaya d'écrire à M. de Rênal pour la première fois depuis dix ans. Le maire de Verrières crut devoir répondre en vieux Romain: « Si le ministre du roi me faisait l'honneur de me consulter, je lui dirais: Ruinez sans pitié tous les imprimeurs de province, et mettez l'imprimerie en monopole comme le tabac. » Cette lettre à un ami intime, que tout Verrières admira dans le temps, M. de Rênal s'en rappelait les termes avec horreur. Qui m'eût dit qu'avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regretterais un jour? Ce fut dans ces transports de colère, tantôt contre lui-même, tantôt contre tout ce qui l'entourait, qu'il passa une nuit affreuse; mais, par bonheur, il n'eut pas l'idée d'épier sa femme.
Je suis accoutumé à Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas à la remplacer. Alors, il se complaisait dans l'idée que sa femme était innocente; cette façon de voir ne le mettait pas dans la nécessité de montrer du caractère et l'arrangeait bien mieux; combien de femmes calomniées n'a-t-on pas vues!
Mais quoi! s'écriait-il tout à coup en marchant d'un pas convulsif, souffrirai-je comme si j'étais un homme de rien, un va-nu-pieds, qu'elle se moque de moi avec son amant? Faudra-t-il que tout Verrières fasse des gorges chaudes sur ma débonnaireté? Que n'a-t-on pas dit de Charmier (c'était un mari notoirement trompé du pays)? Quand on le nomme, le sourire n'est-il pas sur toutes les lèvres? Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole? Ah! Charmier! dit-on, le Charmier de Bernard, on le désigne ainsi par le nom de l'homme qui fait son opprobre.
Grâce au ciel, disait M. de Rênal dans d'autres moments, je n'ai point de fille, et la façon dont je vais punir la mère ne nuira point à l'établissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femme, et les tuer tous les deux; dans ce cas, le tragique de l'aventure en ôtera peut-être le ridicule. Cette idée lui sourit; il la suivit dans tous ses détails. Le Code pénal est pour moi, et, quoi qu'il arrive, notre congrégation et mes amis du jury me sauveront. Il examina son couteau de chasse, qui était fort tranchant; mais l'idée du sang lui fit peur.
Je puis rouer de coups ce précepteur insolent et le chasser; mais quel éclat dans Verrières et même dans tout le département! Après la condamnation du journal de Falcoz, quand son rédacteur en chef sortit de prison, je contribuai à lui faire perdre sa place de six cents francs. On dit que cet écrivailleur ose se remontrer dans Besançon, il peut me tympaniser avec adresse, et de façon à ce qu'il soit impossible de l'amener devant les tribunaux. L'amener devant les tribunaux!... L'insolent insinuera de mille façons qu'il a dit vrai. Un homme bien né, qui tient son rang comme moi, est haï de tous les plébéiens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris; ô mon Dieu! quel abîme! voir l'antique nom de Rênal plongé dans la fange du ridicule... Si je voyage jamais, il faudra changer de nom; quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma force. Quel comble de misère!
Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante à Besançon, qui lui donnera de la main à la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre à Paris avec Julien; on le saura à Verrières, et je serai encore pris pour dupe. Cet homme malheureux s'aperçut alors, à la pâleur de sa lampe, que le jour commençait à paraître. Il alla chercher un peu d'air frais au jardin. En ce moment, il était presque résolu à ne point faire d'éclat, par cette idée surtout qu'un éclat comblerait de joie ses bons amis de Verrières.
La promenade au jardin le calma un peu. Non, s'écria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m'est trop utile. Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n'avait pour toute parente que la marquise de R..., vieille, imbécile et méchante.
Une idée d'un grand sens lui apparut, mais l'exécution demandait une force de caractère bien supérieure au peu que le pauvre homme en avait. Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment où elle m'impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fière, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu'elle n'ait hérité de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi! Ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai la fable de Verrières. Quoi, diront-ils, il n'a pas su même se venger de sa femme! Ne vaudrait-il pas mieux m'en tenir aux soupçons et ne rien vérifier? Alors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher.
Un instant après, M. de Rênal, repris par la vanité blessée, se rappelait laborieusement tous les moyens cités au billard du Casino ou Cercle Noble de Verrières, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour s'égayer aux dépens d'un mari trompé. Combien, en cet instant, ces plaisanteries lui paraissaient cruelles!
Dieu! que ma femme n'est-elle morte! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf! j'irais passer six mois à Paris dans les meilleures sociétés. Après ce moment de bonheur donné par l'idée du veuvage, son imagination en revint aux moyens de s'assurer de la vérité. Répandrait-il à minuit, après que tout le monde serait couché, une légère couche de son devant la porte de la chambre de Julien? Le lendemain matin, au jour, il verrait l'impression des pas.
Mais ce moyen ne vaut rien, s'écria-t-il tout à coup avec rage, cette coquine d'Elisa s'en apercevrait, et l'on saurait bientôt dans la maison que je suis jaloux.
Dans un autre conte fait au Casino , un mari s'était assuré de sa mésaventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un scellé la porte de sa femme et celle du galant.
Après tant d'heures d'incertitudes, ce moyen d'éclaircir son sort lui semblait décidément le meilleur, et il songeait à s'en servir, lorsque au détour d'une allée, il rencontra cette femme qu'il eût voulu voir morte.
Elle revenait du village. Elle était allée entendre la messe dans l'église de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais à laquelle elle ajoutait foi, prétend que la petite église dont on se sert aujourd'hui était la chapelle du château du sire de Vergy. Cette idée obséda Mme de Rênal tout le temps qu'elle comptait passer à prier dans cette église. Elle se figurait sans cesse son mari tuant Julien à la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui faisant manger son coeur.
Mon sort, se dit-elle, dépend de ce qu'il va penser en m'écoutant. Après ce quart d'heure fatal, peut-être ne trouverai-je plus l'occasion de lui parler. Ce n'est pas un être sage et dirigé par la raison. Je pourrais alors, à l'aide de ma faible raison, prévoir ce qu'il fera ou dira. Lui décidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est dans mon habileté, dans l'art de diriger les idées de ce fantasque, que sa colère rend aveugle, et empêche de voir la moitié des choses. Grand Dieu! il me faut du talent, du sang-froid, où les prendre?
Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en désordre annonçaient qu'il n'avait pas dormi.
Elle lui remit une lettre décachetée mais repliée. Lui, sans l'ouvrir, regardait sa femme avec des yeux fous.
-- Voici une abomination, lui dit-elle, qu'un homme de mauvaise mine, qui prétend vous connaître et vous devoir de la reconnaissance, m'a remise comme je passais derrière le jardin du notaire. J'exige une chose de vous, c'est que vous renvoyiez à ses parents, et sans délai, ce M. Julien. Mme de Rênal se hâta de dire ce mot, peut-être un peu avant le moment, pour se débarrasser de l'affreuse perspective d'avoir à le dire.
Elle fut saisie de joie en voyant celle qu'elle causait à son mari. A la fixité du regard qu'il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait deviné juste. Au lieu de s'affliger de ce malheur fort réel, quel génie, pensa-t-elle, quel tact parfait! et dans un jeune homme encore sans aucune expérience! A quoi n'arrivera-t-il pas par la suite? Hélas! alors ses succès feront qu'il m'oubliera.
Ce petit acte d'admiration pour l'homme qu'elle adorait la remit tout à fait de son trouble.
Elle s'applaudit de sa démarche. Je n'ai pas été indigne de Julien, se dit-elle, avec une douce et intime volupté.
Sans dire un mot, de peur de s'engager, M. de Rênal examinait la seconde lettre anonyme composée, si le lecteur s'en souvient, de mots imprimés collés sur un papier tirant sur le bleu. On se moque de moi de toutes les façons, se disait M. de Rênal accablé de fatigue.
Encore de nouvelles insultes à examiner, et toujours à cause de ma femme! Il fut sur le point de l'accabler des injures les plus grossières, la perspective de l'héritage de Besançon l'arrêta à grande peine. Dévoré du besoin de s'en prendre à quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et semit à se promener à grands pas, il avait besoin de s'éloigner de sa femme. Quelques instants après, il revint auprès d'elle, et plus tranquille.
-- Il s'agit de prendre un parti et de renvoyer Julien, lui dit-elle aussitôt; ce n'est après tout que le fils d'un ouvrier. Vous le dédommagerez par quelques écus, et d'ailleurs il est savant et trouvera facilement à se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le sous-préfet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez point de tort...
-- Vous parlez là comme une sotte que vous êtes, s'écria M. de Rênal d'une voix terrible. Quel bon sens peut-on espérer d'une femme? Jamais vous ne prêtez attention à ce qui est raisonnable; comment sauriez-vous quelque chose? votre nonchalance, votre paresse ne vous donnent d'activité que pour la chasse aux papillons, êtres faibles et que nous sommes malheureux d'avoir dans nos familles!...
Mme de Rênal le laissait dire, et il dit longtemps; il passait sa colère , c'est le mot du pays.
-- Monsieur, lui répondit-elle enfin, je parle comme une femme outragée dans son honneur, c'est-à-dire dans ce qu'elle a de plus précieux.
Mme de Rênal eut un sang-froid inaltérable pendant toute cette pénible conversation, de laquelle dépendait la possibilité de vivre encore sous le même toit avec Julien. Elle cherchait les idées qu'elle croyait les plus propres à guider la colère aveugle de son mari. Elle avait été insensible à toutes les réflexions injurieuses qu'il lui avait adressées, elle ne les écoutait pas, elle songeait alors à Julien. Sera-t-il content de moi?
-- Ce petit paysan que nous avons comblé de prévenances et même de cadeaux, peut être innocent, dit-elle enfin, mais il n'en est pas moins l'occasion du premier affront que je reçois... Monsieur! quand j'ai lu ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison.
-- Voulez-vous faire un esclandre pour me déshonorer et vous aussi? Vous faites bouillir du lait à bien des gens dans Verrières.
-- Il est vrai, on envie généralement l'état de prospérité où la sagesse de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville... Eh bien! je vais engager Julien à vous demander un congé pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce petit ouvrier.
-- Gardez-vous d'agir, reprit M. de Rênal avec assez de tranquillité. Ce que j'exige avant tout, c'est que vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la colère, et me brouilleriez avec lui, vous savez combien ce petit Monsieur est sur l'oeil.
-- Ce jeune homme n'a point de tact, reprit Mme de Rênal, il peut être savant, vous vous y connaissez, mais ce n'est au fond qu'un véritable paysan. Pour moi, je n'en ai jamais eu bonne idée depuis qu'il a refusé d'épouser Elisa, c'était une fortune assurée; et cela sous prétexte que quelquefois, en secret, elle fait des visites à M. Valenod.
-- Ah! dit M. de Rênal, élevant le sourcil d'une façon démesurée, quoi, Julien vous a dit cela?
-- Non, pas précisément; il m'a toujours parlé de la vocation qui l'appelle au saint ministère; mais croyez-moi, la première vocation pour ces petites gens, c'est d'avoir du pain. Il me faisait assez entendre qu'il n'ignorait pas ces visites secrètes.
-- Et moi, moi, je les ignorais! s'écria M. de Rênal reprenant toute sa fureur, et pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que j'ignore... Comment! il y a eu quelque chose entre Elisa et Valenod?
-- Hé! c'est de l'histoire ancienne, mon cher ami, dit Mme de Rênal en riant, et peut-être il ne s'est point passé de mal. C'était dans le temps que votre bon ami Valenod n'aurait pas été fâché que l'on pensât dans Verrières qu'il s'établissait entre lui et moi un petit amour tout platonique.
-- J'ai eu cette idée une fois, s'écria M. de Rênal se frappant la tête avec fureur et marchant de découvertes en découvertes, et vous ne m'en avez rien dit?
-- Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouffée de vanité de notre cher directeur? Où est la femme de la société à laquelle il n'a pas adressé quelques lettres extrêmement spirituelles et même un peu galantes?
-- Il vous aurait écrit?
-- Il écrit beaucoup.
-- Montrez-moi ces lettres à l'instant, je l'ordonne; et M. de Rênal se grandit de six pieds.
-- Je m'en garderai bien, lui répondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu'à la nonchalance, je vous les montrerai un jour, quand vous serez plus sage.
-- A l'instant même, morbleu! s'écria M. de Rênal, ivre de colère, et cependant plus heureux qu'il ne l'avait été depuis douze heures.
-- Me jurez-vous, dit Mme de Rênal fort gravement, de n'avoir jamais de querelle avec le directeur du dépôt au sujet de ces lettres?
-- Querelle ou non, je puis lui ôter les enfants trouvés; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres à l'instant; où sont-elles?
-- Dans un tiroir de mon secrétaire; mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef.
-- Je saurai le briser, s'écria-t-il en courant vers la chambre de sa femme.
Il brisa, en effet, avec un pal de fer un précieux secrétaire d'acajou ronceux venu de Paris, qu'il frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque tache.
Mme de Rênal avait monté en courant les cent vingt marches du colombier; elle attachait le coin d'un mouchoir blanc à l'un des barreaux de fer de la petite fenêtre. Elle était la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne. Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces hêtres touffus, Julien épie ce signal heureux. Longtemps elle prêta l'oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu'ici. Son oeil avide dévorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un pré, que forme le sommet des arbres. Comment n'a-t-il pas l'esprit, se dit-elle tout attendrie, d'inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est égal au mien? Elle ne descendit du colombier que quand elle eut peur que son mari ne vînt l'y chercher.
Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M. Valenod, peu accoutumées à être lues avec tant d'émotion.
Saisissant un moment où les exclamations de son mari lui laissaient la possibilité de se faire entendre:
-- J'en reviens toujours à mon idée, dit Mme de Rênal, il convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu'il ait pour le latin, ce n'est après tout qu'un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque jour, croyant être poli, il m'adresse des compliments exagérés et de mauvais goût, qu'il apprend par coeur dans quelque roman...
-- Il n'en lit jamais, s'écria M. de Rênal; je m'en suis assuré. Croyez-vous que je sois un maître de maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui?
-- Eh bien! s'il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les invente, et c'est encore tant pis pour lui. Il aura parlé de moi sur ce ton dans Verrières;... et, sans aller si loin, dit Mme de Rênal, avec l'air de faire une découverte, il aura parlé ainsi devant Elisa, c'est à peu près comme s'il eût parlé devant M. Valenod.
-- Ah! s'écria M. de Rênal en ébranlant la table et l'appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais été donnés, la lettre anonyme imprimée et les lettres du Valenod sont écrites sur le même papier.
Enfin!... pensa Mme de Rênal; elle se montra atterrée de cette découverte, et sans avoir le courage d'ajouter un seul mot alla s'asseoir au loin sur le divan, au fond du salon.
La bataille était désormais gagnée; elle eut beaucoup à faire pour empêcher M. de Rênal d'aller parler à l'auteur supposé de la lettre anonyme.
-- Comment ne sentez-vous pas que faire une scène, sans preuves suffisantes, à M. Valenod est la plus insigne des maladresses? Vous êtes envié, monsieur, à qui la faute? à vos talents: votre sage administration, vos bâtisses pleines de goût, la dot que je vous ai apportée, et surtout l'héritage considérable que nous pouvons espérer de ma bonne tante, héritage dont on s'exagère infiniment l'importance, ont fait de vous le premier personnage de Verrières.
-- Vous oubliez la naissance, dit M. de Rênal, en souriant un peu.
-- Vous êtes l'un des gentilshommes les plus distingués de la province, reprit avec empressement Mme de Rênal, si le roi était libre et pouvait rendre justice à la naissance, vous figureriez sans doute à la Chambre des pairs, etc. Et c'est dans cette position magnifique que vous voulez donner à l'envie un fait à commenter?
Parler à M. Valenod de sa lettre anonyme, c'est proclamer dans tout Verrières, que dis-je, dans Besançon, dans toute la province, que ce petit bourgeois, admis imprudemment peut-être à l'intimité d'un Rênal , a trouvé le moyen de l'offenser. Quand ces lettres que vous venez de surprendre prouveraient que j'ai répondu à l'amour de M. Valenod, vous devriez me tuer, je l'aurais mérité cent fois, mais non pas lui témoigner de la colère. Songez que tous vos voisins n'attendent qu'un prétexte pour se venger de votre supériorité; songez qu'en 1816 vous avez contribué à certaines arrestations. Cet homme réfugié sur son toit...
-- Je songe que vous n'avez ni égards, ni amitié pour moi, s'écria M. de Rênal, avec toute l'amertume que réveillait un tel souvenir, et je n'ai pas été pair!...
-- Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de Rênal, que je serai plus riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu'à tous ces titres je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans l'affaire d'aujourd'hui. Si vous me préférez un M. Julien, ajouta-t-elle avec un dépit mal déguisé, je suis prête à aller passer un hiver chez ma tante.
Ce mot fut dit avec bonheur . Il y avait une fermeté qui cherche à s'environner de politesse; il décida M. de Rênal. Mais, suivant l'habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments; sa femme le laissait dire, il y avait encore de la colère dans son accent. Enfin, deux heures de bavardage inutile épuisèrent les forces d'un homme qui avait subi un accès de colère de toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu'il allait suivre envers M. Valenod, Julien et même Elisa.
Une ou deux fois, durant cette grande scène, Mme de Rênal fut sur le point d'éprouver quelque sympathie pour le malheur fort réel de cet homme qui, pendant douze ans avait été son ami. Mais les vraies passions sont égoïstes. D'ailleurs elle attendait à chaque instant l'aveu de la lettre anonyme qu'il avait reçue la veille, et cet aveu ne vint point. Il manquait à la sûreté de Mme de Rênal de connaître les idées qu'on avait pu suggérer à l'homme duquel son sort dépendait. Car, en province, les maris sont maîtres de l'opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa femme, s'il ne lui donne pas d'argent, tombe à l'état d'ouvrière à quinze sols par journée, et encore les bonnes âmes se font-elles un scrupule de l'employer.
Une odalisque du sérail peut à toute force aimer le sultan; il est tout-puissant, elle n'a aucun espoir de lui dérober son autorité par une suite de petites finesses. La vengeance du maître est terrible, sanglante, mais militaire, généreuse: un coup de poignard finit tout. C'est à coups de mépris public qu'un mari tue sa femme au XIXe siècle; c'est en lui fermant tous les salons.
Le sentiment du danger fut vivement réveillé chez Mme de Rênal, à son retour chez elle; elle fut choquée du désordre où elle trouva sa chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient été brisées; plusieurs feuilles de parquet étaient soulevées. Il eût été sans pitié pour moi! se dit-elle. Gâter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu'il aime tant; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de colère. Le voilà gâté à jamais! La vue de cette violence éloigna rapidement les derniers reproches qu'elle se faisait pour sa trop rapide victoire.
Un peu avant la cloche du dîner, Julien rentra avec les enfants. Au dessert, quand les domestiques se furent retirés, Mme de Rênal lui dit fort sèchement:
-- Vous m'avez témoigné le désir d'aller passer une quinzaine de jours à Verrières, M. de Rênal veut bien vous accorder un congé. Vous pouvez partir quand bon vous semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent pas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs thèmes, que vous corrigerez.
-- Certainement, ajouta M. de Rênal d'un ton fort aigre, je ne vous accorderai pas plus d'une semaine.
Julien trouva sur sa physionomie l'inquiétude d'un homme profondément tourmenté.
-- Il ne s'est pas encore arrêté à un parti, dit-il à son amie, pendant un instant de solitude qu'ils eurent au salon.
Mme de Rênal lui conta rapidement tout ce qu'elle avait fait depuis le matin.
-- A cette nuit les détails, ajouta-t-elle en riant.
Perversité de femme! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les porte à nous tromper.
-- Je vous trouve à la fois éclairée et aveuglée par votre amour, lui dit-il avec quelque froideur; votre conduite d'aujourd'hui est admirable; mais y a-t-il de la prudence à essayer de nous voir ce soir? Cette maison est pavée d'ennemis; songez à la haine passionnée qu'Elisa a pour moi.
-- Cette haine ressemble beaucoup à de l'indifférence passionnée que vous auriez pour moi.
-- Même indifférent, je dois vous sauver d'un péril où je vous ai plongée. Si le hasard veut que M. de Rênal parle à Elisa, d'un mot elle peut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas près de ma chambre, bien armé...
-- Quoi! pas même du courage! dit Mme de Rênal, avec toute la hauteur d'une fille noble.
-- Je ne m'abaisserai jamais à parler de mon courage, dit froidement Julien, c'est une bassesse. Que le monde juge sur les faits. Mais, ajouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je vous suis attaché, et quelle est ma joie de pouvoir prendre congé de vous avant cette cruelle absence.
CHAPITRE XXII
FAÇONS D'AGIR EN 1830
La parole a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée.
R. P. MALAGRIDA.
A peine arrivé à Verrières, Julien se reprocha son injustice envers Mme de Rênal. Je l'aurais méprisée comme une femmelette, si, par faiblesse, elle avait manqué sa scène avec M. de Rênal! Elle s'en tire comme un diplomate, et je sympathise avec le vaincu qui est mon ennemi. Il y a dans mon fait petitesse bourgeoise; ma vanité est choquée, parce que M. de Rênal est un homme! illustre et vaste corporation à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir; je ne suis qu'un sot.
M. Chélan avait refusé les logements que les libéraux les plus considérés du pays lui avaient offerts à l'envi, lorsque sa destitution le chassa du presbytère. Les deux chambres qu'il avait louées étaient encombrées par ses livres. Julien, voulant montrer à Verrières ce que c'était qu'un prêtre, alla prendre chez son père une douzaine de planches de sapin, qu'il porta lui-même sur le dos tout le long de la grande rue. Il emprunta des outils à un ancien camarade, et eut bientôt bâti une sorte de bibliothèque dans laquelle il rangea les livres de M. Chélan.
-- Je te croyais corrompu par la vanité du monde, lui disait le vieillard pleurant de joie; voilà qui rachète bien l'enfantillage de ce brillant uniforme de garde d'honneur qui t'a fait tant d'ennemis.
M. de Rênal avait ordonné à Julien de loger chez lui. Personne ne soupçonna ce qui s'était passé. Le troisième jour après son arrivée, Julien vit monter jusque dans sa chambre un non moindre personnage que M. le sous-préfet de Maugiron. Ce ne fut qu'après deux grandes heures de bavardage insipide et de grandes jérémiades sur la méchanceté des hommes, sur le peu de probité des gens chargés de l'administration des deniers publics, sur les dangers de cette pauvre France, etc., etc., que Julien vit poindre enfin le sujet de la visite. On était déjà sur le palier de l'escalier, et le pauvre précepteur à demi disgracié reconduisait avec le respect convenable le futur préfet de quelque heureux département, quand il plut à celui-ci de s'occuper de la fortune de Julien, de louer sa modération en affaires d'intérêt, etc., etc. Enfin M. de Maugiron le serrant dans ses bras de l'air le plus paterne, lui proposa de quitter M. de Rênal et d'entrer chez un fonctionnaire qui avait des enfants à éduquer , et qui, comme le roi Philippe, remercierait le ciel, non pas tant de les avoir donnés que de les avoir fait naître dans le voisinage de M. Julien. Leur précepteur jouirait de huit cents francs d'appointements payables non pas de mois en mois, ce qui n'est pas noble, dit M. de Maugiron, mais par quartier, et toujours d'avance.
C'était le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la parole avec ennui. Sa réponse fut parfaite, et surtout longue comme un mandement; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien nettement. On y eût trouvé à la fois du respect pour M. de Rênal, de la vénération pour le public de Verrières et de la reconnaissance pour l'illustre sous-préfet. Ce sous-préfet, étonné de trouver plus jésuite que lui, essaya vainement d'obtenir quelque chose de précis. Julien, enchanté, saisit l'occasion de s'exercer, et recommença sa réponse en d'autres termes. Jamais ministre éloquent, qui veut user la fin d'une séance où la Chambre a l'air de vouloir se réveiller, n'a moins dit en plus de paroles. A peine M. de Maugiron sorti, Julien se mit à rire comme un fou. Pour profiter de sa verve jésuitique, il écrivit une lettre de neuf pages à M. de Rênal, dans laquelle il lui rendait compte de tout ce qu'on lui avait dit, et lui demandait humblement conseil. Ce coquin ne m'a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l'offre! Ce sera M. Valenod qui voit dans mon exil à Verrières l'effet de sa lettre anonyme.
Sa dépêche expédiée, Julien, content comme un chasseur qui, à six heures du matin, par un beau jour d'automne, débouche dans une plaine abondante en gibier, sortit pour aller demander conseil à M. Chélan. Mais avant d'arriver chez le bon curé, le ciel qui voulait lui ménager des jouissances jeta sous ses pas M. Valenod, auquel il ne cacha point que son coeur était déchiré; un pauvre garçon comme lui se devait tout entier à la vocation que le ciel avait placée dans son coeur, mais la vocation n'était pas tout dans ce bas monde. Pour travailler dignement à la vigne du Seigneur, et n'être pas tout à fait indigne de tant de savants collaborateurs, il fallait l'instruction; il fallait passer au séminaire de Besançon deux années bien dispendieuses; il devenait donc indispensable de faire des économies, ce qui était bien plus facile sur un traitement de huit cents francs payés par quartier, qu'avec six cents francs qu'on mangeait de mois en mois. D'un autre côté, le ciel, en le plaçant auprès des jeunes de Rênal, et surtout en lui inspirant pour eux un attachement spécial, ne semblait-il pas lui indiquer qu'il n'était pas à propos d'abandonner cette éducation pour une autre?...
Julien atteignit un tel degré de perfection dans ce genre d'éloquence, qui a remplacé la rapidité d'action de l'Empire, qu'il finit par s'ennuyer lui-même par le son de ses paroles.
En rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livrée, qui le cherchait dans toute la ville, avec un billet d'invitation à dîner pour le même jour.
Jamais Julien n'était allé chez cet homme; quelques jours seulement auparavant, il ne songeait qu'aux moyens de lui donner une volée de coups de bâton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le dîner ne fût indiqué que pour une heure, Julien trouva plus respectueux de se présenter dès midi et demi dans le cabinet de travail de M. le directeur du dépôt. Il le trouva étalant son importance au milieu d'une foule de cartons. Ses gros favoris noirs, son énorme quantité de cheveux, son bonnet grec placé de travers sur le haut de la tête, sa pipe immense, ses pantoufles brodées, les grosses chaînes d'or croisées en tous sens sur sa poitrine, et tout cet appareil d'un financier de province, qui se croit homme à bonnes fortunes, n'imposaient point à Julien; il n'en pensait que plus aux coups de bâton qu'il lui devait.
Il demanda l'honneur d'être présenté à Mme Valenod; elle était à sa toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l'avantage d'assister à celle de M. le directeur du dépôt. On passa ensuite chez Mme Valenod, qui lui présenta ses enfants les larmes aux yeux. Cette dame, l'une des plus considérables de Verrières, avait une grosse figure d'homme, à laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande cérémonie. Elle y déploya tout le pathos maternel.
Julien pensait à Mme de Rênal. Sa méfiance ne le laissait guère susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les contrastes, mais alors il en était saisi jusqu'à l'attendrissement. Cette disposition fut augmentée par l'aspect de la maison du directeur du dépôt. On la lui fit visiter. Tout y était magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d'ignoble et qui sentait l'argent volé. Jusqu'aux domestiques, tout le monde y avait l'air d'assurer sa contenance contre le mépris.
Le percepteur des contributions, l'homme des impositions indirectes, l'officier de gendarmerie et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques libéraux riches. On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé, vint à penser que, de l'autre côté du mur de la salle à manger, se trouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l'étourdir.
Ils ont faim peut-être en ce moment, se dit-il à lui-même; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d'heure après; on entendait de loin en loin quelques accents d'une chanson populaire, et, il faut l'avouer, un peu ignoble, que chantait l'un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on n'entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à M. Valenod:
-- On ne chante plus cette vilaine chanson.
-- Parbleu! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j'ai fait imposer silence aux gueux.
Ce mot fut trop fort pour Julien; il avait les manières, mais non pas encore le coeur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue.
Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin. L'empêcher de chanter! se disait-il à lui-même, ô mon Dieu! et tu le souffres!
Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonné une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chanté en choeur: Voilà donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu n'en jouiras qu'à cette condition et en pareille compagnie! Tu auras peut-être une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu empêches de chanter le pauvre prisonnier; tu donneras à dîner avec l'argent que tu auras volé sur sa misérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus malheureux! -- O Napoléon! qu'il était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d'une bataille; mais augmenter lâchement la douleur du misérable!
J'avoue que la faiblesse dont Julien fait preuve dans ce monologue me donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d'être le collègue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer toute la manière d'être d'un grand pays, et ne veulent pas avoir à se reprocher la plus petite égratignure.
Julien fut violemment rappelé à son rôle. Ce n'était pas pour rêver et ne rien dire qu'on l'avait invité à dîner en si bonne compagnie.
Un fabricant de toiles peintes retiré, membre correspondant de l'académie de Besançon et de celle d'Uzès, lui adressa la parole, d'un bout de la table à l'autre, pour lui demander si ce que l'on disait généralement de ses progrès étonnants dans l'étude du Nouveau Testament était vrai.
Un silence profond s'établit tout à coup; un Nouveau Testament latin se rencontra comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux académies. Sur la réponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue au hasard. Il récita: sa mémoire se trouva fidèle, et ce prodige fut admiré avec toute la bruyante énergie de la fin d'un dîner. Julien regardait la figure enluminée des dames; plusieurs n'étaient pas mal. Il avait distingué la femme du percepteur beau chanteur.
-- J'ai honte, en vérité, de parler si longtemps latin devant ces dames, dit-il en la regardant. Si M. Rubigneau, c'était le membre des deux académies, a la bonté de lire au hasard une phrase latine, au lieu de répondre en suivant le texte latin, j'essaierai de le traduire impromptu.
Cette seconde épreuve mit le comble à sa gloire.
Il y avait là plusieurs libéraux riches, mais heureux pères d'enfants susceptibles d'obtenir des bourses, et en cette qualité subitement convertis depuis la dernière mission. Malgré ce trait de fine politique, jamais M. de Rênal n'avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens qui ne connaissaient Julien que de réputation et pour l'avoir vu à cheval le jour de l'entrée du roi de ***, étaient ses plus bruyants admirateurs. Quand ces sots se lasseront-ils d'écouter ce style biblique, auquel ils ne comprennent rien? pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait par son étrangeté; ils en riaient. Mais Julien se lassa.
Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d'un chapitre de la nouvelle théologie de Ligorio, qu'il avait à apprendre pour le réciter le lendemain à M. Chélan. Car mon métier, ajouta-t-il agréablement, est de faire réciter des leçons et d'en réciter moi-même.
On rit beaucoup, on admira; tel est l'esprit à l'usage de Verrières. Julien était déjà debout, tout le monde se leva malgré le décorum; tel est l'empire du génie. Mme Valenod le retint encore un quart d'heure; il fallait bien qu'il entendît les enfants réciter leur catéchisme; ils firent les plus drôles de confusions, dont lui seul s'aperçut. Il n'eut garde de les relever. Quelle ignorance des premiers principes de la religion! pensait-il. Il saluait enfin et croyait pouvoir s'échapper; mais il fallut essuyer une fable de La Fontaine.
-- Cet auteur est bien immoral, dit Julien à Mme Valenod, certaine fable sur messire Jean Chouart ose déverser le ridicule sur ce qu'il y a de plus vénérable. Il est vivement blâmé par les meilleurs commentateurs.
Julien reçut avant de sortir quatre ou cinq invitations à dîner. Ce jeune homme fait honneur au département, s'écriaient tous à la fois les convives fort égayés. Ils allèrent jusqu'à parler d'une pension votée sur les fonds communaux, pour le mettre à même de continuer ses études à Paris.
Pendant que cette idée imprudente faisait retentir la salle à manger, Julien avait gagné lestement la porte cochère. Ah! canaille! canaille! s'écria-t-il à voix basse trois ou quatre fois de suite, en se donnant le plaisir de respirer l'air frais.
Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui pendant longtemps avait été tellement choqué du sourire dédaigneux et de la supériorité hautaine qu'il découvrait au fond de toutes les politesses qu'on lui adressait chez M. de Rênal. Il ne put s'empêcher de sentir l'extrême différence. Oublions même, se disait-il en s'en allant, qu'il s'agit d'argent volé aux pauvres détenus, et encore qu'on empêche de chanter! Jamais M. de Rênal s'avisa-t-il de dire à ses hôtes le prix de chaque bouteille de vin qu'il leur présente? Et ce M. Valenod, dans l'énumération de ses propriétés, qui revient sans cesse, il ne peut parler de sa maison, de son domaine, etc., si sa femme est présente, sans dire ta maison, ton domaine.
Cette dame, apparemment si sensible au plaisir de la propriété, venait de faire une scène abominable, pendant le dîner, à un domestique qui avait cassé un verre à pied et dépareillé une de ses douzaines ; et ce domestique avait répondu avec la dernière insolence.
Quel ensemble! se disait Julien; ils me donneraient la moitié de tout ce qu'ils volent, que je ne voudrais pas vivre avec eux. Un beau jour, je me trahirais; je ne pourrais retenir l'expression du dédain qu'ils m'inspirent.
Il fallut cependant, d'après les ordres de Mme de Rênal, assister à plusieurs dîners du même genre; Julien fut à la mode; on lui pardonnait son habit de garde d'honneur, ou plutôt cette imprudence était la cause véritable de ses succès. Bientôt, il ne fut plus question dans Verrières que de voir qui l'emporterait dans la lutte pour obtenir le savant jeune homme, de M. de Rênal, ou du directeur du dépôt. Ces messieurs formaient avec M. Maslon un triumvirat, qui, depuis nombre d'années, tyrannisait la ville. On jalousait le maire, les libéraux avaient à s'en plaindre; mais après tout il était noble et fait pour la supériorité, tandis que le père de M. Valenod ne lui avait pas laissé six cents livres de rente. Il avait fallu passer pour lui de la pitié pour le mauvais habit vert pomme que tout le monde lui avait connu dans sa jeunesse, à l'envie pour ses chevaux normands, pour ses chaînes d'or, pour ses habits venus de Paris, pour toute sa prospérité actuelle.
Dans le flot de ce monde nouveau pour Julien, il crut découvrir un honnête homme; il était géomètre, s'appelait Gros et passait pour jacobin. Julien, s'étant voué à ne jamais dire que des choses qui lui semblaient fausses à lui-même, fut obligé de s'en tenir au soupçon à l'égard de M. Gros. Il recevait de Vergy de gros paquets de thèmes. On lui conseillait de voir souvent son père, il se conformait à cette triste nécessité. En un mot, il raccommodait assez bien sa réputation, lorsqu'un matin il fut bien surpris de se sentir réveiller par deux mains qui lui fermaient les yeux.
C'était Mme de Rênal, qui avait fait un voyage à la ville, et qui, montant les escaliers quatre à quatre et laissant ses enfants occupés d'un lapin favori qui était du voyage, était parvenue à la chambre de Julien, un instant avant eux. Ce moment fut délicieux, mais bien court: Mme de Rênal avait disparu quand les enfants arrivèrent avec le lapin, qu'ils voulaient montrer à leur ami. Julien fit bon accueil à tous, même au lapin. Il lui semblait retrouver sa famille; il sentit qu'il aimait ces enfants, qu'il se plaisait à jaser avec eux. Il était étonné de la douceur de leur voix, de la simplicité et de la noblesse de leurs petites façons; il avait besoin de laver son imagination de toutes les façons d'agir vulgaires, de toutes les pensées désagréables au milieu desquelles il respirait à Verrières. C'était toujours la crainte de manquer, c'étaient toujours le luxe et la misère se prenant aux cheveux. Les gens chez qui il dînait, à propos de leur rôti, faisaient des confidences humiliantes pour eux, et nauséabondes pour qui les entendait.
-- Vous autres nobles, vous avez raison d'être fiers, disait-il à Mme de Rênal. Et il lui racontait tous les dîners qu'il avait subis.
-- Vous êtes donc à la mode! Et elle riait de bon coeur en songeant au rouge que Mme Valenod se croyait obligée de mettre toutes les fois qu'elle attendait Julien. Je crois qu'elle a des projets sur votre coeur, ajoutait-elle.
Le déjeuner fut délicieux. La présence des enfants, quoique gênante en apparence, dans le fait augmentait le bonheur commun. Ces pauvres enfants ne savaient comment témoigner leur joie de revoir Julien. Les domestiques n'avaient pas manqué de leur conter qu'on lui offrait deux cents francs de plus pour éduquer les petits Valenod.
Au milieu du déjeuner, Stanislas-Xavier, encore pâle de sa grande maladie, demanda tout à coup à sa mère combien valaient son couvert d'argent et le gobelet dans lequel il buvait.
-- Pourquoi cela?
-- Je veux les vendre pour en donner le prix à M. Julien, et qu'il ne soit pas dupe en restant avec nous.
Julien l'embrassa, les larmes aux yeux. Sa mère pleurait tout à fait, pendant que Julien, qui avait pris Stanislas sur ses genoux, lui expliquait qu'il ne fallait pas se servir de ce mot dupe , qui, employé dans ce sens, était une façon de parler de laquais. Voyant le plaisir qu'il faisait à Mme de Rênal, il chercha à expliquer, par des exemples pittoresques, qui amusaient les enfants, ce que c'était qu'être dupe.
-- Je comprends, dit Stanislas, c'est le corbeau qui a la sottise de laisser tomber son fromage, que prend le renard, qui était un flatteur.
Mme de Rênal, folle de joie, couvrait ses enfants de baisers, ce qui ne pouvait guère se faire sans s'appuyer un peu sur Julien.
Tout à coup la porte s'ouvrit; c'était M. de Rênal. Sa figure sévère et mécontente fit un étrange contraste avec la douce joie que sa présence chassait. Mme de Rênal pâlit; elle se sentait hors d'état de rien nier. Julien saisit la parole, et, parlant très haut, se mit à raconter à M. le maire le trait du gobelet d'argent que Stanislas voulait vendre. Il était sûr que cette histoire serait mal accueillie. D'abord M. de Rênal fronçait le sourcil par bonne habitude au seul nom d'argent. La mention de ce métal, disait-il, est toujours une préface à quelque mandat tiré sur ma bourse.
Mais ici il y avait plus qu'intérêt d'argent; il y avait augmentation de soupçons. L'air de bonheur qui animait sa famille en son absence n'était pas fait pour arranger les choses, auprès d'un homme dominé par une vanité aussi chatouilleuse. Comme sa femme lui vantait la manière remplie de grâce et d'esprit avec laquelle Julien donnait des idées nouvelles à ses élèves:
-- Oui! oui! je le sais, il me rend odieux à mes enfants; il lui est bien aisé d'être pour eux cent fois plus aimable que moi qui, au fond, suis le maître. Tout tend dans ce siècle à jeter de l'odieux sur l'autorité légitime . Pauvre France!
Mme de Rênal ne s'arrêta point à examiner les nuances de l'accueil que lui faisait son mari. Elle venait d'entrevoir la possibilité de passer douze heures avec Julien. Elle avait une foule d'emplettes à faire à la ville, et déclara qu'elle voulait absolument aller dîner au cabaret; quoi que pût dire ou faire son mari, elle tint à son idée. Les enfants étaient ravis de ce seul mot cabaret , que prononce avec tant de plaisir la pruderie moderne.
M. de Rênal laissa sa femme dans la première boutique de nouveautés où elle entra, pour aller faire quelques visites. Il revint plus morose que le matin; il était convaincu que toute la ville s'occupait de lui et de Julien. A la vérité, personne ne lui avait encore laissé soupçonner la partie offensante des propos du public. Ceux qu'on avait redits à M. le maire avaient trait uniquement à savoir si Julien resterait chez lui avec six cents francs, ou accepterait les huit cents francs offerts par M. le directeur du dépôt.
Ce directeur, qui rencontra M. de Rênal dans le monde, lui battit froid . Cette conduite n'était pas sans habileté; il y a peu d'étourderie en province: les sensations y sont si rares, qu'on les coule à fond.
M. Valenod était ce qu'on appelle, à cent lieues de Paris, un faraud : c'est une espèce d'un naturel effronté et grossier. Son existence triomphante, depuis 1815, avait renforcé ses belles dispositions. Il régnait, pour ainsi dire, à Verrières, sous les ordres de M. de Rênal; mais beaucoup plus actif, ne rougissant de rien, se mêlant de tout, sans cesse allant, écrivant, parlant, oubliant les humiliations, n'ayant aucune prétention personnelle, il avait fini par balancer le crédit de son maire aux yeux du pouvoir ecclésiastique. M. Valenod avait dit en quelque sorte aux épiciers du pays: donnez-moi les deux plus sots d'entre vous; aux gens de loi: indiquez-moi les deux plus ignares; aux officiers de santé: désignez-moi les deux plus charlatans. Quand il avait eu rassemblé les plus effrontés de chaque métier, il leur avait dit: régnons ensemble.
Les façons de ces gens-là blessaient M. de Rênal. La grossièreté du Valenod n'était offensée de rien, pas même des démentis que le petit abbé Maslon ne lui épargnait pas en public.
Mais, au milieu de cette prospérité, M. Valenod avait besoin de se rassurer par de petites insolences de détail contre les grosses vérités qu'il sentait bien que tout le monde était en droit de lui adresser. Son activité avait redoublé depuis les craintes que lui avait laissées la visite de M. Appert, il avait fait trois voyages à Besançon; il écrivait plusieurs lettres chaque courrier; il en envoyait d'autres par des inconnus qui passaient chez lui à la tombée de la nuit. Il avait eu tort peut-être de faire destituer le vieux curé Chélan; car cette démarche vindicative l'avait fait regarder, par plusieurs dévotes de bonne naissance, comme un homme profondément méchant. D'ailleurs ce service rendu l'avait mis dans la dépendance absolue de M. le grand vicaire de Frilair, et il en recevait d'étranges commissions. Sa politique en était à ce point, lorsqu'il céda au plaisir d'écrire une lettre anonyme. Pour surcroît d'embarras, sa femme lui déclara qu'elle voulait avoir Julien chez elle; sa vanité s'en était coiffée.
Dans cette position, M. Valenod prévoyait une scène décisive avec son ancien confédéré M. de Rênal. Celui-ci lui adresserait des paroles dures, ce qui lui était assez égal; mais il pouvait écrire à Besançon et même à Paris. Un cousin de quelque ministre pouvait tomber tout à coup à Verrières, et prendre le dépôt de mendicité. M. Valenod pensa à se rapprocher des libéraux: c'est pour cela que plusieurs étaient invités au dîner où Julien récita. Il aurait été puissamment soutenu contre le maire. Mais des élections pouvaient survenir, et il était trop évident que le dépôt et un mauvais vote étaient incompatibles. Le récit de cette politique, fort bien devinée par Mme de Rênal, avait été fait à Julien, pendant qu'il lui donnait le bras pour aller d'une boutique à l'autre, et peu à peu les avait entraînés au COURS DE LA FIDELITE , où ils passèrent plusieurs heures, presque aussi tranquilles qu'à Vergy.
Pendant ce temps, M. Valenod essayait d'éloigner une scène décisive avec son ancien patron, en prenant lui-même l'air audacieux envers lui. Ce jour-là, ce système réussit, mais augmenta l'humeur du maire.
Jamais la vanité aux prises avec tout ce que le petit amour de l'argent peut avoir de plus âpre et de plus mesquin n'a mis un homme dans un plus piètre état que celui où se trouvait M. de Rênal, en entrant au cabaret . Jamais, au contraire, ses enfants n'avaient été plus joyeux et plus gais. Ce contraste acheva de le piquer.
-- Je suis de trop dans ma famille, à ce que je puis voir! dit-il en entrant, d'un ton qu'il voulut rendre imposant.
Pour toute réponse, sa femme le prit à part et lui exprima la nécessité d'éloigner Julien. Les heures de bonheur qu'elle venait de trouver lui avaient rendu l'aisance et la fermeté nécessaires pour suivre le plan de conduite qu'elle méditait depuis quinze jours. Ce qui achevait de troubler de fond en comble le pauvre maire de Verrières, c'est qu'il savait que l'on plaisantait publiquement dans la ville sur son attachement pour l'espèce . M. Valenod était généreux comme un voleur, et lui, il s'était conduit d'une manière plus prudente que brillante dans les cinq ou six dernières quêtes pour la confrérie de Saint-Joseph, pour la congrégation de la Vierge, pour la congrégation du Saint-Sacrement, etc., etc.
Parmi les hobereaux de Verrières et des environs, adroitement classés sur le registre des frères collecteurs, d'après le montant de leurs offrandes, on avait vu plus d'une fois le nom de M. de Rênal occuper la dernière ligne. En vain disait-il que lui ne gagnait rien . Le clergé ne badine pas sur cet article.
CHAPITRE XXIII
CHAGRINS D'UN FONCTIONNAIRE
Il piacere di alzar la testa tutto l'anno è ben pagato da certi quarti d'ora che bisogna passar.
CASTI.
Mais laissons ce petit homme à ses petites craintes; pourquoi a-t-il pris dans sa maison un homme de coeur, tandis qu'il lui fallait l'âme d'un valet? Que ne sait-il choisir ses gens? La marche ordinaire du XIXe siècle est que, quand un être puissant et noble rencontre un homme de coeur, il le tue, l'exile, l'emprisonne ou l'humilie tellement, que l'autre a la sottise d'en mourir de douleur. Par hasard ici, ce n'est pas encore l'homme de coeur qui souffre. Le grand malheur des petites villes de France et des gouvernements par élections, comme celui de New York, c'est de ne pas pouvoir oublier qu'il existe au monde des êtres comme M. de Rênal. Au milieu d'une ville de vingt mille habitants, ces hommes font l'opinion publique, et l'opinion publique est terrible dans un pays qui a la charte. Un homme doué d'une âme noble, généreuse, et qui eût été votre ami, mais qui habite à cent lieues, juge de vous par l'opinion publique de votre ville, laquelle est faite par les sots que le hasard a fait naître nobles, riches et modérés. Malheur à qui se distingue!
Aussitôt après le dîner, on repartit pour Vergy; mais, dès le surlendemain, Julien vit revenir toute la famille à Verrières.
Une heure ne s'était pas écoulée, qu'à son grand étonnement, il découvrit que Mme de Rênal lui faisait mystère de quelque chose. Elle interrompait ses conversations avec son mari dès qu'il paraissait, et semblait presque désirer qu'il s'éloignât. Julien ne se fit pas donner deux fois cet avis. Il devint froid et réservé; Mme de Rênal s'en aperçut et ne chercha pas d'explication. Va-t-elle me donner un successeur? pensa Julien. Avant-hier encore, si intime avec moi! Mais on dit que c'est ainsi que ces grandes dames en agissent. C'est comme les rois, jamais plus de prévenances qu'au ministre qui, en rentrant chez lui, va trouver sa lettre de disgrâce.
Julien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement à son approche, il était souvent question d'une grande maison appartenant à la commune de Verrières, vieille, mais vaste et commode, et située vis-à-vis l'église, dans l'endroit le plus marchand de la ville. Que peut-il y avoir de commun entre cette maison et un nouvel amant! se disait Julien. Dans son chagrin, il se répétait ces jolis vers de François Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu'il n'y avait pas un mois que Mme de Rênal les lui avait appris. Alors, par combien de serments, par combien de caresses chacun de ces vers n'était-il pas démenti!
Souvent femme varie, Bien fol qui s'y fie.
M. de Rênal partit en poste pour Besançon. Ce voyage se décida en deux heures, il paraissait fort tourmenté. Au retour, il jeta un gros paquet couvert de papier gris sur la table.
-- Voilà cette sotte affaire, dit-il à sa femme.
Une heure après, Julien vit l'afficheur qui emportait ce gros paquet; il le suivit avec empressement. Je vais savoir le secret au premier coin de rue.
Il attendait, impatient, derrière l'afficheur, qui, avec son gros pinceau, barbouillait le dos de l'affiche. A peine fut-elle en place, que la curiosité de Julien y vit l'annonce fort détaillée de la location aux enchères publiques de cette grande et vieille maison dont le nom revenait si souvent dans les conversations de M. de Rênal avec sa femme. L'adjudication du bail était annoncée pour le lendemain à deux heures, en la salle de la commune, à l'extinction du troisième feu. Julien fut fort désappointé; il trouvait bien le délai un peu court: comment tous les concurrents auraient-ils le temps d'être avertis? Mais du reste, cette affiche, qui était datée de quinze jours auparavant et qu'il relut tout entière en trois endroits différents, ne lui apprenait rien.
Il alla visiter la maison à louer. Le portier ne le voyant pas approcher disait mystérieusement à un voisin:
-- Bah! bah! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu'il l'aura pour trois cents francs; et comme le maire regimbait, il a été mandé à l'évêché par M. le grand vicaire de Frilair.
L'arrivée de Julien eut l'air de déranger beaucoup les deux amis, qui n'ajoutèrent plus un mot.
Julien ne manqua pas l'adjudication du bail. Il y avait foule dans une salle mal éclairée; mais tout le monde se toisait d'une façon singulière. Tous les yeux étaient fixés sur une table, où Julien aperçut, dans un plat d'étain, trois petits bouts de bougie allumés. L'huissier criait: Trois cents francs, messieurs!
-- Trois cents francs! c'est trop fort, dit un homme, à voix basse, à son voisin. Et Julien était entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents; je veux couvrir cette enchère.
-- C'est cracher en l'air. Que gagneras-tu à te mettre à dos M. Maslon, M. Valenod, l'évêque, son terrible grand vicaire de Frilair, et toute la clique.
-- Trois cent vingt francs, dit l'autre en criant.
-- Vilaine bête! répliqua son voisin. Et voilà justement un espion du maire, ajouta-t-il en montrant Julien.
Julien se retourna vivement pour punir ce propos; mais les deux Francs-Comtois ne faisaient plus aucune attention à lui. Leur sang-froid lui rendit le sien. En ce moment, le dernier bout de bougie s'éteignit, et la voix traînante de l'huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, à M. de Saint-Giraud, chef de bureau à la préfecture de ***, et pour trois cent trente francs.
Dès que le maire fut sorti de la salle, les propos commencèrent.
-- Voilà trente francs que l'imprudence de Grogeot vaut à la commune, disait l'un.
-- Mais M. de Saint-Giraud, répondait-on, se vengera de Grogeot, il la sentira passer.
-- Quelle infamie! disait un gros homme à la gauche de Julien: une maison dont j'aurais donné, moi, huit cents francs pour ma fabrique, et j'aurais fait un bon marché.
-- Bah! lui répondait un jeune fabricant libéral, M. de Saint-Giraud n'est-il pas de la congrégation? ses quatre enfants n'ont-ils pas des bourses? Le pauvre homme! Il faut que la commune de Verrières lui fasse un supplément de traitement de cinq cents francs, voilà tout.
-- Et dire que le maire n'a pas pu l'empêcher! remarquait un troisième. Car il est ultra, lui, à la bonne heure; mais il ne vole pas.
-- Il ne vole pas? reprit un autre; non, c'est pigeon qui vole. Tout cela entre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de l'an. Mais voilà ce petit Sorel; allons-nous-en.
Julien rentra de très mauvaise humeur; il trouva Mme de Rênal fort triste.
-- Vous venez de l'adjudication? lui dit-elle.
-- Oui, madame, où j'ai eu l'honneur de passer pour l'espion de M. le maire.
-- S'il m'avait cru, il eût fait un voyage.
A ce moment, M. de Rênal parut; il était fort sombre. Le dîner se passa sans mot dire. M. de Rênal ordonna à Julien de suivre les enfants à Vergy, le voyage fut triste. Mme de Rênal consolait son mari:
-- Vous devriez y être accoutumé, mon ami.
Le soir, on était assis en silence autour du foyer domestique; le bruit du hêtre enflammé était la seule distraction. C'était un des moments de tristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des enfants s'écria joyeusement:
-- On sonne! on sonne!
-- Morbleu! si c'est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous prétexte de remerciement, s'écria le maire, je lui dirai son fait; c'est trop fort. C'est au Valenod qu'il en aura l'obligation, et c'est moi qui suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont s'emparer de cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq?
Un fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment à la suite du domestique.
-- Monsieur le maire, je suis il signor Geronimo. Voici une lettre que M. le chevalier de Beauvaisis, attaché à l'ambassade de Naples, m'a remise pour vous à mon départ; il n'y a que neuf jours, ajouta le signor Geronimo, d'un air gai, en regardant Mme de Rênal. Le signor de Beauvaisis, votre cousin, et mon bon ami, madame, dit que vous savez l'italien.
La bonne humeur du Napolitain changea cette triste soirée en une soirée fort gaie. Mme de Rênal voulut absolument lui donner à souper. Elle mit toute sa maison en mouvement; elle voulait à tout prix distraire Julien de la qualification d'espion que, deux fois dans cette journée, il avait entendu retentir à son oreille. Le signor Geronimo était un chanteur célèbre, homme de bonne compagnie, et cependant fort gai, qualités qui, en France, ne sont guère plus compatibles. Il chanta après souper un petit duettino avec Mme de Rênal. Il fit des contes charmants. A une heure du matin les enfants se récrièrent, quand Julien leur proposa d'aller se coucher.
-- Encore cette histoire, dit l'aîné.
-- C'est la mienne, signorino , reprit il signor Geronimo. Il y a huit ans, j'étais comme vous un jeune élève du Conservatoire de Naples, j'entends j'avais votre âge; mais je n'avais pas l'honneur d'être le fils de l'illustre maire de la jolie ville de Verrières.
Ce mot fit soupirer M. de Rênal, il regarda sa femme.
Le signor Zingarelli, continua le jeune chanteur, outrant un peu son accent qui faisait pouffer de rire les enfants, le signor Zingarelli était un maître excessivement sévère. Il n'est pas aimé au Conservatoire; mais il veut qu'on agisse toujours comme si on l'aimait. Je sortais le plus souvent que je pouvais; j'allais au petit théâtre de San-Carlino, où j'entendais une musique des dieux: mais, ô ciel! comment faire pour réunir les huit sous que coûte l'entrée du parterre? Somme énorme, dit-il en regardant les enfants, et les enfants de rire. Le signor Giovannone, directeur de San-Carlino, m'entendit chanter. J'avais seize ans: Cet enfant, il est un trésor, dit-il.
-- Veux-tu que je t'engage, mon cher ami? vint-il me dire.
-- Et combien me donnerez-vous?
-- Quarante ducats par mois. Messieurs, c'est cent soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts.
-- Mais comment, dis-je à Giovannone, obtenir que le sévère Zingarelli me laisse sortir?
-- Lascia fare a me.
-- Laissez faire à moi! s'écria l'aîné des enfants.
-- Justement, mon jeune seigneur. Le signor Giovannone il me dit: Caro, d'abord un petit bout d'engagement. Je signe: il me donne trois ducats. Jamais je n'avais vu tant d'argent. Ensuite, il me dit ce que je dois faire.
Le lendemain, je demande une audience au terrible signor Zingarelli. Son vieux valet de chambre me fait entrer.
-- Que me veux-tu, mauvais sujet? dit Zingarelli.
-- Maestro, lui fis-je, je me repens de mes fautes; jamais je ne sortirai du conservatoire en passant par-dessus la grille de fer. Je vais redoubler d'application.
-- Si je ne craignais pas de gâter la plus belle voix de basse que j'aie jamais entendue, je te mettrais en prison au pain et à l'eau pour quinze jours, polisson.
-- Maestro, repris-je, je vais être le modèle de toute l'école, credete a me . Mais je vous demande une grâce, si quelqu'un vient me demander pour chanter dehors, refusez-moi. De grâce, dites que vous ne pouvez pas.
-- Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que toi? Est-ce que je permettrai jamais que tu quittes le Conservatoire? Est-ce que tu veux te moquer de moi? Décampe, décampe! dit-il, en cherchant à me donner un coup de pied au c... ou gare le pain sec et la prison.
Une heure après, le signor Giovannone arrive chez le directeur:
-- Je viens vous demander de faire ma fortune, lui dit-il, accordez-moi Geronimo. Qu'il chante à mon théâtre, et cet hiver je marie ma fille.
-- Que veux-tu faire de ce mauvais sujet? lui dit Zingarelli. Je ne veux pas; tu ne l'auras pas; et d'ailleurs, quand j'y consentirais, jamais il ne voudra quitter le conservatoire, il vient de me le jurer.
-- Si ce n'est que de sa volonté qu'il s'agit, dit gravement Giovannone en tirant de sa poche mon engagement, carta canta! voici sa signature.
Aussitôt Zingarelli, furieux, se pend à sa sonnette:
-- Qu'on chasse Geronimo du Conservatoire, cria-t-il, bouillant de colère.
On me chassa donc, moi riant aux éclats. Le même soir, je chantai l'air del Moltiplico . Polichinelle veut se marier et compte, sur ses doigts, les objets dont il aura besoin dans son ménage, et il s'embrouille à chaque instant dans ce calcul.
-- Ah! veuillez, monsieur, nous chanter cet air, dit Mme de Rênal.
Geronimo chanta, et tout le monde pleurait à force de rire. Il signor Geronimo n'alla se coucher qu'à deux heures du matin, laissant cette famille enchantée de ses bonnes manières, de sa complaisance et de sa gaîté.
Le lendemain, M. et Mme de Rênal lui remirent les lettres dont il avait besoin à la cour de France.
Ainsi, partout de la fausseté, dit Julien. Voilà il signor Geronimo qui va à Londres avec soixante mille francs d'appointements. Sans le savoir-faire du directeur de San-Carlino, sa voix divine n'eût peut-être été connue et admirée que dix ans plus tard... Ma foi, j'aimerais mieux être un Geronimo qu'un Rênal. Il n'est pas si honoré dans la société, mais il n'a pas le chagrin de faire des adjudications comme celle d'aujourd'hui, et sa vie est gaie.
Une chose étonnait Julien: les semaines solitaires passées à Verrières, dans la maison de M. de Rênal avaient été pour lui une époque de bonheur. Il n'avait rencontré le dégoût et les tristes pensées qu'aux dîners qu'on lui avait donnés; dans cette maison solitaire, ne pouvait-il pas lire, écrire, réfléchir sans être troublé? A chaque instant, il n'était pas tiré de ses rêveries brillantes par la cruelle nécessité d'étudier les mouvements d'une âme basse, et encore afin de la tromper par des démarches ou des mots hypocrites.
Le bonheur serait-il si près de moi?... La dépense d'une telle vie est peu de chose; je puis à mon choix épouser Mlle Elisa, ou me faire l'associé de Fouqué... Mais le voyageur qui vient de gravir une montagne rapide s'assied au sommet, et trouve un plaisir parfait à se reposer. Serait-il heureux si on le forçait à se reposer toujours?
L'esprit de Mme de Rênal était arrivé à des pensées fatales. Malgré ses résolutions, elle avait avoué à Julien toute l'affaire de l'adjudication. Il me fera donc oublier tous mes serments, pensait-elle!
Elle eût sacrifié sa vie sans hésiter pour sauver celle de son mari, si elle l'eût vu en péril. C'était une de ces âmes nobles et romanesques, pour qui apercevoir la possibilité d'une action généreuse, et ne pas la faire, est la source d'un remords presque égal à celui du crime commis. Toutefois, il y avait des jours funestes où elle ne pouvait chasser l'image de l'excès de bonheur qu'elle goûterait si, devenant veuve tout à coup, elle pouvait épouser Julien.
Il aimait ses fils beaucoup plus que leur père; malgré sa justice sévère, il en était adoré. Elle sentait bien qu'épousant Julien, il fallait quitter ce Vergy dont les ombrages lui étaient si chers. Elle se voyait vivant à Paris, continuant à donner à ses fils cette éducation qui faisait l'admiration de tout le monde. Ses enfants, elle, Julien, tous étaient parfaitement heureux.
Etrange effet du mariage, tel que l'a fait le XIXe siècle! L'ennui de la vie matrimoniale fait périr l'amour sûrement, quand l'amour a précédé le mariage. Et cependant, dirait un philosophe, il amène bientôt chez les gens assez riches pour ne pas travailler, l'ennui profond de toutes les jouissances tranquilles. Et ce n'est que les âmes sèches, parmi les femmes, qu'il ne prédispose pas à l'amour.
La réflexion du philosophe me fait excuser Mme de Rênal, mais on ne l'excusait pas à Verrières, et toute la ville, sans qu'elle s'en doutât, n'était occupée que du scandale de ses amours. A cause de cette grande affaire, cet automne-là on s'y ennuya moins que de coutume.
L'automne, une partie de l'hiver passèrent bien vite. Il fallut quitter les bois de Vergy. La bonne compagnie de Verrières commençait à s'indigner de ce que ses anathèmes faisaient si peu d'impression sur M. de Rênal. En moins de huit jours, des personnes graves qui se dédommagent de leur sérieux habituel par le plaisir de remplir ces sortes de missions, lui donnèrent les soupçons les plus cruels, mais en se servant des termes les plus mesurés.
M. Valenod, qui jouait serré, avait placé Elisa dans une famille noble et fort considérée, où il y avait cinq femmes. Elisa craignant, disait-elle, de ne pas trouver de place pendant l'hiver, n'avait demandé à cette famille que les deux tiers à peu près de ce qu'elle recevait chez M. le maire. D'elle-même, cette fille avait eu l'excellente idée d'aller se confesser à l'ancien curé Chélan et en même temps au nouveau, afin de leur raconter à tous les deux le détail des amours de Julien.
Le lendemain de son arrivée, dès six heures du matin, l'abbé Chélan fit appeler Julien:
-- Je ne vous demande rien, lui dit-il, je vous prie, et au besoin je vous ordonne de ne me rien dire, j'exige que sous trois jours vous partiez pour le séminaire de Besançon ou pour la demeure de votre ami Fouqué, qui est toujours disposé à vous faire un sort magnifique. J'ai tout prévu, tout arrangé, mais il faut partir, et ne pas revenir d'un an à Verrières.
Julien ne répondit point; il examinait si son honneur devait s'estimer offensé des soins que M. Chélan, qui après tout n'était pas son père, avait pris pour lui.
-- Demain à pareille heure, j'aurai l'honneur de vous revoir, dit-il enfin au curé.
M. Chélan, qui comptait l'emporter de haute lutte sur un si jeune homme, parla beaucoup. Enveloppé dans l'attitude et la physionomie la plus humble, Julien n'ouvrit pas la bouche.
Il sortit enfin, et courut prévenir Mme de Rênal, qu'il trouva au désespoir. Son mari venait de lui parler avec une certaine franchise. La faiblesse naturelle de son caractère s'appuyant sur la perspective de l'héritage de Besançon, l'avait décidé à la considérer comme parfaitement innocente. Il venait de lui avouer l'étrange état dans lequel il trouvait l'opinion publique de Verrières. Le public avait tort, il était égaré par des envieux, mais enfin que faire?
Mme de Rênal eut un instant l'illusion que Julien pourrait accepter les offres de M. Valenod, et rester à Verrières. Mais ce n'était plus cette femme simple et timide de l'année précédente; sa fatale passion, ses remords l'avaient éclairée. Elle eut bientôt la douleur de se prouver à elle-même, tout en écoutant son mari, qu'une séparation au moins momentanée était devenue indispensable. Loin de moi, Julien va retomber dans ses projets d'ambition si naturels quand on n'a rien. Et moi, grand Dieu! je suis si riche! et si inutilement pour mon bonheur! Il m'oubliera. Aimable comme il est, il sera aimé, il aimera. Ah! malheureuse... De quoi puis-je me plaindre? Le ciel est juste, je n'ai pas eu le mérite de faire cesser le crime, il m'ôte le jugement. Il ne tenait qu'à moi de gagner Elisa à force d'argent, rien ne m'était plus facile. Je n'ai pas pris la peine de réfléchir un moment, les folles imaginations de l'amour absorbaient tout mon temps. Je péris.
Julien fut frappé d'une chose, en apprenant la terrible nouvelle du départ à Mme de Rênal, il ne trouva aucune objection égoïste. Elle faisait évidemment des efforts pour ne pas pleurer.
-- Nous avons besoin de fermeté, mon ami.
Elle coupa une mèche de ses cheveux.
-- Je ne sais pas ce que je ferai, lui dit-elle, mais si je meurs, promets-moi de ne jamais oublier mes enfants. De loin ou de près, tâche d'en faire d'honnêtes gens. S'il y a une nouvelle révolution, tous les nobles seront égorgés, leur père émigrera peut-être à cause de ce paysan tué sur un toit. Veille sur la famille... Donne-moi ta main. Adieu, mon ami! Ce sont ici les derniers moments. Ce grand sacrifice fait, j'espère qu'en public j'aurai le courage de penser à ma réputation.
Julien s'attendait à du désespoir. La simplicité de ces adieux le toucha.
-- Non, je ne reçois pas ainsi vos adieux. Je partirai; ils le veulent; vous le voulez vous-même. Mais, trois jours après mon départ, je reviendrai vous voir de nuit.
L'existence de Mme de Rênal fut changée. Julien l'aimait donc bien, puisque de lui-même il avait trouvé l'idée de la revoir! Son affreuse douleur se changea en un des plus vifs mouvements de joie qu'elle eût éprouvés de sa vie. Tout lui devint facile. La certitude de revoir son ami ôtait à ces derniers moments tout ce qu'ils avaient de déchirant. Dès cet instant, la conduite, comme la physionomie de Mme de Rênal fut noble, ferme et parfaitement convenable.
M. de Rênal rentra bientôt; il était hors de lui. Il parla enfin à sa femme de la lettre anonyme reçue deux mois auparavant.
-- Je veux la porter au Casino, montrer à tous qu'elle est de cet infâme Valenod, que j'ai pris à la besace pour en faire un des plus riches bourgeois de Verrières. Je lui en ferai honte publiquement, et puis me battrai avec lui. Ceci est trop fort.
Je pourrais être veuve, grand Dieu! pensa Mme de Rênal. Mais presque au même instant, elle se dit: Si je n'empêche pas ce duel, comme certainement je le puis, je serai la meurtrière de mon mari.
Jamais elle n'avait ménagé sa vanité avec autant d'adresse. En moins de deux heures elle lui fit voir, et toujours par des raisons trouvées par lui, qu'il fallait marquer plus d'amitié que jamais à M. Valenod, et même reprendre Elisa dans la maison. Mme de Rênal eut besoin de courage pour se décider à revoir cette fille, cause de tous ses malheurs. Mais cette idée venait de Julien.
Enfin, après avoir été mis trois ou quatre fois sur la voie, M. de Rênal arriva, tout seul, à l'idée financièrement bien pénible, que ce qu'il y aurait de plus désagréable pour lui, ce serait que Julien, au milieu de l'effervescence et des propos de tout Verrières, y restât comme précepteur des enfants de M. Valenod. L'intérêt évident de Julien était d'accepter les offres du directeur du dépôt de mendicité. Il importait au contraire à la gloire de M. de Rênal que Julien quittât Verrières pour entrer au séminaire de Besançon ou à celui de Dijon. Mais comment l'y décider, et ensuite comment y vivrait-il?
M. de Rênal, voyant l'imminence du sacrifice d'argent, était plus au désespoir que sa femme. Pour elle, après cet entretien, elle était dans la position d'un homme de coeur qui, las de la vie, a pris une dose de stramonium ; il n'agit plus que par ressort, pour ainsi dire, et ne porte plus d'intérêt à rien. Ainsi il arriva à Louis XIV mourant de dire: Quand j'étais roi . Parole admirable!
Le lendemain, dès le grand matin, M. de Rênal reçut une lettre anonyme. Celle-ci était du style le plus insultant. Les mots les plus grossiers applicables à sa position s'y voyaient à chaque ligne. C'était l'ouvrage de quelque envieux subalterne. Cette lettre le ramena à la pensée de se battre avec M. Valenod. Bientôt son courage alla jusqu'aux idées d'exécution immédiate. Il sortit seul, et alla chez l'armurier prendre des pistolets qu'il fit charger.
Au fait, se disait-il, l'administration sévère de l'empereur Napoléon reviendrait au monde, que moi je n'ai pas un sou de friponneries à me reprocher. J'ai tout au plus fermé les yeux; mais j'ai de bonnes lettres dans mon bureau qui m'y autorisent.
Mme de Rênal fut effrayée de la colère froide de son mari, elle lui rappelait la fatale idée de veuvage qu'elle avait tant de peine à repousser. Elle s'enferma avec lui. Pendant plusieurs heures elle lui parla en vain, la nouvelle lettre anonyme le décidait. Enfin elle parvint à transformer le courage de donner un soufflet à M. Valenod en celui d'offrir six cents francs à Julien pour une année de sa pension dans un séminaire. M. de Rênal, maudissant mille fois le jour où il avait eu la fatale idée de prendre un précepteur chez lui, oublia la lettre anonyme.
Il se consola un peu par une idée qu'il ne dit pas à sa femme: avec de l'adresse, et en se prévalant des idées romanesques du jeune homme, il espérait l'engager, pour une somme moindre, à refuser les offres de M. Valenod.
Mme de Rênal eut bien plus de peine à prouver à Julien que, faisant aux convenances de son mari le sacrifice d'une place de huit cents francs, que lui offrait publiquement le directeur du dépôt, il pouvait sans honte accepter un dédommagement.
-- Mais, disait toujours Julien, jamais je n'ai eu, même pour un instant, le projet d'accepter ces offres. Vous m'avez trop accoutumé à la vie élégante, la grossièreté de ces gens-là me tuerait.
La cruelle nécessité, avec sa main de fer, plia la volonté de Julien. Son orgueil lui offrait l'illusion de n'accepter que comme un prêt la somme offerte par le maire de Verrières, et de lui en faire un billet portant remboursement dans cinq ans avec intérêts.
Mme de Rênal avait toujours quelques milliers de francs cachés dans la petite grotte de la montagne.
Elle les lui offrit en tremblant, et sentant trop qu'elle serait refusée avec colère.
-- Voulez-vous, lui dit Julien, rendre le souvenir de nos amours abominable?
Enfin Julien quitta Verrières. M. de Rênal fut bien heureux; au moment fatal d'accepter de l'argent de lui, ce sacrifice se trouva trop fort pour Julien. Il refusa net. M. de Rênal lui sauta au cou les larmes aux yeux. Julien lui ayant demandé un certificat de bonne conduite, il ne trouva pas dans son enthousiasme de termes assez magnifiques pour exalter sa conduite. Notre héros avait cinq louis d'économies, et comptait demander une pareille somme à Fouqué.
Il était fort ému. Mais à une lieue de Verrières, où il laissait tant d'amour, il ne songea plus qu'au bonheur de voir une capitale, une grande ville de guerre comme Besançon.
Pendant cette courte absence de trois jours, Mme de Rênal fut trompée par une des plus cruelles déceptions de l'amour. Sa vie était passable, il y avait entre elle et l'extrême malheur, cette dernière entrevue qu'elle devait avoir avec Julien. Elle comptait les heures, les minutes qui l'en séparaient. Enfin, pendant la nuit du troisième jour, elle entendit de loin le signal convenu. Après avoir traversé mille dangers, Julien parut devant elle.
De ce moment, elle n'eut plus qu'une pensée, c'est pour la dernière fois que je le vois. Loin de répondre aux empressements de son ami, elle fut comme un cadavre à peine animé. Si elle se forçait à lui dire qu'elle l'aimait, c'était d'un air gauche qui prouvait presque le contraire. Rien ne put la distraire de l'idée cruelle de séparation éternelle. Le méfiant Julien crut un instant être déjà oublié. Ses mots piqués dans ce sens ne furent accueillis que par de grosses larmes coulant en silence, et des serrements de main presque convulsifs.
-- Mais, grand Dieu! comment voulez-vous que je vous croie? répondait Julien aux froides protestations de son amie; vous montreriez cent fois plus d'amitié sincère à Mme Derville, à une simple connaissance.
Mme de Rênal, pétrifiée, ne savait que répondre:
-- Il est impossible d'être plus malheureuse... J'espère que je vais mourir... Je sens mon coeur se glacer...
Telles furent les réponses les plus longues qu'il put en obtenir.
Quand l'approche du jour vint rendre le départ nécessaire, les larmes de Mme de Rênal cessèrent tout à fait. Elle le vit attacher une corde nouée à la fenêtre sans mot dire, sans lui rendre ses baisers. En vain Julien lui disait:
-- Nous voici arrivés à l'état que vous avez tant souhaité. Désormais vous vivrez sans remords. A la moindre indisposition de vos enfants, vous ne les verrez plus dans la tombe.
-- Je suis fâchée que vous ne puissiez pas embrasser Stanislas, lui dit-elle froidement.
Julien finit par être profondément frappé des embrassements sans chaleur de ce cadavre vivant; il ne put penser à autre chose pendant plusieurs lieues. Son âme était navrée, et avant de passer la montagne, tant qu'il put voir le clocher de l'église de Verrières, souvent il se retourna.
CHAPITRE XXIV
UNE CAPITALE
Que de bruit, que de gens affairés! que d'idées pour l'avenir dans une tête de vingt ans! quelle distraction pour l'amour !
BARNAVE.
Enfin il aperçut, sur une montagne lointaine, des murs noirs; c'était la citadelle de Besançon. Quelle différence pour moi, dit-il en soupirant, si j'arrivais dans cette noble ville de guerre pour être sous-lieutenant dans un des régiments chargés de la défendre!
Besançon n'est pas seulement une des plus jolies villes de France, elle abonde en gens de coeur et d'esprit. Mais Julien n'était qu'un petit paysan et n'eut aucun moyen d'approcher les hommes distingués.
Il avait pris chez Fouqué un habit bourgeois, et c'est dans ce costume qu'il passa les ponts-levis. Plein de l'histoire du siège de 1674, il voulut voir, avant de s'enfermer au séminaire, les remparts et la citadelle. Deux ou trois fois il fut sur le point de se faire arrêter par les sentinelles; il pénétrait dans des endroits que le génie militaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans.
La hauteur des murs, la profondeur des fossés, l'air terrible des canons l'avaient occupé pendant plusieurs heures, lorsqu'il passa devant le grand café, sur le boulevard. Il resta immobile d'admiration; il avait beau lire le mot café, écrit en gros caractères au-dessus des deux immenses portes, il ne pouvait en croire ses yeux. Il fit effort sur sa timidité; il osa entrer, et se trouva dans une salle longue de trente ou quarante pas, et dont le plafond est élevé de vingt pieds au moins. Ce jour-là, tout était enchantement pour lui.
Deux parties de billard étaient en train. Les garçons criaient les points; les joueurs couraient autour des billards encombrés de spectateurs. Des flots de fumée de tabac, s'élançant de la bouche de tous, les enveloppaient d'un nuage bleu. La haute stature de ces hommes, leurs épaules arrondies, leur démarche lourde, leurs énormes favoris, les longues redingotes qui les couvraient, tout attirait l'attention de Julien. Ces nobles enfants de l'antique Bisontium ne parlaient qu'en criant; ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien admirait, immobile; il songeait à l'immensité et à la magnificence d'une grande capitale telle que Besançon. Il ne se sentait nullement le courage de demander une tasse de café à un de ces messieurs au regard hautain, qui criaient les points du billard.
Mais la demoiselle du comptoir avait remarqué la charmante figure de ce jeune bourgeois de campagne, qui, arrêté à trois pas du poêle, et son petit paquet sous le bras, considérait le buste du roi, en beau plâtre blanc. Cette demoiselle, grande Franc-Comtoise, fort bien faite, et mise comme il le faut pour faire valoir un café, avait déjà dit deux fois, d'une petite voix qui cherchait à n'être entendue que de Julien: Monsieur! Monsieur! Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c'était à lui qu'on parlait.
Il s'approcha vivement du comptoir et de la jolie fille, comme il eût marché à l'ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba.
Quelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycéens de Paris qui, à quinze ans, savent déjà entrer dans un café d'un air si distingué? Mais ces enfants, si bien stylés à quinze ans, à dix-huit tournent au commun . La timidité passionnée que l'on rencontre en province se surmonte quelquefois et alors elle enseigne à vouloir. En s'approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole, il faut que je lui dise la vérité, pensa Julien, qui devenait courageux à force de timidité vaincue.
-- Madame, je viens pour la première fois de ma vie à Besançon; je voudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de café.
La demoiselle sourit un peu et puis rougit; elle craignait, pour ce joli jeune homme, l'attention ironique et les plaisanteries des joueurs de billard. Il serait effrayé et ne reparaîtrait plus.
-- Placez-vous ici, près de moi, dit-elle en lui montrant une table de marbre, presque tout à fait cachée par l'énorme comptoir d'acajou qui s'avance dans la salle.
La demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna l'occasion de déployer une taille superbe. Julien la remarqua; toutes ses idées changèrent. La belle demoiselle venait de placer devant lui une tasse, du sucre et un petit pain. Elle hésitait à appeler un garçon pour avoir du café, comprenant bien qu'à l'arrivée de ce garçon, son tête-à-tête avec Julien allait finir.
Julien, pensif, comparait cette beauté blonde et gaie à certains souvenirs qui l'agitaient souvent. L'idée de la passion dont il avait été l'objet lui ôta presque toute sa timidité. La belle demoiselle n'avait qu'un instant; elle lut dans les regards de Julien.
-- Cette fumée de pipe vous fait tousser, venez déjeuner demain avant huit heures du matin; alors, je suis presque seule.
-- Quel est votre nom? dit Julien, avec le sourire caressant de la timidité heureuse.
-- Amanda Binet.
-- Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet gros comme celui-ci?
La belle Amanda réfléchit un peu.
-- Je suis surveillée: ce que vous me demandez peut me compromettre; cependant, je m'en vais écrire mon adresse sur une carte, que vous placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.
-- Je m'appelle Julien Sorel, dit le jeune homme; je n'ai ni parents, ni connaissance à Besançon.
-- Ah! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l'Ecole de droit?
-- Hélas! non, répondit Julien; on m'envoie au séminaire.
Le découragement le plus complet éteignit les traits d'Amanda; elle appela un garçon: elle avait du courage maintenant. Le garçon versa du café à Julien, sans le regarder.
Amanda recevait de l'argent au comptoir; Julien était fier d'avoir osé parler: on se disputa à l'un des billards. Les cris et les démentis des joueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui étonnait Julien. Amanda était rêveuse et baissait les yeux.
-- Si vous voulez, mademoiselle, lui dit-il tout à coup avec assurance, je dirai que je suis votre cousin.
Ce petit air d'autorité plut à Amanda. Ce n'est pas un jeune homme de rien, pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son oeil était occupé à voir si quelqu'un s'approchait du comptoir:
-- Moi je suis de Genlis, près de Dijon; dites que vous êtes aussi de Genlis, et cousin de ma mère.
-- Je n'y manquerai pas.
-- Tous les jeudis, à cinq heures, en été, MM. les séminaristes passent ici devant le café.
-- Si vous pensez à moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes à la main.
Amanda le regarda d'un air étonné; ce regard changea le courage de Julien en témérité; cependant il rougit beaucoup en lui disant:
-- Je sens que je vous aime de l'amour le plus violent.
-- Parlez donc plus bas, lui dit-elle d'un air effrayé.
Julien songeait à se rappeler les phrases d'un volume dépareillé de La Nouvelle Héloïse , qu'il avait trouvé à Vergy. Sa mémoire le servit bien; depuis dix minutes, il récitait La Nouvelle Héloïse à Mlle Amanda, ravie, il était heureux de sa bravoure, quand tout à coup la belle Franc-Comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du café.
Il s'approcha du comptoir, en sifflant et marchant des épaules; il regarda Julien. A l'instant, l'imagination de celui-ci, toujours dans les extrêmes, ne fut remplie que d'idées de duel. Il pâlit beaucoup, éloigna sa tasse, prit une mine assurée, et regarda son rival fort attentivement. Comme ce rival baissait la tête en se versant familièrement un verre d'eau-de-vie sur le comptoir, d'un regard Amanda ordonna à Julien de baisser les yeux. Il obéit, et, pendant deux minutes, se tint immobile à sa place, pâle, résolu et ne songeant qu'à ce qui allait arriver; il était vraiment bien en cet instant. Le rival avait été étonné des yeux de Julien; son verre d'eau-de-vie avalé d'un trait, il dit un mot à Amanda, plaça ses deux mains dans les poches latérales de sa grosse redingote, et s'approcha d'un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transporté de colère; mais il ne savait comment s'y prendre pour être insolent. Il posa son petit paquet, et, de l'air le plus dandinant qu'il put, marcha vers le billard.
En vain la prudence lui disait: Mais avec un duel dès l'arrivée à Besançon, la carrière ecclésiastique est perdue.
-- Qu'importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent.
Amanda vit son courage; il faisait un joli contraste avec la naïveté de ses manières; en un instant, elle le préféra au grand jeune homme en redingote. Elle se leva, et, tout en ayant l'air de suivre de l'oeil quelqu'un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre lui et le billard:
-- Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c'est mon beau-frère.
-- Que m'importe, il m'a regardé.
-- Voulez-vous me rendre malheureuse? Sans doute, il vous a regardé, peut-être même il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous êtes un parent de ma mère, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-Comtois et n'a jamais dépassé Dôle, sur la route de la Bourgogne; ainsi dites ce que vous voudrez, ne craignez rien.
Julien hésitait encore; elle ajouta bien vite, son imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance:
-- Sans doute il vous a regardé, mais c'est au moment où il me demandait qui vous êtes; c'est un homme qui est manant avec tout le monde, il n'a pas voulu vous insulter.
L'oeil de Julien suivait le prétendu beau-frère; il le vit acheter un numéro à la poule que l'on jouait au plus éloigné des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait d'un ton menaçant: Je prends à faire! Il passa vivement derrière Mlle Amanda, et fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras:
-- Venez me payer d'abord, lui dit-elle.
C'est juste, pensa Julien; elle a peur que je ne sorte sans payer. Amanda était aussi agitée que lui et fort rouge; elle lui rendit de la monnaie le plus lentement qu'elle put, tout en lui répétant à voix basse:
-- Sortez à l'instant du café, ou je ne vous aime plus; et cependant je vous aime bien.
Julien sortit, en effet, mais lentement. N'est-il pas de mon devoir, se répétait-il, d'aller regarder à mon tour en soufflant ce grossier personnage? Cette incertitude le retint une heure, sur le boulevard, devant le café; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et Julien s'éloigna.
Il n'était à Besançon que depuis quelques heures, et déjà il avait conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donné autrefois, malgré sa goutte, quelques leçons d'escrime; telle était toute la science que Julien trouvait au service de sa colère. Mais cet embarras n'eût rien été s'il eût su comment se fâcher autrement qu'en donnant un soufflet; et, si l'on en venait aux coups de poings, son rival, homme énorme, l'eût battu et puis planté là.
Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteurs et sans argent, il n'y aura pas grande différence entre un séminaire et une prison; il faut que je dépose mes habits bourgeois dans quelque auberge, où je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens à sortir du séminaire pour quelques heures, je pourrai fort bien, avec mes habits bourgeois, revoir Mlle Amanda. Ce raisonnement était beau; mais Julien, passant devant toutes les auberges, n'osait entrer dans aucune.
Enfin, comme il repassait devant l'hôtel des Ambassadeurs, ses yeux inquiets rencontrèrent ceux d'une grosse femme, encore assez jeune, haute en couleur, à l'air heureux et gai. Il s'approcha d'elle et lui raconta son histoire.
-- Certainement, mon joli petit abbé, lui dit l'hôtesse des Ambassadeurs, je vous garderai vos habits bourgeois et même les ferai épousseter souvent. De ce temps-ci, il ne fait pas bon laisser un habit de drap sans le toucher.
Elle prit une clef et le conduisit elle-même dans une chambre, en lui recommandant d'écrire la note de ce qu'il laissait.
-- Bon Dieu! que vous avez bonne mine comme ça, monsieur l'abbé Sorel, lui dit la grosse femme, quand il descendit à la cuisine, je m'en vais vous faire servir un bon dîner; et, ajouta-t-elle à voix basse, il ne vous coûtera que vingt sols, au lieu de cinquante que tout le monde paye; car il faut bien ménager votre petit boursicot .
-- J'ai dix louis, répliqua Julien avec une certaine fierté.
-- Ah! bon Dieu, répondit la bonne hôtesse alarmée, ne parlez pas si haut; il y a bien des mauvais sujets dans Besançon. On vous volera cela en moins de rien. Surtout n'entrez jamais dans les cafés, ils sont remplis de mauvais sujets.
-- Vraiment! dit Julien, à qui ce mot donnait à penser.
-- Ne venez jamais que chez moi, je vous ferai faire du café. Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon dîner à vingt sols; c'est parler ça, j'espère. Allez vous mettre à table, je vais vous servir moi-même.
-- Je ne saurais manger, lui dit Julien, je suis trop ému, je vais entrer au séminaire en sortant de chez vous.
La bonne femme ne le laissa partir qu'après avoir empli ses poches de provisions. Enfin Julien s'achemina vers le lieu terrible; l'hôtesse, de dessus sa porte, lui en indiquait la route.
CHAPITRE XXV
LE SEMINAIRE
Trois cent trente-six dîners à 83 centimes, trois cent trente-six soupers à 38 centimes, du chocolat à qui de droit; combien y a-t-il à gagner sur la soumission ?
LE VALENOD, de Besançon.
Il vit de loin la croix de fer doré sur la porte; il approcha lentement; ses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir! Enfin il se décida à sonner. Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutes, un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et aussitôt baissa les yeux. Ce portier avait une physionomie singulière. La pupille saillante et verte de ses yeux s'arrondissait comme celle d'un chat; les contours immobiles de ses paupières annonçaient l'impossibilité de toute sympathie; ses lèvres minces se développaient en demi-cercle sur des dents qui avançaient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime, mais plutôt cette insensibilité parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse. Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et qui ne serait pas l'intérêt du ciel.
Julien releva les yeux avec effort, et d'une voix que le battement de coeur rendait tremblante, il expliqua qu'il désirait parler à M. Pirard, le directeur du séminaire. Sans dire une parole, l'homme noir lui fit signe de le suivre. Ils montèrent deux étages par un large escalier à rampe de bois, dont les marches déjetées penchaient tout à fait du côté opposé au mur, et semblaient prêtes à tomber. Une petite porte, surmontée d'une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec difficulté, et le portier le fit entrer dans une chambre sombre et basse, dont les murs blanchis à la chaux étaient garnis de deux grands tableaux noircis par le temps. Là, Julien fut laissé seul; il était atterré, son coeur battait violemment; il eût été heureux d'oser pleurer. Un silence de mort régnait dans toute la maison.
Au bout d'un quart d'heure, qui lui parut une journée, le portier à figure sinistre reparut sur le pas d'une porte à l'autre extrémité de la chambre, et, sans daigner parler, lui fit signe d'avancer. Il entra dans une pièce encore plus grande que la première et fort mal éclairée. Les murs aussi étaient blanchis; mais il n'y avait pas de meubles. Seulement dans un coin près de la porte, Julien vit en passant un lit de bois blanc, deux chaises de paille, et un petit fauteuil en planches de sapin sans coussin. A l'autre extrémité de la chambre, près d'une petite fenêtre, à vitres jaunies, garnie de vases de fleurs tenus salement, il aperçut un homme assis devant une table, et couvert d'une soutane délabrée; il avait l'air en colère, et prenait l'un après l'autre une foule de petits carrés de papier qu'il rangeait sur sa table, après y avoir écrit quelques mots. Il ne s'apercevait pas de la présence de Julien. Celui-ci était immobile, debout vers le milieu de la chambre, là où l'avait laissé le portier, qui était ressorti en fermant la porte.
Dix minutes se passèrent ainsi; l'homme mal vêtu écrivait toujours. L'émotion et la terreur de Julien étaient telles, qu'il lui semblait être sur le point de tomber. Un philosophe eût dit, peut-être en se trompant: c'est la violente impression du laid sur une âme faite pour aimer ce qui est beau.
L'homme qui écrivait leva la tête; Julien ne s'en aperçut qu'au bout d'un moment, et même, après l'avoir vu, il restait encore immobile comme frappé à mort par le regard terrible dont il était l'objet. Les yeux troublés de Julien distinguaient à peine une figure longue et toute couverte de taches rouges, excepté sur le front, qui laissait voir une pâleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Les vastes contours de ce front étaient marqués par des cheveux épais, plats et d'un noir de jais.
-- Voulez-vous approcher, oui ou non? dit enfin cet homme avec impatience.
Julien s'avança d'un pas mal assuré, et enfin, prêt à tomber et pâle, comme de sa vie il ne l'avait été, il s'arrêta à trois pas de la petite table de bois blanc couverte de carrés de papier.
-- Plus près, dit l'homme.
Julien s'avança encore en étendant la main, comme cherchant à s'appuyer sur quelque chose.
-- Votre nom?
-- Julien Sorel.
-- Vous avez bien tardé, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un oeil terrible.
Julien ne put supporter ce regard; étendant la main comme pour se soutenir, il tomba tout de son long sur le plancher.
L'homme sonna. Julien n'avait perdu que l'usage des yeux et la force de se mouvoir; il entendit des pas qui s'approchaient.
On le releva, on le plaça sur le petit fauteuil de bois blanc. Il entendit l'homme terrible qui disait au portier:
-- Il tombe du haut mal apparemment, il ne manquait plus que ça.
Quand Julien put ouvrir les yeux, l'homme à la figure rouge continuait à écrire; le portier avait disparu. Il faut avoir du courage, se dit notre héros, et surtout cacher ce que je sens: il éprouvait un violent mal de coeur; s'il m'arrive un accident, Dieu sait ce qu'on pensera de moi. Enfin l'homme cessa d'écrire, et regardant Julien de côté:
-- Etes-vous en état de me répondre?
-- Oui, monsieur, dit Julien, d'une voix affaiblie.
-- Ah! c'est heureux.
L'homme noir s'était levé à demi et cherchait avec impatience une lettre dans le tiroir de sa table de sapin qui s'ouvrit en criant. Il la trouva, s'assit lentement, et regardant de nouveau Julien, d'un air à lui arracher le peu de vie qui lui restait:
-- Vous m'êtes recommandé par M. Chélan, c'était le meilleur curé du diocèse, homme vertueux s'il en fut, et mon ami depuis trente ans.
-- Ah! c'est à M. Pirard que j'ai l'honneur de parler, dit Julien d'une voix mourante.
-- Apparemment, répliqua le directeur du séminaire, en le regardant avec humeur.
Il y eut un redoublement d'éclat dans ses petits yeux, suivi d'un mouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C'était la physionomie du tigre goûtant par avance le plaisir de dévorer sa proie.
-- La lettre de Chélan est courte, dit-il, comme se parlant à lui-même. Intelligenti pauca ; par le temps qui court, on ne saurait écrire trop peu. Il lut haut:
« Je vous adresse Julien Sorel, de cette paroisse, que j'ai baptisé il y aura bientôt vingt ans; fils d'un charpentier riche, mais qui ne lui donne rien. Julien sera un ouvrier remarquable dans la vigne du Seigneur. La mémoire, l'intelligence ne manquent point, il y a de la réflexion. Sa vocation sera-t-elle durable? est-elle sincère ? »
-- Sincère! répéta l'abbé Pirard, d'un air étonné, et en regardant Julien; mais déjà le regard de l'abbé était moins dénué de toute humanité; sincère ! répéta-t-il en baissant la voix et reprenant sa lecture:
« Je vous demande pour Julien Sorel une bourse; il la méritera en subissant les examens nécessaires. Je lui ai montré un peu de théologie, de cette ancienne et bonne théologie des Bossuet, des Arnault, des Fleury. Si ce sujet ne vous convient pas, renvoyez-le-moi; le directeur du dépôt de mendicité, que vous connaissez bien, lui offre huit cents francs pour être précepteur de ses enfants. -- Mon intérieur est tranquille, grâce à Dieu. Je m'accoutume au coup terrible. Vale et me ama . »
L'abbé Pirard, ralentissant la voix comme il lisait la signature, prononça avec un soupir le mot Chélan .
-- Il est tranquille, dit-il; en effet, sa vertu méritait cette récompense; Dieu puisse-t-il me l'accorder le cas échéant!
Il regarda le ciel et fit un signe de croix. A la vue de ce signe sacré, Julien sentit diminuer l'horreur profonde qui, depuis son entrée dans cette maison, l'avait glacé.
-- J'ai ici trois cent vingt et un aspirants à l'état le plus saint, dit enfin l'abbé Pirard, d'un ton de voix sévère, mais non méchant; sept ou huit seulement me sont recommandés par des hommes tels que l'abbé Chélan; ainsi parmi les trois cent vingt et un, vous allez être le neuvième. Mais ma protection n'est ni faveur, ni faiblesse, elle est redoublement de soins et de sévérité contre les vices. Allez fermer cette porte à clef.
Julien fit un effort pour marcher et réussit à ne pas tomber. Il remarqua qu'une petite fenêtre, voisine de la porte d'entrée, donnait sur la campagne. Il regarda les arbres; cette vue lui fit du bien, comme s'il eût aperçu d'anciens amis.
-- Loquerisne linguam latinam ? (Parlez-vous latin?) lui dit l'abbé Pirard, comme il revenait.
-- Ita, pater optime (Oui, mon excellent père), répondit Julien, revenant un peu à lui. Certainement, jamais homme au monde ne lui avait paru moins excellent que M. Pirard, depuis une demi-heure.
L'entretien continua en latin. L'expression des yeux de l'abbé s'adoucissait; Julien reprenait quelque sang-froid. Que je suis faible, pensa-t-il, de m'en laisser imposer par ces apparences de vertu! cet homme sera tout simplement un fripon comme M. Maslon; et Julien s'applaudit d'avoir caché presque tout son argent dans ses bottes.
L'abbé Pirard examina Julien sur la théologie, il fut surpris de l'étendue de son savoir. Son étonnement augmenta quand il l'interrogea en particulier sur les Saintes Écritures. Mais quand il arriva aux questions sur la doctrine des Pères, il s'aperçut que Julien ignorait presque jusqu'aux noms de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Bonaventure, de saint Basile, etc., etc.
Au fait, pensa l'abbé Pirard, voilà bien cette tendance fatale au protestantisme que j'ai toujours reprochée à Chélan. Une connaissance approfondie et trop approfondie des Saintes Écritures.
(Julien venait de lui parler, sans être interrogé à ce sujet, du temps véritable où avaient été écrits la Genèse, le Pentateuque, etc.)
A quoi mène ce raisonnement infini sur les Saintes Écritures, pensa l'abbé Pirard, si ce n'est à l'examen personnel , c'est-à-dire au plus affreux protestantisme? Et à côté de cette science imprudente, rien sur les Pères qui puisse compenser cette tendance.
Mais l'étonnement du directeur du séminaire n'eut plus de bornes, lorsque, interrogeant Julien sur l'autorité du pape, et s'attendant aux maximes de l'ancienne Église gallicane, le jeune homme lui récita tout le livre de M. de Maistre.
Singulier homme que ce Chélan, pensa l'abbé Pirard; lui a-t-il montré ce livre pour lui apprendre à s'en moquer?
Ce fut en vain qu'il interrogea Julien pour tâcher de deviner s'il croyait sérieusement à la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne répondait qu'avec sa mémoire. De ce moment, Julien fut réellement très bien, il sentait qu'il était maître de soi. Après un examen fort long, il lui sembla que la sévérité de M. Pirard envers lui n'était plus qu'affectée. En effet, sans les principes de gravité austère que, depuis quinze ans, il s'était imposés envers ses élèves en théologie, le directeur du séminaire eût embrassé Julien au nom de la logique, tant il trouvait de clarté, de précision et de netteté dans ses réponses.
Voilà un esprit hardi et sain, se disait-il, mais corpus debile (le corps est faible).
-- Tombez-vous souvent ainsi? dit-il à Julien en français et lui montrant du doigt le plancher.
-- C'est la première fois de ma vie, la figure du portier m'avait glacé, ajouta Julien en rougissant comme un enfant.
L'abbé Pirard sourit presque.
-- Voilà l'effet des vaines pompes du monde; vous êtes accoutumé apparemment à des visages riants, véritables théâtres de mensonge. La vérité est austère, monsieur. Mais notre tâche ici-bas n'est-elle pas austère aussi? Il faudra veiller à ce que votre conscience se tienne en garde contre cette faiblesse: Trop de sensibilité aux vaines grâces de l'extérieur .
Si vous ne m'étiez pas recommandé, dit l'abbé Pirard en reprenant la langue latine avec un plaisir marqué, si vous ne m'étiez pas recommandé par un homme tel que l'abbé Chélan, je vous parlerais le vain langage de ce monde auquel il paraît que vous êtes trop accoutumé. La bourse entière que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la plus difficile à obtenir. Mais l'abbé Chélan a mérité bien peu, par cinquante-six ans de travaux apostoliques, s'il ne peut disposer d'une bourse au séminaire.
Après ces mots, l'abbé Pirard recommanda à Julien de n'entrer dans aucune société ou congrégation secrète sans son consentement.
-- Je vous en donne ma parole d'honneur, dit Julien avec l'épanouissement de coeur d'un honnête homme.
Le directeur du séminaire sourit pour la première fois.
-- Ce mot n'est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain honneur des gens du monde qui les conduit à tant de fautes, et souvent à des crimes. Vous me devez la sainte obéissance en vertu du paragraphe dix-sept de la bulle Unam ecclesiam de saint Pie V. Je suis votre supérieur ecclésiastique. Dans cette maison, entendre, mon très cher fils, c'est obéir. Combien avez-vous d'argent?
Nous y voici, se dit Julien, c'était pour cela qu'était le très cher fils.
-- Trente-cinq francs, mon père.
-- Ecrivez soigneusement l'emploi de cet argent; vous aurez à m'en rendre compte.
Cette pénible séance avait duré trois heures; Julien appela le portier.
-- Allez installer Julien Sorel dans la cellule n° 103, dit l'abbé Pirard à cet homme.
Par une grande distinction, il accordait à Julien un logement séparé.
-- Portez-y sa malle, ajouta-t-il.
Julien baissa les yeux et reconnut sa malle précisément en face de lui, il la regardait depuis trois heures, et ne l'avait pas reconnue.
En arrivant au n° 103, c'était une petite chambrette de huit pieds en carré, au dernier étage de la maison, Julien remarqua qu'elle donnait sur les remparts, et par delà on apercevait la jolie plaine que le Doubs sépare de la ville.
Quelle vue charmante! s'écria Julien; en se parlant ainsi, il ne sentait pas ce qu'exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu'il avait éprouvées depuis le peu de temps qu'il était à Besançon avaient entièrement épuisé ses forces. Il s'assit près de la fenêtre sur l'unique chaise de bois qui fût dans sa cellule, et tomba aussitôt dans un profond sommeil. Il n'entendit point la cloche du souper, ni celle du salut; on l'avait oublié.
Quand les premiers rayons du soleil le réveillèrent le lendemain matin, il se trouva couché sur le plancher.
CHAPITRE XXVI
LE MONDE OU CE QUI MANQUE AU RICHE
Je suis seul sur la terre, personne ne daigne penser à moi. Tous ceux que je vois faire fortune ont une effronterie et une dureté de coeur que je ne me sens point. Ils me haïssent à cause de ma bonté facile. Ah! bientôt je mourrai, soit de faim, soit du malheur de voir les hommes si durs .
YOUNG.
Il se hâta de brosser son habit et de descendre, il était en retard. Un sous-maître le gronda sévèrement; au lieu de chercher à se justifier, Julien croisa les bras sur sa poitrine:
-- Peccavi, pater optime (j'ai péché, j'avoue ma faute, ô mon père), dit-il d'un air contrit.
Ce début eut un grand succès. Les gens adroits parmi les séminaristes virent qu'ils avaient affaire à un homme qui n'en était pas aux éléments du métier. L'heure de la récréation arriva. Julien se vit l'objet de la curiosité générale. Mais on ne trouva chez lui que réserve et silence. Suivant les maximes qu'il s'était faites, il considéra ses trois cent vingt et un camarades comme des ennemis; le plus dangereux de tous à ses yeux était l'abbé Pirard.
Peu de jours après, Julien eut à choisir un confesseur, on lui présenta une liste.
Eh! bon Dieu! pour qui me prend-on, se dit-il, croit-on que je ne comprenne pas ce que parler veut dire ? et il choisit l'abbé Pirard.
Sans qu'il s'en doutât, cette démarche était décisive. Un petit séminariste tout jeune, natif de Verrières, et qui, dès le premier jour, s'était déclaré son ami, lui apprit que s'il eût choisi M. Castanède, le sous-directeur du séminaire, il eût peut-être agi avec plus de prudence.
-- L'abbé Castanède est l'ennemi de M. Pirard qu'on soupçonne de jansénisme, ajouta le petit séminariste en se penchant vers son oreille.
Toutes les premières démarches de notre héros qui se croyait si prudent furent, comme le choix d'un confesseur, des étourderies. Egaré par toute la présomption d'un homme à imagination, il prenait ses intentions pour des faits, et se croyait un hypocrite consommé. Sa folie allait jusqu'à se reprocher ses succès dans cet art de la faiblesse.
Hélas! c'est ma seule arme! à une autre époque, se disait-il, c'est par des actions parlantes en face de l'ennemi que j'aurais gagné mon pain .
Julien, satisfait de sa conduite, regardait autour de lui; il trouvait partout l'apparence de la vertu la plus pure.
Huit ou dix séminaristes vivaient en odeur de sainteté, et avaient des visions comme sainte Thérèse et saint François lorsqu'il reçut les stigmates sur le mont Verna dans l'Apennin. Mais c'était un grand secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions étaient presque toujours à l'infirmerie. Une centaine d'autres réunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre grand-chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent réel, et, entre autres, un nommé Chazel; mais Julien se sentait de l'éloignement pour eux, et eux pour lui.
Le reste des trois cent vingt et un séminaristes ne se composait que d'êtres grossiers qui n'étaient pas bien sûrs de comprendre les mots latins qu'ils répétaient tout le long de la journée. Presque tous étaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en récitant quelques mots latins qu'en piochant la terre. C'est d'après cette observation que, dès les premiers jours, Julien se promit de rapides succès. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin il y a un travail à faire, se disait-il. Sous Napoléon, j'eusse été sergent; parmi ces futurs curés, je serai grand vicaire.
Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manouvriers dès l'enfance, ont vécu, jusqu'à leur arrivée ici, de lait caillé et de pain noir. Dans leurs chaumières, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de repos, ces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire.
Julien ne lisait jamais dans leur oeil morne que le besoin physique satisfait après le dîner, et le plaisir physique attendu avant le repas. Tels étaient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer; mais ce que Julien ne savait pas, ce qu'on se gardait de lui dire, c'est que, être le premier dans les différents cours de dogme, d'histoire ecclésiastique, etc., etc., que l'on suit au séminaire, n'était à leurs yeux qu'un péché splendide . Depuis Voltaire, depuis le gouvernement des deux Chambres qui n'est au fond que méfiance et examen personnel , et donne à l'esprit des peuples cette mauvaise habitude de se méfier , l'Eglise de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais ennemis. C'est la soumission de coeur qui est tout à ses yeux. Réussir dans les études, même sacrées, lui est suspect, et à bon droit. Qui empêchera l'homme supérieur de passer de l'autre côté comme Sieyès ou Grégoire! L'Eglise tremblante s'attache au pape comme à la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l'examen personnel, et, par les pieuses pompes des cérémonies de sa cour, faire impression sur l'esprit ennuyé et malade des gens du monde.
Julien, pénétrant à demi ces diverses vérités, que cependant toutes les paroles prononcées dans un séminaire tendent à démentir, tombait dans une mélancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et réussissait rapidement à apprendre des choses très utiles à un prêtre, très fausses à ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait n'avoir rien autre chose à faire.
Suis-je donc oublié de toute la terre? pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijon, et où, malgré les formes du style le plus convenable, perçait la passion la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant mieux, pensait l'abbé Pirard, ce n'est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aimée.
Un jour, l'abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par les larmes, c'était un éternel adieu. Enfin, disait-on à Julien, le ciel m'a fait la grâce de haïr, non l'auteur de ma faute, il sera toujours ce que j'aurai de plus cher au monde, mais ma faute en elle-même. Le sacrifice est fait, mon ami. Ce n'est pas sans larmes, comme vous voyez. Le salut des êtres auxquels je me dois, et que vous avez tant aimés, l'emporte. Un Dieu juste mais terrible ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur mère. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes.
Cette fin de lettre était presque absolument illisible. On donnait une adresse à Dijon, et cependant on espérait que jamais Julien ne répondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu'une femme revenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.
La mélancolie de Julien, aidée par la médiocre nourriture que fournissait au séminaire l'entrepreneur des dîners à 83 centimes, commençait à influer sur sa santé, lorsqu'un matin Fouqué parut tout à coup dans sa chambre.
-- Enfin j'ai pu entrer. Je suis venu cinq fois à Besançon, sans reproche, pour te voir. Toujours visage de bois. J'ai aposté quelqu'un à la porte du séminaire; pourquoi diable est-ce que tu ne sors jamais?
-- C'est une épreuve que je me suis imposée.
-- Je te trouve bien changé. Enfin je te revois. Deux beaux écus de cinq francs viennent de m'apprendre que je n'étais qu'un sot de ne pas les avoir offerts dès le premier voyage.
La conversation fut infinie entre les deux amis. Julien changea de couleur lorsque Fouqué lui dit:
-- A propos, sais-tu? la mère de tes élèves est tombée dans la plus haute dévotion.
Et il parlait de cet air dégagé qui fait une si singulière impression sur l'âme passionnée de laquelle on bouleverse, sans s'en douter, les plus chers intérêts.
-- Oui, mon ami, dans la dévotion la plus exaltée. On dit qu'elle fait des pèlerinages. Mais, à la honte éternelle de l'abbé Maslon, qui a espionné si longtemps ce pauvre M. Chélan, Mme de Rênal n'a pas voulu de lui. Elle va se confesser à Dijon ou à Besançon.
-- Elle vient à Besançon, dit Julien, le front couvert de rougeur.
-- Assez souvent, répondit Fouqué d'un air interrogatif.
-- As-tu des Constitutionnels sur toi?
-- Que dis-tu? répliqua Fouqué.
-- Je te demande si tu as des Constitutionnels , reprit Julien, du ton de voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le numéro ici.
-- Quoi! même au séminaire, des libéraux! s'écria Fouqué. Pauvre France! ajouta-t-il en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l'abbé Maslon.
Cette visite eût fait une profonde impression sur notre héros, si, dès le lendemain, un mot que lui adressa ce petit séminariste de Verrières qui lui semblait si enfant, ne lui eût fait faire une importante découverte. Depuis qu'il était au séminaire, la conduite de Julien n'avait été qu'une suite de fausses démarches. Il se moqua de lui-même avec amertume.
A la vérité, les actions importantes de sa vie étaient savamment conduites; mais il ne soignait pas les détails, et les habiles au séminaire ne regardent qu'aux détails. Aussi, passait-il déjà parmi ses camarades pour un esprit fort . Il avait été trahi par une foule de petites actions.
A leurs yeux, il était convaincu de ce vice énorme, il pensait, il jugeait par lui-même , au lieu de suivre aveuglément l'autorité et l'exemple. L'abbé Pirard ne lui avait été d'aucun secours; il ne lui avait pas adressé une seule fois la parole hors du tribunal de la pénitence, où encore il écoutait plus qu'il ne parlait. Il en eût été bien autrement s'il eût choisi l'abbé Castanède.
Du moment que Julien se fut aperçu de sa folie, il ne s'ennuya plus. Il voulut connaître toute l'étendue du mal, et, à cet effet, sortit un peu de ce silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors qu'on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un mépris qui alla jusqu'à la dérision. Il reconnut que, depuis son entrée au séminaire, il n'y avait pas eu une heure, surtout pendant les récréations, qui n'eût porté conséquence pour ou contre lui, qui n'eût augmenté le nombre de ses ennemis, ou ne lui eût concilié la bienveillance de quelque séminariste sincèrement vertueux ou un peu moins grossier que les autres. Le mal à réparer était immense, la tâche fort difficile. Désormais l'attention de Julien fut sans cesse sur ses gardes; il s'agissait de se dessiner un caractère tout nouveau.
Les mouvements de ses yeux, par exemple, lui donnèrent beaucoup de peine. Ce n'est pas sans raison qu'en ces lieux-là on les porte baissés. Quelle n'était pas ma présomption à Verrières! se disait Julien, je croyais vivre; je me préparais seulement à la vie; me voici enfin dans le monde, tel que je le trouverai jusqu'à la fin de mon rôle, entouré de vrais ennemis. Quelle immense difficulté, ajoutait-il, que cette hypocrisie de chaque minute! c'est à faire pâlir les travaux d'Hercule. L'Hercule des temps modernes, c'est Sixte-Quint trompant quinze années de suite, par sa modestie, quarante cardinaux qui l'avaient vu vif et hautain pendant toute sa jeunesse.
La science n'est donc rien ici! se disait-il avec dépit; les progrès dans le dogme, dans l'histoire sacrée, etc., ne comptent qu'en apparence. Tout ce qu'on dit à ce sujet est destiné à faire tomber dans le piège les fous tels que moi. Hélas! mon seul mérite consistait dans mes progrès rapides, dans ma façon de saisir ces balivernes. Est-ce qu'au fond ils les estimeraient à leur vraie valeur? les jugent-ils comme moi? Et j'avais la sottise d'en être fier! Ces premières places que j'obtiens toujours n'ont servi qu'à me donner des ennemis acharnés. Chazel, qui a plus de science que moi, jette toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait reléguer à la cinquantième place; s'il obtient la première, c'est par distraction. Ah! qu'un mot, un seul mot de M. Pirard m'eût été utile!
Du moment que Julien fut détrompé, les longs exercices de piété ascétique, tels que le chapelet cinq fois la semaine, les cantiques au Sacré-Coeur, etc., etc., qui lui semblaient si mortellement ennuyeux, devinrent ses moments d'action les plus intéressants. En réfléchissant sévèrement sur lui-même, et cherchant surtout à ne pas s'exagérer ses moyens, Julien n'aspira pas d'emblée, comme les séminaristes qui servaient de modèles aux autres, à faire à chaque instant des actions significatives , c'est-à-dire prouvant un genre de perfection chrétienne. Au séminaire, il est une façon de manger un oeuf à la coque qui annonce les progrès faits dans la vie dévote.
Le lecteur, qui sourit peut-être, daignerait-il se souvenir de toutes les fautes que fit, en mangeant un oeuf, l'abbé Delille invité à déjeuner chez une grande dame de la cour de Louis XVI.
Julien chercha d'abord à arriver au non culpa ; c'est l'état du jeune séminariste dont la démarche, dont la façon de mouvoir les bras, les yeux, etc., n'indiquent à la vérité rien de mondain, mais ne montrent pas encore l'être absorbé par l'idée de l'autre vie et le pur néant de celle-ci.
Sans cesse Julien trouvait écrites au charbon, sur les murs des corridors, des phrases telles que celle-ci: Qu'est-ce que soixante ans d'épreuves, mis en balance avec une éternité de délices ou une éternité d'huile bouillante en enfer? Il ne les méprisa plus; il comprit qu'il fallait les avoir sans cesse devant les yeux. Que ferai-je toute ma vie? se disait-il; je vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette place leur sera-t-elle rendue visible? par la différence de mon extérieur et de celui d'un laïc.
Après plusieurs mois d'application de tous les instants, Julien avait encore l'air de penser . Sa façon de remuer les yeux et de porter la bouche n'annonçait pas la foi implicite et prête à tout croire et à tout soutenir, même par le martyre. C'était avec colère que Julien se voyait primé dans ce genre par les paysans les plus grossiers. Il y avait de bonnes raisons pour qu'ils n'eussent pas l'air penseur.
Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver à cette physionomie de foi fervente et aveugle, prête à tout croire et à tout souffrir, que l'on trouve si fréquemment dans les couvents d'Italie, et dont à nous autres laïcs, le Guerchin a laissé de si parfaits modèles dans ses tableaux d'église*. [* Voir, au musée du Louvre, François duc d'Aquitaine déposant la cuirasse et prenant l'habit de moine, n° 1130.]
Les jours de grande fête, on donnait aux séminaristes des saucisses avec de la choucroute. Les voisins de table de Julien observèrent qu'il était insensible à ce bonheur; ce fut là un de ses premiers crimes. Ses camarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie; rien ne lui fit plus d'ennemis. Voyez ce bourgeois, voyez ce dédaigneux, disaient-ils, qui fait semblant de mépriser la meilleure pitance , des saucisses avec de la choucroute! fi, le vilain! l'orgueilleux! le damné!
Hélas! l'ignorance de ces jeunes paysans, mes camarades, est pour eux un avantage immense, s'écriait Julien dans ses moments de découragement. A leur arrivée au séminaire, le professeur n'a point à les délivrer de ce nombre effroyable d'idées mondaines que j'y apporte, et qu'ils lisent sur ma figure, quoi que je fasse.
Julien étudiait, avec une attention voisine de l'envie, les plus grossiers des petits paysans qui arrivaient au séminaire. Au moment où on les dépouillait de leur veste de ratine pour leur faire endosser la robe noire, leur éducation se bornait à un respect immense et sans bornes pour l'argent sec et liquide , comme on dit en Franche-Comté.
C'est la manière sacramentelle et héroïque d'exprimer l'idée sublime d' argent comptant .
Le bonheur, pour ces séminaristes, comme pour les héros des romans de Voltaire, consiste surtout à bien dîner. Julien découvrait chez presque tous un respect inné pour l'homme qui porte un habit de drap fin . Ce sentiment apprécie la justice distributive , telle que nous la donnent nos tribunaux, à sa valeur et même au-dessous de sa valeur. Que peut-on gagner, répétaient-ils souvent entre eux, à plaider contre un gros ?
C'est le mot des vallées du Jura, pour exprimer un homme riche. Qu'on juge de leur respect pour l'être le plus riche de tous: le gouvernement!
Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le préfet, passe, aux yeux des paysans de la Franche-Comté, pour une imprudence: or, l'imprudence chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain.
Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment du mépris, Julien finit par éprouver de la pitié: il était arrivé souvent aux pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l'hiver à leur chaumière, et de n'y trouver ni pain, ni châtaignes, ni pommes de terre. Qu'y a-t-il donc d'étonnant, se disait Julien, si l'homme heureux, à leurs yeux, est d'abord celui qui vient de bien dîner, et ensuite celui qui possède un bon habit! Mes camarades ont une vocation ferme, c'est-à-dire qu'ils voient dans l'état ecclésiastique une longue continuation de ce bonheur: bien dîner et avoir un habit chaud en hiver.
Il arriva à Julien d'entendre un jeune séminariste, doué d'imagination, dire à son compagnon:
-- Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte-Quint, qui gardait les pourceaux?
-- On ne fait pape que des Italiens, répondit l'ami; mais pour sûr on tirera au sort parmi nous pour des places de grands vicaires, de chanoines, et peut-être d'évêques. M. P..., évêque de Châlons, est fils d'un tonnelier: c'est l'état de mon père.
Un jour, au milieu d'une leçon de dogme, l'abbé Pirard fit appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l'atmosphère physique et morale au milieu de laquelle il était plongé.
Julien trouva chez M. le directeur l'accueil qui l'avait tant effrayé le jour de son entrée au séminaire.
-- Expliquez-moi ce qui est écrit sur cette carte à jouer, lui dit-il en le regardant de façon à le faire rentrer sous terre.
Julien lut: « Amanda Binet, au café de la Girafe, avant huit heures. Dire que l'on est de Genlis, et le cousin de ma mère ».
Julien vit l'immensité du danger; la police de l'abbé Castanède lui avait volé cette adresse.
-- Le jour où j'entrai ici, répondit-il en regardant le front de l'abbé Pirard, car il ne pouvait supporter son oeil terrible, j'étais tremblant: M. Chélan m'avait dit que c'était un lieu plein de délations et de méchancetés de tous les genres; l'espionnage et la dénonciation entre camarades y sont encouragés. Le ciel le veut ainsi, pour montrer la vie telle qu'elle est, aux jeunes prêtres, et leur inspirer le dégoût du monde et de ses pompes.
-- Et c'est à moi que vous faites des phrases, dit l'abbé Pirard furieux. Petit coquin!
-- A Verrières, reprit froidement Julien, mes frères me battaient lorsqu'ils avaient sujet d'être jaloux de moi...
-- Au fait! au fait! s'écria M. Pirard, presque hors de lui.
Sans être le moins du monde intimidé, Julien reprit sa narration.
-- Le jour de mon arrivée à Besançon, vers midi, j'avais faim, j'entrai dans un café. Mon coeur était rempli de répugnance pour un lieu si profane; mais je pensai que mon déjeuner me coûterait moins cher là qu'à l'auberge. Une dame, qui paraissait la maîtresse de la boutique, eut pitié de mon air novice. Besançon est rempli de mauvais sujets, me dit-elle, je crains pour vous, monsieur. S'il vous arrivait quelque mauvaise affaire, ayez recours à moi, envoyez chez moi avant huit heures. Si les portiers du séminaire refusent de faire votre commission, dites que vous êtes mon cousin, et natif de Genlis...
-- Tout ce bavardage va être vérifié, s'écria l'abbé Pirard, qui, ne pouvant rester en place, se promenait dans la chambre.
-- Qu'on se rende dans sa cellule!
L'abbé suivit Julien et l'enferma à clef. Celui-ci se mit aussitôt à visiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte était précieusement cachée. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait plusieurs dérangements; cependant la clef ne le quittait jamais. Quel bonheur, se dit Julien, que, pendant le temps de mon aveuglement, je n'aie jamais accepté la permission de sortir, que M. Castanède m'offrait si souvent avec une bonté que je comprends maintenant. Peut-être j'aurais eu la faiblesse de changer d'habits et d'aller voir la belle Amanda, je me serais perdu. Quand on a désespéré de tirer parti du renseignement de cette manière, pour ne pas le perdre, on en a fait une dénonciation.
Deux heures après, le directeur le fit appeler.
-- Vous n'avez pas menti, lui dit-il avec un regard moins sévère; mais garder une telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez concevoir la gravité. Malheureux enfant! dans dix ans, peut-être, elle vous portera dommage.
CHAPITRE XXVII
PREMIERE EXPERIENCE DE LA VIE
Le temps présent, grand Dieu! c'est l'arche du Seigneur. Malheur à qui y touche.
DIDEROT.
Le lecteur voudra bien nous permettre de donner très peu de faits clairs et précis sur cette époque de la vie de Julien. Ce n'est pas qu'ils nous manquent, bien au contraire; mais, peut-être ce qu'il vit au séminaire est-il trop noir pour le coloris modéré que l'on a cherché à conserver dans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de certaines choses ne peuvent s'en souvenir qu'avec une horreur qui paralyse tout autre plaisir, même celui de lire un conte.
Julien réussissait peu dans ses essais d'hypocrisie de gestes; il tomba dans des moments de dégoût et même de découragement complet. Il n'avait pas de succès, et encore dans une vilaine carrière. Le moindre secours extérieur eût suffi pour lui remettre le coeur, la difficulté à vaincre n'était pas bien grande; mais il était seul comme une barque abandonnée au milieu de l'Océan. Et quand je réussirais, se disait-il; avoir toute une vie à passer en si mauvaise compagnie! Des gloutons qui ne songent qu'à l'omelette au lard qu'ils dévoreront au dîner, ou des abbés Castanède, pour qui aucun crime n'est trop noir! Ils parviendront au pouvoir; mais à quel prix, grand Dieu!
La volonté de l'homme est puissante, je le lis partout; mais suffit-elle pour surmonter un tel dégoût? La tâche des grands hommes a été facile; quelque terrible que fût le danger, ils le trouvaient beau; et qui peut comprendre, excepté moi, la laideur de ce qui m'environne?
Ce moment fut le plus éprouvant de sa vie. Il lui était si facile de s'engager dans un des beaux régiments en garnison à Besançon! Il pouvait se faire maître de latin; il lui fallait si peu pour sa subsistance! mais alors plus de carrière, plus d'avenir pour son imagination: c'était mourir. Voici le détail d'une de ses tristes journées.
Ma présomption s'est si souvent applaudie de ce que j'étais différent des autres jeunes paysans! Eh bien, j'ai assez vécu pour voir que différence engendre haine , se disait-il un matin. Cette grande vérité venait de lui être montrée par une de ses plus piquantes irréussites. Il avait travaillé huit jours à plaire à un élève qui vivait en odeur de sainteté. Il se promenait avec lui dans la cour, écoutant avec soumission des sottises à dormir debout. Tout à coup le temps tourna à l'orage, le tonnerre gronda, et le saint élève s'écria, le repoussant d'une façon grossière:
-- Ecoutez; chacun pour soi dans ce monde, je ne veux pas être brûlé par le tonnerre: Dieu peut vous foudroyer comme un impie, comme un Voltaire.
Les dents serrées de rage et les yeux ouverts vers ce ciel sillonné par la foudre: je mériterais d'être submergé, si je m'endors pendant la tempête! s'écria Julien. Essayons la conquête de quelque autre cuistre.
Le cours d'histoire sacrée de l'abbé Castanède sonna.
A ces jeunes paysans si effrayés du travail pénible et de la pauvreté de leurs pères, l'abbé Castanède enseignait ce jour-là que cet être si terrible à leurs yeux, le gouvernement, n'avait de pouvoir réel et légitime qu'en vertu de la délégation du vicaire de Dieu sur la terre.
-- Rendez-vous dignes des bontés du pape par la sainteté de votre vie, par votre obéissance, soyez comme un bâton entre ses mains , ajoutait-il, et vous allez obtenir une place superbe où vous commanderez en chef, loin de tout contrôle; une place inamovible, dont le gouvernement paie le tiers des appointements, et les fidèles, formés par vos prédications, les deux autres tiers.
Au sortir de son cours, M. Castanède s'arrêta dans la cour. [Variante : , au milieu de ses élèves, ce jour-là plus attentifs.]
-- C'est bien d'un curé que l'on peut dire: tant vaut l'homme, tant vaut la place, disait-il aux élèves qui faisaient cercle autour de lui. J'ai connu, moi qui vous parle, des paroisses de montagne dont le casuel valait mieux que celui de bien des curés de ville. Il y avait autant d'argent, sans compter les chapons gras, les oeufs, le beurre frais et mille agréments de détail; et là le curé est le premier sans contredit: point de bon repas où il ne soit invité, fêté, etc.
A peine M. Castanède fut-il remonté chez lui, que les élèves se divisèrent en groupes. Julien n'était d'aucun; on le laissait comme une brebis galeuse. Dans tous les groupes, il voyait un élève jeter un sol en l'air, et s'il devinait juste au jeu de croix ou pile, ses camarades en concluaient qu'il aurait bientôt une de ces cures à riche casuel.
Vinrent ensuite les anecdotes. Tel jeune prêtre, à peine ordonné depuis un an, ayant offert un lapin privé à la servante d'un vieux curé, il avait obtenu d'être demandé pour vicaire, et, peu de mois après, car le curé était mort bien vite, l'avait remplacé dans la bonne cure. Tel autre avait réussi à se faire désigner pour successeur à la cure d'un gros bourg fort riche, en assistant à tous les repas du vieux curé paralytique, et lui découpant ses poulets avec grâce.
Les séminaristes, comme les gens dans toutes les carrières, s'exagèrent l'effet de ces petits moyens qui ont de l'extraordinaire et frappent l'imagination.
Il faut, se disait Julien, que je me fasse à ces conversations. Quand on ne parlait pas de saucisses et de bonnes cures, on s'entretenait de la partie mondaine des doctrines ecclésiastiques; des différends des évêques et des préfets, des maires et des curés. Julien voyait apparaître l'idée d'un second Dieu, mais d'un Dieu bien plus à craindre et bien plus puissant que l'autre; ce second Dieu était le pape. On se disait, mais en baissant la voix, et quand on était bien sûr de n'être pas entendu par M. Pirard, que si le pape ne se donne pas la peine de nommer tous les préfets et tous les maires de France, c'est qu'il a commis à ce soin le roi de France, en le nommant fils aîné de l'Eglise.
Ce fut vers ce temps que Julien crut pouvoir tirer parti pour sa considération du livre Du Pape , par M. de Maistre. A vrai dire, il étonna ses camarades; mais ce fut encore un malheur. Il leur déplut en exposant mieux qu'eux-mêmes leurs propres opinions. M. Chélan avait été imprudent pour Julien comme il l'était pour lui-même. Après lui avoir donné l'habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de vaines paroles, il avait négligé de lui dire que, chez l'être peu considéré, cette habitude est un crime; car tout bon raisonnement offense.
Le bien dire de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camarades, à force de songer à lui, parvinrent à exprimer d'un seul mot toute l'horreur qu'il leur inspirait: ils le surnommèrent MARTIN LUTHER ; surtout, disaient-ils, à cause de cette infernale logique qui le rend si fier.
Plusieurs jeunes séminaristes avaient des couleurs plus fraîches et pouvaient passer pour plus jolis garçons que Julien; mais il avait les mains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de propreté délicate. Cet avantage n'en était pas un dans la triste maison où le sort l'avait jeté. Les sales paysans au milieu desquels il vivait déclarèrent qu'il avait des moeurs fort relâchées. Nous craignons de fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros. Par exemple, les plus vigoureux de ses camarades voulurent prendre l'habitude de le battre; il fut obligé de s'armer d'un compas de fer et d'annoncer, mais par signes, qu'il en ferait usage. Les signes ne peuvent pas figurer, dans un rapport d'espion, aussi avantageusement que des paroles.
CHAPITRE XXVIII
UNE PROCESSION
Tous les coeurs étaient émus. La présence de Dieu semblait descendue dans ces rues étroites et gothiques, tendues de toutes parts, et bien sablées par les soins des fidèles.
YOUNG.
Julien avait beau se faire petit et sot, il ne pouvait plaire, il était trop différent. Cependant, se disait-il, tous ces professeurs sont gens très fins et choisis entre mille; comment n'aiment-ils pas mon humilité? Un seul lui semblait abuser de sa complaisance à tout croire et à sembler dupe de tout. C'était l'abbé Chas-Bernard, directeur des cérémonies de la cathédrale, où, depuis quinze ans, on lui faisait espérer une place de chanoine; en attendant, il enseignait l'éloquence sacrée au séminaire. Dans le temps de son aveuglement, ce cours était un de ceux où Julien se trouvait le plus habituellement le premier. L'abbé Chas était parti de là pour lui témoigner de l'amitié, et, à la sortie de son cours, il le prenait volontiers sous le bras pour faire quelques tours de jardin.
Où veut-il en venir? se disait Julien. Il voyait avec étonnement que, pendant des heures entières, l'abbé Chas lui parlait des ornements possédés par la cathédrale. Elle avait dix-sept chasubles galonnées, outre les ornements de deuil. On espérait beaucoup de la vieille présidente de Rubempré, cette dame, âgée de quatre-vingt-dix ans, conservait, depuis soixante-dix au moins, ses robes de noce, en superbes étoffes de Lyon, brochées d'or. Figurez-vous, mon ami, disait l'abbé Chas en s'arrêtant tout court et ouvrant de grands yeux, que ces étoffes se tiennent droites, tant il y a d'or. On croit généralement dans Besançon que, par le testament de la présidente, le trésor de la cathédrale sera augmenté de plus de dix chasubles, sans compter quatre ou cinq chapes pour les grandes fêtes. Je vais plus loin, ajoutait l'abbé Chas en baissant la voix, j'ai des raisons pour penser que la présidente nous laissera huit magnifiques flambeaux d'argent doré, que l'on suppose avoir été achetés en Italie, par le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, dont un de ses ancêtres fut le ministre favori.
Mais où cet homme veut-il en venir avec toute cette friperie? pensait Julien. Cette préparation adroite dure depuis un siècle, et rien ne paraît. Il faut qu'il se méfie bien de moi! Il est plus adroit que tous les autres, dont en quinze jours on devine si bien le but secret. Je comprends, l'ambition de celui-ci souffre depuis quinze ans!
Un soir, au milieu de la leçon d'armes, Julien fut appelé chez l'abbé Pirard, qui lui dit:
-- C'est demain la fête du Corpus Domini (la Fête-Dieu). M. l'abbé Chas-Bernard a besoin de vous pour l'aider à orner la cathédrale, allez et obéissez.
L'abbé Pirard le rappela, et de l'air de la commisération, ajouta:
-- C'est à vous de voir si vous voulez profiter de l'occasion pour vous écarter dans la ville.
-- Incedo per ignes , répondit Julien (j'ai des ennemis cachés).
Le lendemain, dès le grand matin, Julien se rendit à la cathédrale, les yeux baissés. L'aspect des rues et de l'activité qui commençait à régner dans la ville lui fit du bien. De toutes parts, on tendait le devant des maisons pour la procession. Tout le temps qu'il avait passé au séminaire ne lui sembla plus qu'un instant. Sa pensée était à Vergy et à cette jolie Amanda Binet qu'il pouvait rencontrer, car son café n'était pas bien éloigné. Il aperçut de loin l'abbé Chas-Bernard sur la porte de sa chère cathédrale; c'était un gros homme à face réjouie et à l'air ouvert. Ce jour-là il était triomphant: Je vous attendais, mon cher fils, s'écria-t-il, du plus loin qu'il vit Julien, soyez le bienvenu. La besogne de cette journée sera longue et rude, fortifions-nous par un premier déjeuner; le second viendra à dix heures pendant la grand'messe.
-- Je désire, monsieur, lui dit Julien d'un air grave, n'être pas un instant seul; daignez remarquer, ajouta-t-il en lui montrant l'horloge au-dessus de leur tête, que j'arrive à cinq heures moins une minute.
-- Ah! ces petits méchants du séminaire vous font peur! Vous êtes bien bon de penser à eux, dit l'abbé Chas; un chemin est-il moins beau parce qu'il y a des épines dans les haies qui le bordent? Les voyageurs font route et laissent les épines méchantes se morfondre à leur place. Du reste, à l'ouvrage, mon cher ami, à l'ouvrage!
L'abbé Chas avait raison de dire que la besogne serait rude. Il y avait eu la veille une grande cérémonie funèbre à la cathédrale; l'on n'avait pu rien préparer; il fallait donc, en une seule matinée, revêtir tous les piliers gothiques qui forment les trois nefs d'une sorte d'habit de damas rouge qui monte à trente pieds de hauteur. M. l'évêque avait fait venir par la malle-poste quatre tapissiers de Paris, mais ces messieurs ne pouvaient suffire à tout, et loin d'encourager la maladresse de leurs camarades bisontins, ils la redoublaient en se moquant d'eux.
Julien vit qu'il fallait monter à l'échelle lui-même, son agilité le servit bien. Il se chargea de diriger les tapissiers de la ville. L'abbé Chas enchanté le regardait voltiger d'échelle en échelle. Quand tous les piliers furent revêtus de damas, il fut question d'aller placer cinq énormes bouquets de plumes sur le grand baldaquin, au-dessus du maître-autel. Un riche couronnement de bois doré est soutenu par huit grandes colonnes torses en marbre d'Italie. Mais, pour arriver au centre du baldaquin, au-dessus du tabernacle, il fallait marcher sur une vieille corniche en bois, peut-être vermoulue et à quarante pieds d'élévation.
L'aspect de ce chemin ardu avait éteint la gaîté si brillante jusque-là des tapissiers parisiens; ils regardaient d'en bas, discutaient beaucoup et ne montaient pas. Julien se saisit des bouquets de plumes, et monta l'échelle en courant. Il les plaça fort bien sur l'ornement en forme de couronne, au centre du baldaquin. Comme il descendait de l'échelle, l'abbé Chas-Bernard le serra dans ses bras.
-- Optime , s'écria le bon prêtre, je conterai ça à Monseigneur.
Le déjeuner de dix heures fut très gai. Jamais l'abbé Chas n'avait vu son église si belle.
-- Cher disciple, disait-il à Julien, ma mère était loueuse de chaises dans cette vénérable basilique, de sorte que j'ai été nourri dans ce grand édifice. La Terreur de Robespierre nous ruina; mais, à huit ans que j'avais alors, je servais déjà des messes en chambre, et l'on me nourrissait le jour de la messe. Personne ne savait plier une chasuble mieux que moi, jamais les galons n'étaient coupés. Depuis le rétablissement du culte par Napoléon, j'ai le bonheur de tout diriger dans cette vénérable métropole. Cinq fois par an, mes yeux la voient parée de ces ornements si beaux. Mais jamais elle n'a été si resplendissante, jamais les lés de damas n'ont été aussi bien attachés qu'aujourd'hui, aussi collants aux piliers.
-- Enfin il va me dire son secret, pensa Julien, le voilà qui me parle de lui; il y a épanchement. Mais rien d'imprudent ne fut dit par cet homme évidemment exalté. Et pourtant il a beaucoup travaillé, il est heureux, se dit Julien, le bon vin n'a pas été épargné. Quel homme! quel exemple pour moi! à lui le pompon. (C'était un mauvais mot qu'il tenait du vieux chirurgien.)
Comme le Sanctus de la grand'messe sonna, Julien voulut prendre un surplis pour suivre l'évêque à la superbe procession.
-- Et les voleurs, mon ami, et les voleurs! s'écria l'abbé Chas, vous n'y pensez pas. La procession va sortir; l'église restera déserte; nous veillerons, vous et moi. Nous serons bien heureux s'il ne nous manque qu'une couple d'aunes de ce beau galon qui environne le bas des piliers. C'est encore un don de Mme de Rubempré; il provient du fameux comte son bisaïeul; c'est de l'or pur, mon cher ami, ajouta l'abbé en lui parlant à l'oreille, et d'un air évidemment exalté, rien de faux! Je vous charge de l'inspection de l'aile du nord, n'en sortez pas. Je garde pour moi l'aile du midi et la grand'nef. Attention aux confessionnaux; c'est de là que les espionnes des voleurs épient le moment où nous avons le dos tourné.
Comme il achevait de parler, onze heures trois quarts sonnèrent, aussitôt la grosse cloche se fit entendre. Elle sonnait à pleine volée; ces sons si pleins et si solennels émurent Julien. Son imagination n'était plus sur la terre.
L'odeur de l'encens et des feuilles de roses jetées devant le saint sacrement par les petits enfants déguisés en saint Jean, acheva de l'exalter.
Les sons si graves de cette cloche n'auraient dû réveiller chez Julien que l'idée du travail de vingt hommes payés à cinquante centimes, et aidés peut-être par quinze ou vingt fidèles. Il eût dû penser à l'usure des cordes, à celle de la charpente, au danger de la cloche elle-même qui tombe tous les deux siècles, et réfléchir au moyen de diminuer le salaire des sonneurs, ou de les payer par quelque indulgence ou autre grâce tirée des trésors de l'Eglise, et qui n'aplatit pas sa bourse.
Au lieu de ces sages réflexions, l'âme de Julien, exaltée par ces sons si mâles et si pleins, errait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne fera ni un bon prêtre, ni un grand administrateur. Les âmes qui s'émeuvent ainsi sont bonnes tout au plus à produire un artiste. Ici éclate dans tout son jour la présomption de Julien. Cinquante, peut-être, des séminaristes ses camarades, rendus attentifs au réel de la vie par la haine publique et le jacobinisme qu'on leur montre en embuscade derrière chaque haie, en entendant la grosse cloche de la cathédrale, n'auraient songé qu'au salaire des sonneurs. Ils auraient examiné avec le génie de Barrême si le degré d'émotion du public valait l'argent qu'on donnait aux sonneurs. Si Julien eût voulu songer aux intérêts matériels de la cathédrale, son imagination, s'élançant au-delà du but, aurait pensé à économiser quarante francs à la fabrique, et laissé perdre l'occasion d'éviter une dépense de vingt-cinq centimes.
Tandis que, par le plus beau jour du monde, la procession parcourait lentement Besançon, et s'arrêtait aux brillants reposoirs élevés à l'envi par toutes les autorités, l'église était restée dans un profond silence. Une demi-obscurité, une agréable fraîcheur y régnaient; elle était encore embaumée par le parfum des fleurs et de l'encens.
Le silence, la solitude profonde, la fraîcheur des longues nefs rendaient plus douce la rêverie de Julien. Il ne craignait point d'être troublé par l'abbé Chas, occupé dans une autre partie de l'édifice. Son âme avait presque abandonné son enveloppe mortelle, qui se promenait à pas lents dans l'aile du nord confiée à sa surveillance. Il était d'autant plus tranquille, qu'il s'était assuré qu'il n'y avait dans les confessionnaux que quelques femmes pieuses; son oeil regardait sans voir.
Cependant sa distraction fut à demi vaincue par l'aspect de deux femmes fort bien mises qui étaient à genoux, l'une dans un confessionnal, et l'autre, tout près de la première, sur une chaise. Il regardait sans voir; cependant, soit sentiment vague de ses devoirs, soit admiration pour la mise noble et simple de ces dames, il remarqua qu'il n'y avait pas de prêtre dans ce confessionnal. Il est singulier, pensa-t-il, que ces belles dames ne soient pas à genoux devant quelque reposoir, si elles sont dévotes; ou placées avantageusement au premier rang de quelque balcon, si elles sont du monde. Comme cette robe est bien prise! quelle grâce! Il ralentit le pas pour chercher à les voir.
Celle qui était à genoux dans le confessionnal détourna un peu la tête en entendant le bruit des pas de Julien au milieu de ce grand silence. Tout à coup elle jeta un petit cri, et se trouva mal.
En perdant ses forces, cette dame à genoux tomba en arrière; son amie, qui était près d'elle, s'élança pour la secourir. En même temps Julien vit les épaules de la dame qui tombait en arrière. Un collier de grosses perles fines en torsade, de lui bien connu, frappa ses regards. Que devint-il en reconnaissant la chevelure de Mme de Rênal! c'était elle. La dame qui cherchait à lui soutenir la tête et à l'empêcher de tomber tout à fait, était Mme Derville. Julien, hors de lui, s'élança; la chute de Mme de Rênal eût peut-être entraîné son amie si Julien ne les eût soutenues. Il vit la tête de Mme de Rénal pâle, absolument privée de sentiment, flottant sur son épaule. Il aida Mme Derville à placer cette tête charmante sur l'appui d'une chaise de paille; il était à genoux.
Mme Derville se retourna et le reconnut:
-- Fuyez, monsieur, fuyez! lui dit-elle avec l'accent de la plus vive colère. Que surtout elle ne vous revoie pas. Votre vue doit en effet lui faire horreur, elle était si heureuse avant vous! Votre procédé est atroce. Fuyez; éloignez-vous, s'il vous reste quelque pudeur.
Ce mot fut dit avec tant d'autorité, et Julien était si faible dans ce moment, qu'il s'éloigna. Elle m'a toujours haï, se dit-il en pensant à Mme Derville.
Au même instant, le chant nasillard des premiers prêtres de la procession retentit dans l'église; elle rentrait. L'abbé Chas-Bernard appela plusieurs fois Julien, qui d'abord ne l'entendit pas: il vint enfin le prendre par le bras derrière un pilier où Julien s'était réfugié à demi mort. Il voulait le présenter à l'évêque.
-- Vous vous trouvez mal, mon enfant, lui dit l'abbé en le voyant si pâle et presque hors d'état de marcher; vous avez trop travaillé.
L'abbé lui donna le bras.
-- Venez, asseyez-vous sur ce petit banc du donneur d'eau bénite, derrière moi; je vous cacherai. Ils étaient alors à côté de la grande porte. Tranquillisez-vous, nous avons encore vingt bonnes minutes avant que Monseigneur ne paraisse. Tâchez de vous remettre; quand il passera, je vous soulèverai, car je suis fort et vigoureux, malgré mon âge.
Mais quand l'évêque passa, Julien était tellement tremblant, que l'abbé Chas renonça à l'idée de le présenter.
-- Ne vous affligez pas trop, lui dit-il, je retrouverai une occasion.
Le soir, il fit porter à la chapelle du séminaire dix livres de cierges économisés, dit-il, par les soins de Julien, et la rapidité avec laquelle il avait fait éteindre. Rien de moins vrai. Le pauvre garçon était éteint lui-même; il n'avait pas eu une idée depuis la vue de Mme de Rênal.
CHAPITRE XXIX
LE PREMIER AVANCEMENT
Il a connu son siècle, il a connu son département, et il est riche.
LE PRECURSEUR.
Julien n'était pas encore revenu de la rêverie profonde où l'avait plongé l'événement de la cathédrale, lorsqu'un matin le sévère abbé Pirard le fit appeler.
-- Voilà M. l'abbé Chas-Bernard qui m'écrit en votre faveur. Je suis assez content de l'ensemble de votre conduite. Vous êtes extrêmement imprudent et même étourdi, sans qu'il y paraisse; cependant, jusqu'ici le coeur est bon et même généreux; l'esprit est supérieur. Au total, je vois en vous une étincelle qu'il ne faut pas négliger.
Après quinze ans de travaux, je suis sur le point de sortir de cette maison: mon crime est d'avoir laissé les séminaristes à leur libre arbitre, et de n'avoir ni protégé, ni desservi cette société secrète dont vous m'avez parlé au tribunal de la pénitence. Avant de partir, je veux faire quelque chose pour vous; j'aurais agi deux mois plus tôt, car vous le méritez, sans la dénonciation fondée sur l'adresse d'Amanda Binet, trouvée chez vous. Je vous fais répétiteur pour le Nouveau et l'Ancien Testament.
Julien, transporté de reconnaissance, eut bien l'idée de se jeter à genoux et de remercier Dieu; mais il céda à un mouvement plus vrai. Il s'approcha de l'abbé Pirard et lui prit la main, qu'il porta à ses lèvres.
-- Qu'est ceci? s'écria le directeur d'un air fâché; mais les yeux de Julien en disaient encore plus que son action.
L'abbé Pirard le regarda avec étonnement, tel qu'un homme qui, depuis de longues années, a perdu l'habitude de rencontrer des émotions délicates. Cette attention trahit le directeur; sa voix s'altéra.
-- Eh bien! oui, mon enfant, je te suis attaché. Le ciel sait que c'est bien malgré moi. Je devrais être juste, et n'avoir ni haine, ni amour pour personne. Ta carrière sera pénible. Je vois en toi quelque chose qui offense le vulgaire. La jalousie et la calomnie te poursuivront. En quelque lieu que la Providence te place, tes compagnons ne te verront jamais sans te haïr; et s'ils feignent de t'aimer, ce sera pour te trahir plus sûrement. A cela il n'y a qu'un remède: n'aie recours qu'à Dieu, qui t'a donné, pour te punir de ta présomption, cette nécessité d'être haï; que ta conduite soit pure; c'est la seule ressource que je te voie. Si tu tiens à la vérité d'une étreinte invincible, tôt ou tard tes ennemis seront confondus.
Il y avait si longtemps que Julien n'avait entendu une voix amie, qu'il faut lui pardonner une faiblesse: il fondit en larmes. L'abbé Pirard lui ouvrit les bras; ce moment fut bien doux pour tous les deux.
Julien était fou de joie; cet avancement était le premier qu'il obtenait; les avantages étaient immenses. Pour les concevoir, il faut avoir été condamné à passer des mois entiers sans un instant de solitude, et dans un contact immédiat avec des camarades pour le moins importuns, et la plupart intolérables. Leurs cris seuls eussent suffi pour porter le désordre dans une organisation délicate. La joie bruyante de ces paysans bien nourris et bien vêtus ne savait jouir d'elle-même, ne se croyait entière que lorsqu'ils criaient de toute la force de leurs poumons.
Maintenant, Julien dînait seul, ou à peu près, une heure plus tard que les autres séminaristes. Il avait une clef du jardin et pouvait s'y promener aux heures où il est désert.
A son grand étonnement, Julien s'aperçut qu'on le haïssait moins; il s'attendait, au contraire, à un redoublement de haine. Ce désir secret qu'on ne lui adressât pas la parole, qui était trop évident et lui valait tant d'ennemis, ne fut plus une marque de hauteur ridicule. Aux yeux des êtres grossiers qui l'entouraient, ce fut un juste sentiment de sa dignité. La haine diminua sensiblement, surtout parmi les plus jeunes de ses camarades devenus ses élèves, et qu'il traitait avec beaucoup de politesse. Peu à peu il eut même des partisans; il devint de mauvais ton de l'appeler Martin Luther.
Mais à quoi bon nommer ses amis, ses ennemis? Tout cela est laid, et d'autant plus laid que le dessein est plus vrai. Ce sont cependant là les seuls professeurs de morale qu'ait le peuple, et sans eux que deviendrait-il? Le journal pourra-t-il jamais remplacer le curé?
Depuis la nouvelle dignité de Julien, le directeur du séminaire affecta de ne lui parler jamais sans témoins. Il y avait dans cette conduite prudence pour le maître, comme pour le disciple; mais il y avait surtout épreuve . Le principe invariable du sévère janséniste Pirard était: Un homme a-t-il du mérite à vos yeux? mettez obstacle à tout ce qu'il désire, à tout ce qu'il entreprend. Si le mérite est réel, il saura bien renverser ou tourner les obstacles.
C'était le temps de la chasse. Fouqué eut l'idée d'envoyer au séminaire un cerf et un sanglier de la part des parents de Julien. Les animaux morts furent déposés dans le passage, entre la cuisine et le réfectoire. Ce fut là que tous les séminaristes les virent en allant dîner. Ce fut un grand objet de curiosité. Le sanglier, tout mort qu'il était, faisait peur aux plus jeunes; ils touchaient ses défenses. On ne parla d'autre chose pendant huit jours.
Ce don, qui classait la famille de Julien dans la partie de la société qu'il faut respecter, porta un coup mortel à l'envie. Il fut une supériorité consacrée par la fortune. Chazel et les plus distingués des séminaristes lui firent des avances, et se seraient presque plaints à lui de ce qu'il ne les avait pas avertis de la fortune de ses parents, et les avait ainsi exposés à manquer de respect à l'argent.
Il y eut une conscription dont Julien fut exempté en sa qualité de séminariste. Cette circonstance l'émut profondément. Voilà donc passé à jamais l'instant où, vingt ans plus tôt, une vie héroïque eût commencé pour moi!
Il se promenait seul dans le jardin du séminaire, il entendit parler entre eux des maçons qui travaillaient au mur de clôture.
-- Eh bien! y faut partir, v'là une nouvelle conscription.
-- Dans le temps de l'autre à la bonne heure! un maçon y devenait officier, y devenait général, on a vu ça.
-- Va-t'en voir maintenant! il n'y a que les gueux qui partent. Celui qui a de quoi reste au pays.
-- Ah çà, est-ce bien vrai, ce qu'ils disent, que l'autre est mort? reprit un troisième maçon.
-- Ce sont les gros qui disent ça, vois-tu! l'autre leur faisait peur.
-- Quelle différence, comme l'ouvrage allait de son temps! Et dire qu'il a été trahi par ses maréchaux! Faut-y être traître!
Cette conversation consola un peu Julien. En s'éloignant, il répétait avec un soupir:
Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire!
Le temps des examens arriva. Julien répondit d'une façon brillante; il vit que Chazel lui-même cherchait à montrer tout son savoir.
Le premier jour, les examinateurs nommés par le fameux grand vicaire de Frilair furent très contrariés de devoir toujours porter le premier, ou tout au plus le second, sur leur liste, ce Julien Sorel, qui leur était signalé comme le benjamin de l'abbé Pirard. Il y eut des paris au séminaire, que, dans la liste de l'examen général, Julien aurait le numéro premier, ce qui emportait l'honneur de dîner chez Monseigneur l'évêque. Mais à la fin d'une séance, où il avait été question des Pères de l'Eglise, un examinateur adroit, après avoir interrogé Julien sur saint Jérôme, et sa passion pour Cicéron, vint à parler d'Horace, de Virgile et des autres auteurs profanes. A l'insu de ses camarades, Julien avait appris par coeur un grand nombre de passages de ces auteurs. Entraîné par ses succès, il oublia le lieu où il était, et, sur la demande réitérée de l'examinateur, récita et paraphrasa avec feu plusieurs odes d'Horace. Après l'avoir laissé s'enferrer pendant vingt minutes, tout à coup l'examinateur changea de visage et lui reprocha avec aigreur le temps qu'il avait perdu à ces études profanes, et les idées inutiles ou criminelles qu'il s'était mises dans la tête.
-- Je suis un sot, monsieur, et vous avez raison, dit Julien d'un air modeste, en reconnaissant le stratagème adroit dont il était victime.
Cette ruse de l'examinateur fut trouvée sale, même au séminaire, ce qui n'empêcha pas M. l'abbé de Frilair, cet homme adroit qui avait organisé si savamment le réseau de la congrégation bisontine, et dont les dépêches à Paris faisaient trembler juges, préfet, et jusqu'aux officiers généraux de la garnison, de placer, de sa main puissante, le numéro 198 à côté du nom de Julien. Il avait de la joie à mortifier ainsi son ennemi, le janséniste Pirard.
Depuis dix ans, sa grande affaire était de lui enlever la direction du séminaire. Cet abbé, suivant pour lui-même le plan de conduite qu'il avait indiqué à Julien, était sincère, pieux, sans intrigues, attaché à ses devoirs. Mais le ciel, dans sa colère, lui avait donné ce tempérament bilieux, fait pour sentir profondément les injures et la haine. Aucun des outrages qu'on lui adressait n'était perdu pour cette âme ardente. Il eût cent fois donné sa démission, mais il se croyait utile dans le poste où la Providence l'avait placé. J'empêche les progrès du jésuitisme et de l'idolâtrie, se disait-il.
A l'époque des examens, il y avait deux mois peut-être qu'il n'avait parlé à Julien, et cependant il fut malade pendant huit jours, quand, en recevant la lettre officielle annonçant le résultat du concours, il vit le numéro 198 placé à côté du nom de cet élève qu'il regardait comme la gloire de sa maison. La seule consolation pour ce caractère sévère fut de concentrer sur Julien tous ses moyens de surveillance. Ce fut avec ravissement qu'il ne découvrit en lui ni colère, ni projets de vengeance, ni découragement.
Quelques semaines après, Julien tressaillit en recevant une lettre; elle portait le timbre de Paris. Enfin, pensa-t-il, Mme de Rênal se souvient de ses promesses. Un monsieur qui signait Paul Sorel, et qui se disait son parent, lui envoyait une lettre de change de cinq cents francs. On ajoutait que si Julien continuait à étudier avec succès les bons auteurs latins, une somme pareille lui serait adressée chaque année.
C'est elle, c'est sa bonté! se dit Julien attendri, elle veut me consoler; mais pourquoi pas une seule parole d'amitié?
Il se trompait sur cette lettre, Mme de Rênal, dirigée par son amie Mme Derville, était tout entière à ses remords profonds. Malgré elle, elle pensait souvent à l'être singulier dont la rencontre avait bouleversé son existence, mais se fût bien gardée de lui écrire.
Si nous parlions le langage du séminaire, nous pourrions reconnaître un miracle dans cet envoi de cinq cents francs, et dire que c'était de M. de Frilair lui-même, que le ciel se servait pour faire ce don à Julien.
Douze années auparavant, M. l'abbé de Frilair était arrivé à Besançon avec un portemanteau des plus exigus, lequel, suivant la chronique, contenait toute sa fortune. Il se trouvait maintenant l'un des plus riches propriétaires du département. Dans le cours de ses prospérités, il avait acheté la moitié d'une terre, dont l'autre partie échut par héritage à M. de La Mole. De là un grand procès entre ces personnages.
Malgré sa brillante existence à Paris, et les emplois qu'il avait à la Cour, M. le marquis de La Mole sentit qu'il était dangereux de lutter à Besançon contre un grand vicaire qui passait pour faire et défaire les préfets. Au lieu de solliciter une gratification de cinquante mille francs, déguisée sous un nom quelconque admis par le budget, et d'abandonner à l'abbé de Frilair ce chétif procès de cinquante mille francs, le marquis se piqua. Il croyait avoir raison: belle raison!
Or, s'il est permis de le dire: quel est le juge qui n'a pas un fils ou du moins un cousin à pousser dans le monde?
Pour éclairer les plus aveugles, huit jours après le premier arrêt qu'il obtint, M. l'abbé de Frilair prit le carrosse de Monseigneur l'évêque, et alla lui-même porter la croix de la Légion d'honneur à son avocat. M. de La Mole un peu étourdi de la contenance de sa partie adverse, et sentant faiblir ses avocats, demanda des conseils à l'abbé Chélan, qui le mit en relation avec M. Pirard.
Ces relations avaient duré plusieurs années à l'époque de notre histoire. L'abbé Pirard porta son caractère passionné dans cette affaire. Voyant sans cesse les avocats du marquis, il étudia sa cause, et la trouvant juste, il devint ouvertement le solliciteur du marquis de La Mole contre le tout-puissant grand vicaire. Celui-ci fut outré de l'insolence, et de la part d'un petit janséniste encore!
-- Voyez ce que c'est que cette noblesse de cour qui se prétend si puissante! disait, à ses intimes, l'abbé de Frilair. M. de La Mole n'a pas seulement envoyé une misérable croix à son agent à Besançon, et va le laisser platement destituer. Cependant, m'écrit-on, ce noble pair ne laisse pas passer de semaine sans aller étaler son cordon bleu dans le salon du garde des sceaux, quel qu'il soit.
Malgré toute l'activité de l'abbé Pirard, et quoique M. de La Mole fût toujours au mieux avec le ministre de la Justice et surtout avec ses bureaux, tout ce qu'il avait pu faire, après six années de soins, avait été de ne pas perdre absolument son procès.
Sans cesse en correspondance avec l'abbé Pirard, pour une affaire qu'ils suivaient tous les deux avec passion, le marquis finit par goûter le genre d'esprit de l'abbé. Peu à peu, malgré l'immense distance des positions sociales, leur correspondance prit le ton de l'amitié. L'abbé Pirard disait au marquis qu'on voulait l'obliger, à force d'avanies, à donner sa démission. Dans la colère que lui inspira le stratagème infâme, suivant lui, employé contre Julien, il conta son histoire au marquis.
Quoique fort riche, ce grand seigneur n'était point avare. De la vie, il n'avait pu faire accepter à l'abbé Pirard, même le remboursement des frais de poste occasionnés par le procès. Il saisit l'idée d'envoyer cinq cents francs à son élève favori.
M. de La Mole se donna la peine d'écrire lui-même la lettre d'envoi. Cela le fit penser à l'abbé.
Un jour, celui-ci reçut un petit billet qui, pour affaire pressante, l'engageait à passer, sans délai, dans une auberge du faubourg de Besançon. Il y trouva l'intendant de M. de La Mole.
-- M. le marquis m'a chargé de vous amener sa calèche, lui dit cet homme. Il espère qu'après avoir lu cette lettre, il vous conviendra de partir pour Paris, dans quatre ou cinq jours. Je vais employer le temps que vous voudrez bien m'indiquer à parcourir les terres de M. le marquis, en Franche-Comté. Après quoi, le jour qui vous conviendra, nous partirons pour Paris.
La lettre était courte:
« Débarrassez-vous, mon cher monsieur, de toutes les tracasseries de province, venez respirer un air tranquille, à Paris. Je vous envoie ma voiture, qui a l'ordre d'attendre votre détermination, pendant quatre jours. Je vous attendrai moi-même, à Paris, jusqu'à mardi. Il ne me faut qu'un oui, de votre part, monsieur, pour accepter en votre nom une des meilleures cures des environs de Paris. Le plus riche de vos futurs paroissiens ne vous a jamais vu, mais vous est dévoué plus que vous ne pouvez croire, c'est le marquis de La Mole. »
Sans s'en douter, le sévère abbé Pirard aimait ce séminaire, peuplé de ses ennemis, et auquel, depuis quinze ans, il consacrait toutes ses pensées. La lettre de M. de La Mole fut pour lui comme l'apparition du chirurgien chargé de faire une opération cruelle et nécessaire. Sa destitution était certaine. Il donna rendez-vous à l'intendant à trois jours de là.
Pendant quarante-huit heures, il eut la fièvre d'incertitude. Enfin, il écrivit à M. de La Mole, et composa, pour Monseigneur l'évêque une lettre, chef-d'oeuvre de style ecclésiastique, mais un peu longue. Il eût été difficile de trouver des phrases plus irréprochables et respirant un respect plus sincère. Et toutefois, cette lettre, destinée à donner une heure difficile à M. de Frilair, vis-à-vis de son patron, articulait tous les sujets de plaintes graves, et descendait jusqu'aux petites tracasseries sales qui, après avoir été endurées avec résignation pendant six ans, forçaient l'abbé Pirard à quitter le diocèse.
On lui volait son bois dans son bûcher, on empoisonnait son chien, etc., etc.
Cette lettre finie, il fit réveiller Julien qui, à huit heures du soir, dormait déjà, ainsi que tous les séminaristes.
-- Vous savez où est l'évêché? lui dit-il en beau style latin; portez cette lettre à Monseigneur. Je ne vous dissimulerai point que je vous envoie au milieu des loups. Soyez tout yeux et tout oreilles. Point de mensonges dans vos réponses; mais songez que qui vous interroge éprouverait peut-être une joie véritable à pouvoir vous nuire. Je suis bien aise, mon enfant, de vous donner cette expérience avant de vous quitter, car je ne vous le cache point, la lettre que vous portez est ma démission.
Julien resta immobile, il aimait l'abbé Pirard. La prudence avait beau lui dire: Après le départ de cet honnête homme, le parti du Sacré-Coeur va me dégrader et peut-être me chasser.
Il ne pouvait penser à lui. Ce qui l'embarrassait, c'était une phrase qu'il voulait arranger d'une manière polie, et réellement il ne s'en trouvait pas l'esprit.
-- Eh bien! mon ami, ne partez-vous pas?
-- C'est qu'on dit, monsieur, dit timidement Julien, que pendant votre longue administration, vous n'avez rien mis de côté. J'ai six cents francs.
Les larmes l'empêchèrent de continuer.
-- Cela aussi sera marqué , dit froidement l'ex-directeur du séminaire. Allez à l'évêché, il se fait tard.
Le hasard voulut que ce soir-là, M. l'abbé de Frilair fût de service dans le salon de l'évêché; Monseigneur dînait à la préfecture. Ce fut donc à M. de Frilair lui-même que Julien remit la lettre, mais il ne le connaissait pas.
Julien vit, avec étonnement, cet abbé ouvrir hardiment la lettre adressée à l'évêque. La belle figure du grand vicaire exprima bientôt une surprise mêlée de vif plaisir, et redoubla de gravité. Pendant qu'il lisait, Julien, frappé de sa bonne mine, eut le temps de l'examiner. Cette figure eût eu plus de gravité, sans la finesse extrême qui apparaissait dans certains traits, et qui fût allée jusqu'à dénoter la fausseté, si le possesseur de ce beau visage eût cessé un instant de s'en occuper. Le nez, très avancé, formait une seule ligne parfaitement droite, et donnait, par malheur, à un profil, fort distingué d'ailleurs, une ressemblance irrémédiable avec la physionomie d'un renard. Du reste, cet abbé qui paraissait si occupé de la démission de M. Pirard, était mis avec une élégance qui plut beaucoup à Julien, et qu'il n'avait jamais vue à aucun prêtre.
Julien ne sut que plus tard quel était le talent spécial de l'abbé de Frilair. Il savait amuser son évêque, vieillard aimable, fait pour le séjour de Paris, et qui regardait Besançon comme un exil. Cet évêque avait une fort mauvaise vue, et aimait passionnément le poisson. L'abbé de Frilair ôtait les arêtes du poisson qu'on servait à Monseigneur.
Julien regardait en silence l'abbé qui relisait la démission, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit avec fracas. Un laquais, richement vêtu, passa rapidement. Julien n'eut que le temps de se retourner vers la porte; il aperçut un petit vieillard portant une croix pectorale. Il se prosterna: l'évêque lui adressa un sourire de bonté et passa. Le bel abbé le suivit, et Julien resta seul dans le salon dont il put à loisir admirer la magnificence pieuse.
L'évêque de Besançon, homme d'esprit éprouvé, mais non pas éteint par les longues misères de l'émigration, avait plus de soixante-quinze ans, et s'inquiétait infiniment peu de ce qui arriverait dans dix ans.
-- Quel est ce séminariste au regard fin, que je crois avoir vu en passant? dit l'évêque. Ne doivent-ils pas, suivant mon règlement, être couchés à l'heure qu'il est?
-- Celui-ci est fort éveillé, je vous jure, Monseigneur, et il apporte une grande nouvelle: c'est la démission du seul janséniste qui restât dans votre diocèse. Ce terrible abbé Pirard comprend enfin ce que parler veut dire.
-- Eh bien! dit l'évêque en riant, je vous défie de le remplacer par un homme qui le vaille. Et pour vous montrer tout le prix de cet homme, je l'invite à dîner pour demain.
Le grand vicaire voulut glisser quelques mots sur le choix du successeur. Le prélat, peu disposé à parler d'affaires, lui dit:
-- Avant de faire entrer cet autre, sachons un peu comment celui-ci s'en va. Faites-moi venir ce séminariste, la vérité est dans la bouche des enfants.
Julien fut appelé: Je vais me trouver au milieu de deux inquisiteurs, pensa-t-il. Jamais il ne s'était senti plus de courage.
Au moment où il entra, deux grands valets de chambre, mieux mis que M. Valenod lui-même, déshabillaient Monseigneur. Ce prélat, avant d'en venir à M. Pirard, crut devoir interroger Julien sur ses études. Il parla un peu de dogme, et fut étonné. Bientôt il en vint aux humanités, à Virgile, à Horace, à Cicéron. Ces noms-là, pensa Julien, m'ont valu mon numéro 198. Je n'ai rien à perdre, essayons de briller. Il réussit; le prélat, excellent humaniste lui-même, fut enchanté.
Au dîner de la préfecture, une jeune fille, justement célèbre, avait récité le poème de la Madeleine. Il était en train de parler littérature, et oublia bien vite l'abbé Pirard et toutes les affaires, pour discuter, avec le séminariste, la question de savoir si Horace était riche ou pauvre. Le prélat cita plusieurs odes, mais quelquefois sa mémoire était paresseuse, et sur-le-champ Julien récitait l'ode tout entière, d'un air modeste; ce qui frappa l'évêque fut que Julien ne sortait point du ton de la conversation; il disait ses vingt ou trente vers latins comme il eût parlé de ce qui se passait dans son séminaire. On parla longtemps de Virgile, de Cicéron. Enfin le prélat ne put s'empêcher de faire compliment au jeune séminariste.
-- Il est impossible d'avoir fait de meilleures études.
-- Monseigneur, dit Julien, votre séminaire peut vous offrir cent quatre-vingt-dix-sept sujets bien moins indignes de votre haute approbation.
-- Comment cela? dit le prélat étonné de ce chiffre.
-- Je puis appuyer d'une preuve officielle ce que j'ai l'honneur de dire devant Monseigneur.
A l'examen annuel du séminaire, répondant précisément sur les matières qui me valent, dans ce moment, l'approbation de Monseigneur, j'ai obtenu le n° 198.
-- Ah! c'est le benjamin de l'abbé Pirard, s'écria l'évêque en riant et regardant M. de Frilair; nous aurions dû nous y attendre; mais c'est de bonne guerre. N'est-ce pas, mon ami, ajouta-t-il en s'adressant à Julien, qu'on vous a fait réveiller pour vous envoyer ici?
-- Oui, Monseigneur. Je ne suis sorti seul du séminaire qu'une seule fois en ma vie, pour aller aider M. l'abbé Chas-Bernard à orner la cathédrale, le jour de la Fête-Dieu.
-- Optime , dit l'évêque; quoi, c'est vous qui avez fait preuve de tant de courage, en plaçant les bouquets de plumes sur le baldaquin? Ils me font frémir chaque année; je crains toujours qu'ils ne me coûtent la vie d'un homme. Mon ami, vous irez loin; mais je ne veux pas arrêter votre carrière, qui sera brillante, en vous faisant mourir de faim.
Et sur l'ordre de l'évêque, on apporta des biscuits et du vin de Malaga, auxquels Julien fit honneur, et encore plus l'abbé de Frilair, qui savait que son évêque aimait à voir manger gaiement et de bon appétit.
Le prélat, de plus en plus content de la fin de sa soirée, parla un instant d'histoire ecclésiastique. Il vit que Julien ne comprenait pas. Le prélat passa à l'état moral de l'Empire romain, sous les empereurs du siècle de Constantin. La fin du paganisme était accompagnée de cet état d'inquiétude et de doute qui, au XIXe siècle, désole les esprits tristes et ennuyés. Monseigneur remarqua que Julien ignorait presque jusqu'au nom de Tacite.
Julien répondit avec candeur, à l'étonnement du prélat, que cet auteur ne se trouvait pas dans la bibliothèque du séminaire.
-- J'en suis vraiment bien aise, dit l'évêque gaiement. Vous me tirez d'embarras: depuis dix minutes, je cherche le moyen de vous remercier de la soirée aimable que vous m'avez procurée, et certes d'une manière bien imprévue. Je ne m'attendais pas à trouver un docteur dans un élève de mon séminaire. Quoique le don ne soit pas trop canonique, je veux vous donner un Tacite.
Le prélat se fit apporter huit volumes supérieurement reliés, et voulut écrire lui-même, sur le titre du premier, un compliment latin pour Julien Sorel. L'évêque se piquait de belle latinité; il finit par lui dire, d'un ton sérieux, qui tranchait tout à fait avec celui du reste de la conversation:
-- Jeune homme, si vous êtes sage , vous aurez un jour la meilleure cure de mon diocèse, et pas à cent lieues de mon palais épiscopal; mais il faut être sage .
Julien, chargé de ses volumes, sortit de l'évêché, fort étonné, comme minuit sonnait.
Monseigneur ne lui avait pas dit un mot de l'abbé Pirard. Julien était surtout étonné de l'extrême politesse de l'évêque. Il n'avait pas l'idée d'une telle urbanité de formes, réunie à un air de dignité aussi naturel. Julien fut surtout frappé du contraste en revoyant le sombre abbé Pirard qui l'attendait en s'impatientant.
-- Quid tibi dixerunt? (Que vous ont-ils dit?) lui cria-t-il d'une voix forte, du plus loin qu'il l'aperçut.
Julien s'embrouillant un peu à traduire en latin les discours de l'évêque:
-- Parlez français, et répétez les propres paroles de Monseigneur, sans y ajouter rien, ni rien retrancher, dit l'ex-directeur du séminaire, avec son ton dur et ses manières profondément inélégantes.
-- Quel étrange cadeau de la part d'un évêque à un jeune séminariste! disait-il en feuilletant le superbe Tacite , dont la tranche dorée avait l'air de lui faire horreur.
Deux heures sonnaient, lorsque après un compte rendu fort détaillé, il permit à son élève favori de regagner sa chambre.
-- Laissez-moi le premier volume de votre Tacite, où est le compliment de Monseigneur l'évêque, lui dit-il. Cette ligne latine sera votre paratonnerre dans cette maison, après mon départ.
Erit tibi, fili mi, successor meus tanquam leo quaerens quem devoret. (Car pour toi, mon fils, mon successeur sera comme un lion furieux, et qui cherche à dévorer.)
Le lendemain matin, Julien trouva quelque chose d'étrange dans la manière dont ses camarades lui parlaient. Il n'en fut que plus réservé. Voilà, pensa-t-il, l'effet de la démission de M. Pirard. Elle est connue de toute la maison, et je passe pour son favori. Il doit y avoir de l'insulte dans ces façons; mais il ne pouvait l'y voir. Il y avait, au contraire, absence de haine dans les yeux de tous ceux qu'il rencontrait le long des dortoirs: Que veut dire ceci? c'est un piège sans doute, jouons serré. Enfin le petit séminariste de Verrières lui dit en riant: Cornelii Taciti opera omnia (Oeuvres complètes de Tacite).
A ce mot, qui fut entendu, tous comme à l'envi firent compliment à Julien, non seulement sur le magnifique cadeau qu'il avait reçu de Monseigneur, mais aussi de la conversation de deux heures dont il avait été honoré. On savait jusqu'aux plus petits détails. De ce moment, il n'y eut plus d'envie; on lui fit la cour bassement: l'abbé Castanède, qui, la veille encore, était de la dernière insolence envers lui, vint le prendre par le bras et l'invita à déjeuner.
Par une fatalité du caractère de Julien, l'insolence de ces êtres grossiers lui avait fait beaucoup de peine; leur bassesse lui causa du dégoût et aucun plaisir.
Vers midi, l'abbé Pirard quitta ses élèves non sans leur adresser une allocution sévère. Voulez-vous les honneurs du monde, leur dit-il, tous les avantages sociaux, le plaisir de commander, celui de se moquer des lois et d'être insolent impunément envers tous? ou bien voulez-vous votre salut éternel? les moins avancés d'entre vous n'ont qu'à ouvrir les yeux pour distinguer les deux routes.
A peine fut-il sorti que les dévots du Sacré-Coeur de Jésus allèrent entonner un Te Deum dans la chapelle. Personne au séminaire ne prit au sérieux l'allocution de l'ex-directeur. Il a beaucoup d'humeur de sa destitution, disait-on de toutes parts; pas un seul séminariste n'eut la simplicité de croire à la démission volontaire d'une place qui donnait tant de relations avec de gros fournisseurs.
L'abbé Pirard alla s'établir dans la plus belle auberge de Besançon; et sous prétexte d'affaires qu'il n'avait pas, voulut y passer deux jours.
L'évêque l'avait invité à dîner; et, pour plaisanter son grand vicaire de Frilair, cherchait à le faire briller. On était au dessert, lorsque arriva de Paris l'étrange nouvelle que l'abbé Pirard était nommé à la magnifique cure de N..., à quatre lieues de la capitale. Le bon prélat l'en félicita sincèrement. Il vit dans toute cette affaire un bien joué qui le mit de bonne humeur et lui donna la plus haute opinion des talents de l'abbé. Il lui donna un certificat latin magnifique, et imposa silence à l'abbé de Frilair, qui se permettait des remontrances.
Le soir, Monseigneur porta son admiration chez la marquise de Rubempré. Ce fut une grande nouvelle pour la haute société de Besançon; on se perdait en conjectures sur cette faveur extraordinaire. On voyait déjà l'abbé Pirard, évêque. Les plus fins crurent M. de La Mole ministre, et se permirent ce jour-là de sourire des airs impérieux que M. l'abbé de Frilair portait dans le monde.
Le lendemain matin, on suivait presque l'abbé Pirard dans les rues, et les marchands venaient sur la porte de leurs boutiques, lorsqu'il alla solliciter les juges du marquis. Pour la première fois, il en fut reçu avec politesse. Le sévère janséniste, indigné de tout ce qu'il voyait, fit un long travail avec les avocats qu'il avait choisis pour le marquis de La Mole et partit pour Paris. Il eut la faiblesse de dire à deux ou trois amis de collège, qui l'accompagnaient jusqu'à la calèche dont ils admirèrent les armoiries, qu'après avoir administré le séminaire pendant quinze ans, il quittait Besançon avec cinq cent vingt francs d'économie. Ces amis l'embrassèrent en pleurant, et se dirent entre eux:
-- Le bon abbé eût pu s'épargner ce mensonge, il est aussi par trop ridicule.
Le vulgaire, aveuglé par l'amour de l'argent, n'était pas fait pour comprendre que c'était dans sa sincérité que l'abbé Pirard avait trouvé la force nécessaire pour lutter seul pendant six ans contre MarieAlacoque, le Sacré-Coeur de Jésus, les jésuites et son évêque.
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